Juste une fable n° 58

 



 

 


Trope n° 30

 

 


Amour

 Helio Milner

02/07/2016

Certains matins sur la lande, le soleil se lève plein de rosée, la jeune aurore aux doigts de fée baise la mer d’où la brise monte en effluves douces et acidulées. Et la falaise qui lentement rosit les garde on dirait comme en tremblant.

Le son de sa course légère grandit sur le chemin.

- Sais-tu, me dira-t-il en arrivant et en secouant ses boucles brillantes, sais-tu qu’un dieu s’appelle Amour ?

- Voyez-vous ça, répondrai-je en souriant et en posant mon livre. Voyez-vous ça !

- Je veux son histoire, je la veux sans tarder.

- Pas si simple, répondrai-je tranquillement. Il me faut un autre personnage, si toutefois c’est bien une fable que tu veux.

- Amour ne te suffit donc pas ?

- C’est plus dangereux que tu ne croies. Il est aveugle ; il a des flèches ; il les envoie.

- Aveugle ? Vas-y ! comment fait-il pour viser ?

- Justement, il ne vise pas. Il a les yeux bandés et il ne sait pas viser. Ses flèches touchent ses proies sans qu’on sache bien pourquoi.

- C’est complètement idiot ! s’écria l’enfant. Il suffit de lui ôter son bandeau ! Ou de lui enlever ses flèches !

- Il n’y a qu’un dieu Amour, lui répondis-je. Et c’est une vieille, très vieille histoire, crois-moi : tu auras bien du mal à y changer quoi que ce soit. Sans flèche, personne ne s’aimera. Sans bandeau, personne ne s’éblouirait. Si je lui retire son bandeau et ses flèches, tu n’auras pas de fable. Au lieu de quoi je te raconterai la déesse Discorde, ou sa cousine l’Envie, ou la Guerre encore.

- Je ne vois pas comment la concorde pourrait être au rendez-vous avec des flèches lancées par un enfant aveugle, me dira-t-il en trépignant d’impatience.

- Bien vu ! L’Amour n’est pas la concorde...

- Je ne comprends pas ! trépigne l’enfant dont les yeux lancent des éclairs de fureur. Sans amour, tu me promets la Discorde – mais tu dis que l’Amour n’est pas la concorde ?

Le vent vole sur les vagues et danse avec le ciel tourbillonnant. Je prête l’oreille. Il n’est pas calme, ça non. Mais en ce moment, il ne dit rien de méchant. Entre la mer et lui qui ne sont ni océan ni ouragan, j’entends comme ils se troublent au plus fort de leur double rumeur. Un consentement, penserai-je en moi-même. Un consentement que la falaise rosissante garde comme en tremblant.

Non qu’elle ait peur. L’air est devenu chaud, intense, intense. Les lignes blanches et grises qui la strient tremblent dans l’air chaud, l’air si chaud d’un matin de printemps.

- Je dis cela, oui.

Nous nous défions du regard. « Et ce n’est pas la dernière fois », penserai-je en moi-même en lui souriant.

Il me refuse le sourire. Ses yeux s’échappent. Ils vont chercher le vent par la fenêtre. Ils l’attrapent, l’amènent ici, sous les combles, dans la charpente de la maison, dans le conduit de la cheminée. Et les flammes ont un grand frisson.

- Mais si tu veux des personnages, en voici deux : la gazelle et le loup ! Voyons ce que tu vas pouvoir faire...

- Tu veux dire : ce qu’Amour va pouvoir faire ?

- Ce que tu vas faire avec Amour et avec eux deux, vas-y !

- Je ne t’avais pas demandé deux personnages, fis-je remarquer pensivement.

- Qu’est-ce que ça change ?

- Plus personne n’a les yeux bandés...

- Débrouille-toi ! me dira l’enfant en se calant dans la bergère.

Il me décoche un sourire fatal, le sourire de sa souveraineté d’enfant.

- Ce n’est pas à moi à tirer les flèches, mais à toi ! ajouta-t-il. Moi, d’habitude, je me contente plutôt de les détourner, je te ferai dire... Débrouille-toi, débrouille-toi, pour une fois, je sais qu’ils ne se mangeront pas ! J’aime la gazelle, rien n’est plus beau qu’elle lorsqu’elle bondit... Et j’aime le loup aussi, parce que sans lui, la vie serait d’un fade !

Alors, voilà, j’ai commencé en hésitant.

Une gazelle flânait au crépuscule. Elle s’était éloignée du troupeau : la nuit serait si belle ! Une sorte de joie l’avait saisie et propulsée au pied de la montagne, où elle folâtrait seule en faisant de grands bonds.

On lui avait bien parlé du loup. Mais elle n’avait pas eu peur.

On lui avait même dit, en raison de contes anciens, que jamais aucune gazelle n’avait survécu à sa rencontre avec un loup.

Mais elle n’avait pas eu peur. Ou plutôt, très vite et sans qu’elle sache pourquoi, elle s’était approchée de la lisière chevelue de la forêt, de la forêt qui ressemblait à une fourrure de loup, et elle n’avait pas eu peur.

Elle ignorait bien sûr qu’un loup, justement, un loup affamé et sanguinaire, la suivait depuis pas mal de temps.

Il attendait que le troupeau se fût totalement éloigné, que la nuit fût totalement tombée. Il trouvait la gazelle appétissante, et il avait faim.

Lorsqu’enfin il se dressa devant elle, la gazelle ne comprit pas immédiatement ce qui la menaçait. Et sais-tu pourquoi ?

- Non, me répondra-t-il. Et si comme je crois tu me fais le coup de l’amour entre ces deux-là, je te ferais dire que je n’en demandais pas tant, depuis toutes ces fables que tu me racontes dont je sauve les démunis...

- Justement, dis-je tout doucement (et tant d’étreintes dans mes yeux, tant de baisers, tant de laitières, tant de sommeils et de réveils il y aurait !).

Je m’étirais en regardant l’enfant.

- Ce n’est pas moi qui vais te le faire, dirai-je, parce qu’il est déjà fait. L’Amour, qui passait par là, a déjà tiré ses flèches : et tu étais de mèche avec lui je crois bien ! La première est pour la gazelle, c’est bien sûr pour ça qu’elle s’avance sans avoir peur, rêveuse, gracieuse, palpitante. La seconde est pour le loup, qui brusquement comprend qu’un hérisson écrasé, un lapin agonisant abandonné par un aigle, ou même quelques grenouilles de rien du tout, lui suffisent amplement. Brusquement il comprend la beauté de la gazelle et l’appétit ardent qui le dévore.

- Et la gazelle, demande l’enfant. Elle comprend ?

- Bien sûr qu’elle comprend aussi.

Le vent souffle, souffle au loin, il est ardent.

- Et après, après ?

Et le vent souffle encore, il est ardent, s’apaise.

- L’amour a métamorphosé le loup, murmurerai-je, l’amour, le loup.

Tout leur problème, ajouterai-je encore, ce sont les autres. Les autres qui risquent de ne rien y comprendre du tout.

L’enfant s’est levé dans un éclat de rire.

- Ils ne feront rien ! déclare-t-il en bondissant. Nous allons nous dépêcher de tourner la page : la fable est finie, on ne peut plus rien y changer ! Il y a la lande pour leurs amours. La lande vaste et fière...

 

 
 

 



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