Religieux/Littéraire  n° 2

 

 

 

Préambule

 

Qu'est-ce qui rend, à mes yeux, l'entretien de Patrick Goujon avec Mathilde Faugère et Tiphaine Pocquet si exceptionnel ? Il y a, bien sûr, cet enchevêtrement au sein d'une unique parole d'un effort modeste de portait personnel et d'une méditation, enthousiaste et risquée, sur la pratique historiographique. Mais, plus encore, ce qui me frappe est  la rencontre de trois plans discursifs qui, dans leur juxtaposition, composent une figure mouvementée, en relief et profondément humaine de la pratique historienne. C'est une figure dont la valeur théorique (voire, par certains côtés, militante) est manifeste, notamment parce qu'à travers elle, se dégage l'espace d'un dialogue exigeant entre la littérature et l'Histoire.

Le premier plan est celui de la biographie. Cet entretien est en effet d’abord le récit d’un parcours individuel. En dépit de la singularité du trajet personnel évoqué (l’engagement jésuite notamment), nulle tentation épico-biographique qui ferait du « je » le héros d’un cheminement intellectuel : la parole de Patrick Goujon abandonne le premier plan aux rencontres humaines (le Groupe de Recherches Interdisciplinaires sur l'Histoire du Littéraire, Christian Biet, Carlo Ossola) ou textuelles (Michel de Certeau, Louis Marin) qui deviennent ainsi comme les personnages principaux d’un récit de formation généreux et collectif au sein duquel l’autre et le hasard occupent une place privilégiée.

Le second plan est celui de la réflexion historiographique. Il s’agit alors d’un engagement méthodologique en faveur de la contextualisation. Spécialiste de la spiritualité à l’époque moderne, Patrick Goujon le déclare d’entrée : « il n’y a rien à perdre à prendre en compte la distance, voire la rupture, que l’on éprouve avec les textes religieux ». De là une série de procédures attentives aux effets de discordance qui, précisément parce qu’elles donnent toute leur place aux conditions d’écriture de l’Histoire (la situation actuelle du sujet écrivant, le lieu d’où l’on parle), permettent un rejet d’autant plus ferme de toute forme de « déni de la différence des temps ».

Le troisième plan se situe dans les interstices de la réflexion méthodologique disciplinaire et peut-être y immisce-t-il sourdement une manière de contradiction. En effet, si les efforts d’historisation permettent, à travers une attention portée aux dispositifs énonciatifs des textes religieux, de mettre au jour les spécificités de l’expérience spirituelle des siècles passées, l’objet non-discursif qui en émerge est tendanciellement transhistorique. C’est, nous dit Patrick Goujon, un « événement insaisissable, imprescriptible » qui a à voir avec « le cœur de l’expérience humaine » ; c’est le « cri de l’humanité » ou pour le moins, une « articulation » textuelle de ce cri, un « partage » au sein duquel, me semble-t-il, s’efface la figure de l’historien professionnel au profit de celle de tout lecteur.

C’est à cet endroit plus particulièrement que la littérature – et sa dimension transitionnelle – devient un élément crucial de la réflexion de Patrick Goujon, non pas pour atténuer les distinctions génériques et disciplinaires, mais pour préciser les contours de cet objet imprescriptible et de son partage, un partage par lequel, ultime nœud associant les trois plans de cet entretien, font retour les « enchantements » de l’enfance.

B. T.

 

Patrick Goujon est jésuite et professeur en théologie. Agrégé de lettres modernes, il a fait son doctorat en histoire sur le père Surin (Prendre part à l’intransmissible. La communication spirituelle dans la correspondance de J.-J. Surin , Jérôme Millon, 2008). Il enseigne la théologie spirituelle et dogmatique au centre Sèvres et dirige le premier cycle.

 

 

 

Entretien avec Transitions

 

 

 

Patrick Goujon

01/07/2017

 

 

Notre entretien avec Patrick Goujon avait été préparé à l’aide de questions envoyées préalablement. L’entretien s’est donc fondé sur ces questions sans pour autant en suivre nécessairement l’ordre ou les reprendre toutes une par une.

La rupture et la distance historique

Mathilde Faugère : Lors du séminaire organisé en mai 2016, nous avons eu quelques échanges autour du texte de Blumenberg sur la sécularisation et de celui de Certeau sur l’écriture de l’histoire. A cette occasion, vous aviez décrit une alternative entre une pensée de la permanence du religieux, sur des bases potentiellement anthropologiques, et une compréhension de l’histoire et des textes fondée sur l’idée que le religieux a disparu, ou qu’il n’y a pas un religieux. Vous disiez vouloir prendre alors comme point de départ de l’analyse des textes littéraires et religieux le risque de ne pas les comprendre du fait de la distance historique -- voire de ce que vous appeliez alors une « rupture historique ». Qu'entendez-vous par ce terme de « rupture »? Est-ce la conséquence d'une évolution chronologique, sociétale ou épistémologique ? Et qu’est-ce que cela implique alors pour « le religieux » et pour l’utilisation du terme comme adjectif substantivé, c’est-à-dire comme caractéristique commune de différentes pratiques ?

Patrick Goujon : Je ne me souviens pas vraiment de l’échange que nous avions eu sur Blumenberg et Certeau [1] lors de notre séance de discussion mais ce qui est sûr, c’est que quand vous posez la question du rapport à la distance historique dans la compréhension du religieux, en fait c’est vraiment un point de départ de tout mon travail, biographiquement. Je lis les Évangiles, quand je suis au collège, avec la double expérience à la fois de reconnaître – j’étais déjà chrétien, catholique pratiquant – un certain nombre d’éléments fondamentaux de ma foi d’adolescent et en même temps d’éprouver une distance avec le monde des Écritures qui me fait me dire que j’aurais besoin de faire pour les Évangiles le même travail que me fait faire ma professeure de collège avec les pièces de Corneille en classe de 4ème. Je découvre en 4ème que l’on peut lire Corneille avec beaucoup plus de fruits quand on est capable de le contextualiser dans un univers mental, culturel et dans la connaissance d’une langue. Et en même temps comme je lisais les Écritures dans le sentiment de leur proximité et de leur éloignement, je me dis « c’est le même travail qu’il faut faire ». C’est constitutif de mon rapport aux textes, se dire qu’il n’y a rien à perdre à prendre en compte la distance, voire la rupture, que l’on éprouve avec les textes religieux. J’allais dire que ça va de soi dans un certain rapport au texte littéraire. Le collège, c’est les années 80, c’est le moment où entrent dans les collèges les nouvelles manières de lire, à l’époque on ne parlait pas encore de narrativité mais il y avait ce travail d’une historicisation de la littérature qui commençait fortement. Ça a été une espèce de prise de conscience : savoir que c’était fructueux pour la littérature, y compris pour le goût de la littérature, pas seulement dans son étude scientifique, savoir que ça rendait les textes plus savoureux, mais que du point de vue religieux, et j’introduis tout de suite cette distinction, ça les rendait plus vitaux, ça faisait aller plus vite à la question à laquelle ces textes semblent répondre en tout cas à l’intérieur du christianisme.

C’est là le point de départ. La lecture de Michel de Certeau notamment un texte dans La Faiblesse de croire [2] sur Thérèse d’Avila qui pose vraiment comme nécessaire ce travail d’herméneutique des textes en ne postulant ni une continuité entre le monde religieux et culturel de Thérèse d’Avila et un lecteur contemporain ni une expérience commune. ça a été la confirmation de quelque chose qui était déjà plus qu’une intuition. Je découvre Certeau en prépa, à ce moment-là j’ai déjà une pratique du commentaire de texte littéraire, je me dis qu’il y a à penser le texte religieux sur cette même base herméneutique. Là-dedans je ne suis pas un pionnier, la critique biblique, l’exégèse, s’est engouffrée dans ce travail là depuis les années 1930, même avant, le XVIIe pour revenir à ses sources. Et j’ai eu la chance d’être formé à la lecture critique de la Bible, dans le parcours ecclésial, c’était compatible. Je n’avais pas le sentiment d’être moi-même en rupture avec quoi que ce soit, même si après je me suis rendu compte que c’était une attitude qui n’allait pas de soi pour beaucoup de croyants. C’était une attitude complètement ancrée en moi, et c’était l’attitude, qui consistait au contraire à ne pas considérer qu’il y avait une rupture qui m’apparaissait particulièrement bizarre, et plus précisément dans un déni de la différence des temps, de l’histoire, de l’historicité même de la foi.

C’est évidemment une vraie question, énorme, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas la possibilité de penser une appartenance commune à ce qui serait le christianisme mais que cette appartenance commune inclut la différence des manières de croire, et que c’est cela même qui fait tradition. Il y a un très beau texte de Yves Congar La Tradition et les traditions [3] à l’intérieur de la théologie : comment la tradition est un pluriel articulé dans l’histoire – sans nécessairement que cela conduise à un relativisme – et comment il est constitutif du fait même de croire dans le Christ qu’il y ait une histoire, c’est vraiment les données de la révélation en théologie. Mais ça a fait débat, à l’intérieur du christianisme : c’est la grande crise du modernisme. Donc en fait je ne m’étais pas aperçu que du fait de mes études littéraires avec leur versant histoire, historicisation, histoire des mentalités – je rentre dans les sciences humaines dans les années 1980 – ce versant-là qui m’apparaissait tellement judicieux et pertinent pour la théologie et pour la foi, je ne m’étais pas aperçu combien il avait été polémique à l’intérieur de la théologie. Du coup cette rupture, c’est une rupture épistémologique, mais Certeau va plus loin, dans un certain nombre de textes qu’il commente. Il y a expérience de foi du fait qu’il y a rupture : c’est-à-dire c’est à la fois la découverte de l’altérité radicale de Dieu et la découverte de la rupture fondamentale qui traverse toute l’existence qui est à lier à notre historicité et donc à notre condition mortelle. Le fait que la mort soit incluse dans notre itinéraire humain est cela même que la foi chrétienne vient travailler, visiter, prendre en compte.

Pour revenir à ce point de départ, biographiquement pour moi : c’est par la mesure de la distance (et non par la rupture) que j’ai pu vraiment être sensible et découvrir toute une série d’auteurs qui m’ont permis de donner de l’épaisseur, de la consistance à ces distances et la possibilité de les parcourir. C’est par cette porte-là que j’entre dans l’anthropologie historique en découvrant que des historiens se sont intéressés, pour d’autres mondes que le monde biblique, à la même question que celle je me posais : par exemple quand je lisais les Écritures, je me demandais comment les hommes du temps de Jésus se représentaient la vie la mort, l’existence quotidienne. J’avais été très frappé de me rendre compte que dans les Écritures il était question de vêtements, de repas, donc des conditions élémentaires de l’existence. Pour bien comprendre pourquoi une femme va toucher le manteau de Jésus et s’estimer guérie, c’est intéressant de comprendre ce que c’est que le manteau dans le monde de Jésus. Or, au moment où je me pose ces questions-là, je découvre que des gens comme Duby, Vernant, Le Goff, Vidal-Naquet se sont posés les mêmes questions dans d’autres univers culturels, du coup je me mets à les lire. Donc je rentre aussi dans tout ce qui va constituer mon rapport au texte par cette porte-là, c’est-à-dire que je lis L’Homme médiéval [4], je commence par la biographie de Duby, Guillaume le Maréchal [5]. Mais tout ca très tôt, ça me rend familier avec un type d’interrogation et du coup quand je lis des textes littéraires je vois bien qu’ils charrient avec eux tout un monde et que c’est lié à du désir. C’est non seulement que ces textes m’apprennent des choses mais surtout qu’ils me font entrer dans des mondes, des mondes de sensibilité, d’intelligence de l’existence qui ne sont pas les miens et cela m’a fasciné. Et, comment on y entre : des collègues, des amis entrent par l’imagination, moi j’y rentre par la langue. Ce n’est pas déconnecté mais ce à quoi je suis en premier sensible c’est qu’il y a un chant de la langue qui fait entrer dans un monde. Les vers de La Fontaine par exemple, en très peu de vers on rentre dans un monde, « (Car que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?) » [6]. Et donc je vais aussi être rendu sensible à la langue, j’ai un goût pour la grammaire depuis l’école primaire, là aussi qui est fait de distance et d’appropriation c’est-à-dire que la langue, qui est à la fois ma langue – je suis francophone de naissance mais dans ma famille on ne parle pas un français soigné – il a fallu l’apprendre. Je pense que j’ai toujours travaillé dans ce rapport de distance et reconnaissance. On entre par la langue dans un monde et c’est sûr que pour ça la littérature du XVIIe siècle, elle est quand même assez fabuleuse.

 

Une sécularisation problématique

Ce qui fait qu’aujourd’hui sur les textes, sur la sécularisation, je me méfie comme de la peste de l’idée qu’on viendrait d’un monde enchanté, d’un monde croyant, parce qu’on dit ça. Le XVIIe, oui, c’est le monde catholique de la Contre-Réforme mais combien de pratiques religieuses seraient aujourd’hui analysées, y compris par des chrétiens, comme relevant de la superstition, de l’hérésie ?! Donc il y a tellement de décalage que je suis très prudent sur ces affaires-là. S’il y a un désenchantement, c’est peut-être le désenchantement de nos illusions, de nos illusions qu’avant, on était dans un monde catholique. Je sais bien qu’il y a ces grands récits, mais je me demande toujours en quoi ce n’est pas une construction des clercs plutôt que la réalité. Alors du coup c’est sûr que l’étude du fait religieux, à l’EHESS, tel qu’un Cavaillé par exemple l’aborde, moi ça me passionne, parce que ce n’est pas d’abord du religieux. Sophie Houdard également, sur le monde de la sorcellerie, ses premiers travaux, ou son livre L’invasion mystique. Je ne pense pas qu’il y ait d’époque bénie de la foi.

Tiphaine Pocquet : Pour vous dans sécularisation, il y a nécessairement cette idée d’un enchantement ?

P. G. : Souvent, on entend dans l’usage du terme de sécularisation la sortie d’un âge religieux. C’est sans doute vrai si on est précis sur les termes : sortie d’un âge religieux. L’ennui c’est que c’est souvent récupéré, y compris par les tenants de l’analyse de la sécularisation, en termes de perte, comme une analyse de la perte de la foi, et alors je suis beaucoup plus réservé. Par exemple, sur des grandes périodes comme la fin du XVIIIe les historiens aujourd’hui découvrent qu’il y a des pratiques religieuses beaucoup plus intenses, des dévotions importantes. Concomitamment il y a l’âge des Lumières et l’âge de la dévotion. Peut-être que le XVIIe au tournant des années 1630 était plus irréligieux que le XVIIIe…

De fait la question de la sécularisation porte aussi sur d’autres sujets mais je me méfie toujours de ce qui reconstituerait un socle de croyances qui n’aurait été fissuré par rien. Or je pense que radicalement la foi est toujours traversée par la non foi même dans l’entourage le plus immédiat de Jésus Christ, il y a cette confrontation.

T. P. : De même on pourrait dire que la non foi est traversée de foi si on la définit comme dans votre article « Textes spirituels et existence chrétienne : la place évangélique du lecteur [7] », par « confiance en… » ? (Mathilde, je ne sais pas si tu serais d’accord)

P. G. : Absolument.

 

Saisissement de la littérature : enchantement et connaissance

Mathilde Faugère : Donc, si je comprends bien la dialectique entre distance et reconnaissance, il y a à la fois la distance comme postulat, comme attitude de lecteur aussi bien des textes sacrés que de la littérature et la reconnaissance. La part de reconnaissance, pour l’Évangile, c’est votre foi je suppose, et donc, dans la littérature, où est cette part de reconnaissance ? Est-ce qu’elle se situe dans la langue justement ? Quelle serait la correspondance de la foi, du côté littéraire ?

P. G. : Pour la littérature, il y a deux choses qui jouent fortement. La première, c’est un enchantement qui passe par la langue. Je citais La Fontaine : enfant – c’est une des raisons pour lesquelles le livre d’Hélène Merlin-Kajman a fait tilt – je l’ai lu ou je l’ai entendu lire, par mes parents ou des enregistrements des fables, j’ai été confronté à des phrases quasiment incompréhensibles du point de vue de leur énoncé. « Un lièvre en son gîte songeait, / (Car que faire en un gîte à moins que l’on ne songe ?) » j’aurais entendu dire « abracadabra » ça n’aurait pas été mieux. Je voyais bien que c’était des mots de la langue, en plus, et ça produit un tel halo sonore, par lequel on est immédiatement conduit dans un monde dans lequel on comprend qu’il s’agit de songer. Et c’est cette expérience vocale, avant même d’être lecture, qui crée un monde, qui crée le monde dont elle parle, qui pour moi est le saisissement de la littérature.

C’est le monde sonore qui crée le monde dont il est question, pour moi. Du coup la reconnaissance elle est là, il y a des textes qui fonctionnent sur moi comme ça et d’autres pas. Il y a toute une série d’auteurs dont je suis très capable d’analyser les textes et de reconnaître que ce sont des grands auteurs mais qui ne me font rien, mais en même temps c’est très bien…

Je pense que ce monde sonore a une fonction d’enchantement. Et la deuxième chose qui est tout aussi forte et qui est venue assez vite aussi, du côté de la reconnaissance, c’est bizarre, mais c’est la littérature comme diversité des mondes possibles, de découvrir des mondes qui ne sont pas les miens et d’être heureux de la découverte. Pas forcément de désirer, (« c’est le monde qu’il faut faire »), mais vraiment sur le mode de la découverte, de l’exploration. Et d’avoir envie de suivre un auteur qui me fait découvrir des mondes qui ne sont pas les miens, et pour moi l’auteur qui a joué ce rôle, un de ceux qui a joué ce rôle-là, c’était Camus. Mais on voit bien la résonnance avec l’interrogation théologique qui était la mienne déjà à ce moment-là, c’est de voir un homme chez qui il y a une empathie pour la misère humaine, pour la question du tragique de l’existence et dont la réponse face à cette interrogation n’est pas la foi. Avec Camus, je pouvais partager le constat mais il prenait une option dans l’existence, à partir de ce que les textes montrent, qui n’était pas la mienne, ça m’a bouleversé. En me disant donc « le choix que tu fais de Dieu, - qui est un choix que je réinterrogeais pour moi à ce moment-là - ne va pas de soi, écoute ceux qui ne le font pas ». Et y compris en suspendant mon jugement sur la foi et puis un jour de dire « Mais non, moi je crois ».

 

Formation littéraire et questionnement philosophique : le sujet

Et ça a continué, ça a été très important pour la suite, et j’ai continué à désirer apprendre de ceux qui ne partageaient pas ma foi. Ça, ça été c’est un choix fondateur, en prépa et études de lettres, de me laisser interroger et former par des gens dont le souci n’était pas de savoir ce qu’était la vérité des Ecritures, loin de là. De vouloir apprendre de gens qui n’interrogeaient pas le monde comme moi et de découvrir que moi ça me permettait toujours d’aller plus loin dans ma foi, quitte à dire « ok je ne pense pas comme lui et il ne me demande pas de penser comme lui, et s’il venait à me le demander il ferait fausse route ». Ça a été à l’ENS, avec Christian Biet, d’entrer dans l’histoire culturelle telle qu’elle se faisait dans les années 90, autour de la justice, du droit et de la société, qui est une question qui est essentielle pour comprendre le phénomène religieux. En fait, et c’est là où je retrouve Louis Marin, pour faire le lien, il y a une attitude intellectuelle qui est la mienne au fond, qui est – le titre de Louis Marin Le récit est un piège, je le trouve absolument fabuleux : une histoire peut raconter quelque chose alors même que le récit fonctionne complètement autrement et nous emmène ailleurs. Il y a une discordance entre l’énoncé et l’énonciation. Et donc l’analyse littéraire, la culture historique, tout ça, c’est passer derrière la scène, passer derrière le décor. Très vite je me suis formulé mon principe méthodologique avec une question toute simple : « Qu’est-ce qu’on fait quand on dit cela ? Qu’est-ce qu’on fait quand on écrit cela », c’est cela qui m’animait, du coup c’est ce qui fait que toutes les opérations de critique, de déconstructivisme critique m’intéressent énormément.

T. P. : Et qui lit cela aussi ? avec qui ?

P. G. : Tout à fait. Qui lit ? et en vue de quoi ? Après sur ma formation littéraire, ma qualification en histoire et l’articulation des deux heureusement que les classes prépa existent, ça m’a permis de repousser la question de la spécialisation, et je suis reconnaissant de cela, du système français universitaire. Je pense que ce qui l’a emporté, c’est ce que je vous disais tout à l’heure de l’enchantement de la langue, parce que mon interrogation est quand même assez philosophique. La question sur laquelle je travaille aujourd’hui pour savoir comment je me définis : historien du fait religieux ? littéraire ? Je n’en sais rien. Ce qui est sûr c’est qu’il y a une question qui ne cesse pas de m’agiter c’est « qu’en est-il du sujet humain, du sujet ? » Longtemps je disais « je travaille sur l’émergence du sujet » jusqu’au jour où je me suis dit « mais non, je ne travaille pas là-dessus, car du sujet il y en a ». Ce n’est pas toujours le même sujet, mais il y a du sujet, et il y a des modalités dans l’histoire qui contribuent à son émergence et à le renforcer et d’autres, parfois dans la même configuration, d’autres qui au contraire contribuent à l’assujettir. C’est ça qui m’intéresse : comment nous nous débattons nous des êtres humains avec ce qui fait de nous des hommes, des femmes dotés d’une certaine liberté ? Je ne me suis pas dit que j’allais faire des études de lettres pour ça mais, en choisissant la littérature, je vois bien que c’est sur ces questions-là que je suis retombé alors même que les textes littéraires ce n’est pas vraiment leur problème, même si ça l’est peut-être au XVIIe.

T. P. : C’est la question que vous posez aux textes littéraires ?

P. G. : C’est la question qui moi m’habite. Et au fond, je m’aperçois que de siècles en siècles, dans les textes littéraires, je trouve des éléments de réponse.

 

Textes spirituels : le choix de Surin

P. G. : Alors, après, il y a le tournant, le fait que je m’occupe de textes religieux, il y a des éléments biographiques et institutionnels qui jouent. Pour que vous compreniez, je suis rentré dans la Compagnie au moment où j’étais en train de faire mon doctorat avec Alain Viala sur casuistique et littérature au XVIIe siècle. Au bout d’un an, je me dis : si je m’embarque dans cette thèse, mon projet de vie religieuse va devenir inatteignable, 4 ans de thèse, 5 ans, c’était repousser trop loin. Du coup je décide de ne pas faire de thèse, et de renoncer à la recherche et à l’enseignement. Donc à ce moment-là, je me sens libre intérieurement de rentrer dans la Compagnie, personne ne m’avait demandé quoi que ce soit. J’entre dans la compagnie et au bout de deux ans d’étude de théologie ici, j’avais déjà étudié la théologie avant, le provincial de cet époque-là me dit : « Écoute, je souhaite que tu reprennes tes études de lettres, que tu fasses un doctorat en littérature et tu chercheras un poste à l’université. »

T. P. : C’est une mission qu’on vous a donnée ?

P. G. : Je suis tombé par terre, il m’aurait dit « tu quittes la Compagnie »… Il me demandait de faire ce à quoi j’avais renoncé pour rentrer. ça m’a pris quelques semaines pour comprendre de quoi il s’agissait. Je me souviens très bien, cela faisait quatre ans, je n’étais plus là dedans et je me suis demandé ce que je pourrais bien faire comme thèse. Je suis allé voir Christian Biet dont j’étais resté proche, et je lui dis que ce qui m’intéressait c’était la question de la représentation de la gloire de Dieu dans le théâtre classique. Christian Biet me dit « pourquoi pas mais réfléchis ». Et puis un jour il me téléphone et il me dit « Écoute, il y a Carlo Ossola au collège de France qui vient d’arriver. Il fait un séminaire sur la mystique au XVIIe, vas-y, ça va t’intéresser ». Alors je lui dis « Moi, la mystique… ça ne m’intéresse pas » et finalement j’y suis allé. Je suis arrivé, c’était Sophie Houdard qui faisait un exposé ce jour-là. Je savais qui elle était, qu’elle bossait sur Surin, de mon côté je lisais Surin à ce moment-là pour moi. Et puis les séances passent, j’entends Ossola tenir des propos qui rejoignaient vraiment les questions que je me posais.

Parce qu’au fond, j’étais frappé de voir comment Surin, à travers ce qu’il raconte de son expérience dans sa correspondance, dans des écrits de type « autobiographique » – avec plein de guillemets, car la correspondance, c’est un genre un peu hybride –, comment Surin fournissait dans sa correspondance les catégories pour comprendre son rapport à la littérature spirituelle, au fait d’écrire et de vouloir publier, les deux à la fois. Et que ça mettait quand même à mal l’interprétation de la mystique uniquement comme élévation vers le silence, raptus, impossibilité d’écrire, que Surin ne nie pas, mais qui est dialectisée : ce moment de négation n’est qu’un moment d’un processus dans lequel il y a compréhension d’une nécessité à écrire, et d’écrire dans une certaine langue, un style – et c’est une catégorie que Surin emploie, la notion de style, pour désigner la concordance entre un style de vie et une manière d’écrire. Et moi je me suis dit que ça permettrait de lire Surin autrement, à la fois une figure de l’errance institutionnelle à l’intérieur du catholicisme moderne et autre chose. De fait il a quand même eu une existence singulière. Et en même temps je pouvais montrer à des gens qui ne sont pas chrétiens et qui ne cherchent pas à l’être – c’est peut-être une prétention de ma part – qu’il y avait dans les catégories théologiques que Surin employait une pensée du littéraire qui était tout à fait compatible avec ce que les travaux du Grihl par exemple étaient en train de faire à la même époque sur la publication, l’écriture, etc.

M. F. : C’est-à-dire qu’il y avait à l’intérieur de ces catégories théologiques une pensée de ce que c’est que l’écriture ? la publication ?

P. G. : Exactement, du coup, ça m’intéressait beaucoup. La théologie n’est pas simplement une science au service de l’expérience de foi, mais elle est le discours par lequel des hommes et des femmes comprennent leur expérience dans toutes leurs dimensions, y compris la dimension littéraire au sens le plus historique du terme, c’est-à-dire, par exemple, la constitution historique de la catégorie d’auteur, du statut d’auteur dans un ordre religieux de façon concomitante à ce qui se passe dans les mêmes années sur le statut d’auteur dans la société. Comment arriver à un livre imprimé ? Qu’est-ce que c’est que le désir d’être imprimé dans un monde où circulent les manuscrits de façon incroyable ? Pourquoi l’imprimé ? Toutes ces questions-là qui m’intéressaient du fait de ma culture d’historien de la littérature, via Viala, et que j’avais expérimentées sur La Fontaine, je voyais bien que Surin avec la catégorie de la communication, avec la grâce, les pensait de manière extrêmement précise et que ça valait le coup de le lire avec cet angle-là et en montrant comment une théologie de la grâce était le lieu par lequel un homme pensait son expérience. Et du coup, il n’y avait absolument aucune visée apologétique dans mon travail, et en même temps aucun désir d’occulter le fait que cet homme parle de Dieu et que quand il dit « Dieu » il faut en faire quelque chose aujourd’hui dans notre analyse. Alors, c’est là que Pierre-Antoine Fabre m’a été d’un très grand secours car dans ses recherches il fait une analyse philosophique de cela. Que fait-il ? Il analyse les discours spirituels en essayant d’honorer la place que Dieu prend dans ces discours sans adopter un point de vue confessant : c’est son article dans les RSR, sur « Sciences sociales et histoire de la spiritualité moderne » [8].

Vraiment, c’est ce qui m’intéressait comme défi intellectuel : voir comment on peut ne pas évacuer le mot Dieu et la fonction du mot Dieu dans les textes, pour les analyser sans perspective apologétique mais en montrant que l’élaboration théologique n’est pas un secteur de l’existence mais un englobant. Ce qui permet du coup de rendre compte de ce qui dans la singularité de Surin est maximal, c’est-à-dire le fait qu’il se considère lui-même comme un ressuscité, et que, ayant traversé la folie – jusqu’au voisinage des portes de la mort comme il dirait –, son désir d’écrire et d’être publié est lié à cette expérience fondamentale, qui traverse toute l’existence humaine, du retournement de la mort vers la vie. Là, pour moi ce n’est pas un souci apologétique, c’est vraiment le souci théologique qui m’habite : ce que dit cet homme-là ne relève pas d’un discours marginal, ou je ne sais quoi, mais ça touche au cœur de l’expérience humaine c’est-à-dire à comment on est traversé par la mort et la vie. Et c’est thématisé chez Surin autour de la question de l’oubli, de ce qu’aujourd’hui les psys appellent la résilience.

Le défi que je m’étais lancé, c’est « je fais cette thèse à l’EHESS, ce n’est pas une thèse de théologie mais j’ai vraiment envie de trouver le moyen de faire lire ça à mes lecteurs, pour simplement entendre à un moment donné ce qu’un homme est capable de dire de ce rapport à la mort ». C’est sans doute exceptionnel chez Surin, un jour, un homme découvre que sa vie, même si elle va vers la mort, c’est une vie vers la vie. C’est sûr que là il y a une option idéologique, existentielle, il y a en a bien d’autres qui se défendent. Mais je me dis que si je le fais, il faut que du point de vue méthodologique mon travail soit extrêmement rigoureux et sans court-circuit de la démonstration. Donc analyser comment il y a une constellation de notions autour de la communication, comment se pose la question du récit autobiographique dans la correspondance et quel est le rapport qu’instaure un texte à son lecteur.

Sachant que derrière tout ça, il y a le grand débat sur l’exégèse des textes spirituels dans le monde universitaire français, sur le statut de l’expérience religieuse. C’est là où j’avais comme point de départ, en partie avec Sophie Houdard, un texte de Jacques Le Brun, « Expérience religieuse et expérience littéraire » [9], qui montrait que – peut-être pas Jacques Le Brun mais en tout cas beaucoup de gens qui se revendiquaient de cet article – puisqu’on ne peut pas accéder à l’expérience de l’auteur, et qu’un texte c’est d’abord une expérience d’écriture, donc – c’est ce donc qui ne passe pas – donc il n’y a pas d’expérience religieuse autre que l’expérience de l’écriture d’un texte religieux. Encouragé par mon directeur, j’ai écrit une soixantaine de pages pour argumenter sur la façon dont on peut penser, sans faire appel à un arrière monde avec des esprits qui circulent, qu’il y a effectivement - c’est là « prendre part à l’intransmissible » - une expérience qui est racontée, et dont on peut à bon droit ou pas postuler qu’elle a existée mais que surtout ce que le texte cherche à produire c’est non pas de faire faire à l’autre une expérience mais de lui permettre de découvrir quelle expérience il a déjà faite de Dieu ou de ce je ne sais quoi sur quoi une vie se fonde.

 

Communication spirituelle, communication littéraire

C’est cela qui pour moi est un élément de définition du texte spirituel. D’autres régimes spirituels diraient autre chose. Il y a une spécificité de la communication spirituelle dans la mesure où dans la lecture, dans la relation qui s’instaure entre l’auteur et son lecteur, dans le rapport texte/lecteur, le texte spirituel cherche les moyens de faire place à un tiers, un tiers insaisissable. Il se passe quelque chose quand je lis qui n’est pas de l’ordre de ce que le texte peut programmer comme effet ni de l’ordre de ce que le lecteur cherche à lire dans le texte mais qu’on va appeler un événement de lecture. Et cet événement produit un effet de sens tel chez son lecteur qu’il est mis face à un insaisissable, c’était imprévisible, imprescriptible, intransmissible. Parce que si le texte spirituel sature le lecteur, pour moi on est dans la représentation religieuse mais on n’est pas dans le texte spirituel.

T. P. : Ça créerait alors une sorte de creux ?

P. G. : Il y a un creux, oui c’est ça, je prendrais presque quelque chose d’un peu plus radical, comme si le texte s’interdisait d’aller au-delà d’un certain seuil aussi. Par exemple, Saint Bernard écrit un commentaire du Cantique des Cantiques, qui commence ainsi : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche » et puis, à un moment, Saint Bernard commente : « Mais que dit le bien aimé à sa bien aimée ? » [10], ça s’arrête là. Il y a d’autres commentateurs de ce texte-là, au XVIIe, qui disent « Mais que dit… » et qui en mettent une tartine. Pour moi le texte Saint Bernard est spirituel, et le texte du XVIIe est représentatif. Mais il aide, ce n’est pas un jugement de valeur, c’est un type de rapport au texte qui n’est pas le même c’est-à-dire qu’au fond il me semble qu’il y a texte spirituel lorsqu’il y a ce creux qui peut être le lieu du surgissement.

T. P. : Est-ce qu’un texte littéraire ne peut pas susciter ce même type de surgissement ?

P. G. : Si, j’en suis persuadé.

M. F. : Alors qu’est-ce que c’est que cet indescriptible dans le texte littéraire ?

P. G. : C’est là le deuxième point. Je me suis aperçu en relisant mon article[11], suite à une des questions que vous m’avez posées, que j’avais employé l’expression « un pacte d’expérimentation ». Un texte – en ce sens ça transcende la différence littéraire/religieux – peut me faire expérimenter quelque chose que je vais reconnaître comme fondamental pour mon existence, c’est ça que j’appelle le spirituel, mais qui n’est pas ce dont j’avais l’idée en me mettant à sa recherche. C’est l’événement d’une altérité : une altérité – c’est là que j’avance peut-être vers le spirituel chrétien – bienfaisante, qui procure une augmentation de l’existence comme dirait Spinoza.

M. F. : Est-ce que dès qu’on le dit en terme d’altérité on n’est pas déjà passé du côté du spirituel chrétien avec l’idée qu’il y a un autre dans la lecture, qu’il est inaccessible et que cette personne ne peut être d’une certaine manière que Dieu ?

P. G. : C’est amusant parce qu’habituellement je me garde de parler d’altérité à cause de ça justement, je fais très attention à ce type de discours, je préfère celui de l’événement. Il se produit quelque chose que je n’ai pas décidé et que je reconnais comme m’apportant quelque chose que je choisis, quelque chose que je vais pouvoir choisir. C’est une idée, une expérience, une aventure, un espoir d’aller au-delà – je préfère parler dans ces termes-là – mais qui n’est pas ce que moi j’ai produit moi-même, et je n’ai pas besoin de postuler une personne, un autre, c’est la reconnaissance que quelque chose est survenu. J’ai des amis athées qui tiennent le même genre de propos, après le mystère c’est que certains vont dire que pour eux c’est un effet de Dieu, c’est précisément ça que Dieu produit dans l’existence, un événement dans lequel je me reconnais et que je choisis, comme étant bienfaisant.

 

Articuler le cri

T. P. : Et donc, par rapport à La Fontaine, votre lecture d’enfance ? Est-ce que ça serait ça ce qui se passe ? Qu’est-ce que vous en diriez de votre expérience de La Fontaine dans ce cadre-là ? Est-ce que c’est encodable dans le même type de lexique ?

P. G. : Si vraiment je veux respecter, non. Après je pourrais donner un exemple d’un autre auteur pour qui ça joue. La Fontaine il ne joue pas là, encore que… Pour moi une des choses qui m’a le plus attaché à La Fontaine c’est son incroyable sensibilité à l’injustice sociale, même si c’est un topos. Je pense que c’est vraiment structurant de son éthos littéraire. Ses textes, ils sont quand même orientés, c’est une grande question de La Fontaine. Ce que produit La Fontaine pour moi c’est la capacité à parler et à parler bien, à articuler le cri de l’injustice, dans une forme où le tragique peut devenir léger, plaisant, dirait La Fontaine, c’est ça ce qui m’attache à La Fontaine.

Or cette question-là pour moi, c’est ce par quoi j’ai été saisi de Dieu. Quand je suis adolescent je lis dans la Bible, le livre de la Genèse : Dieu qui dit à l’Horeb « j’ai vu la misère de mon peuple et j’ai entendu son cri », ça m’a bouleversé. Si Dieu entend le cri de l’humanité que moi j’entends, qui sans doute me traverse aussi, des hommes comme La Fontaine, comme Camus qui peuvent articuler ce cri en le rendant audible, partageable, pas insupportable, entrent dans mon expérience spirituelle. Ce n’est peut-être pas la leur mais ils entrent dans la mienne et par là ils me donnent des moyens, car vivre avec un cri ce n’est pas facile, mais quand des personnes comme des textes vous donnent la possibilité d’articuler ce cri y compris avec humour vous pouvez vivre avec ce cri. C’est vrai que je suis sensible au tragique de l’existence…

Prenons Molière, je n’ai jamais cherché à savoir si Molière était chrétien ou pas, mais comprendre ce qui me saisit comme évènement. Il est capable dans beaucoup de ses pièces je pense, mais pour moi dans Le Bourgeois Gentilhomme en particulier, de mettre sous les yeux le vertige de la folie humaine et de son enfermement, tout en nous préservant d’y tomber. C’est d’une délicatesse humaine sans borne. Et en plus il nous fait rire. Je ne boude pas mon plaisir, quand je vois Le Bourgeois Gentilhomme je ris d’abord, mais c’est abyssal. Je suis un ami très proche de Bénédicte Louvat, elle a tout sauf ce genre d’approche par rapport au théâtre et elle sait très bien que c’est mon approche, et pour moi ça ne pose aucun problème parce que je ne dis pas que le texte dit cela mais que le texte vient résonner pour moi à ce lieu là. Et je ne peux pas faire comme si ça ne le faisait pas.

Je vois bien que indépendamment de ce qui se fait à l’université – autre raison de l’intérêt du livre d’Hélène Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup – je vois bien qu’il y a des manières de se rapporter à ces textes littéraires qui sont comme les miennes, qui sont tout à fait légitimes, raisonnables, rationnelles, qui certes ne suivent pas la dernière analyse à la mode dans les universités. Je n’ai jamais cherché, je n’ai pas le temps, ce n’est pas mon boulot, ni mon tempérament, à montrer qu’il pouvait y avoir un autre usage des textes que l’usage académique actuel et en même temps il n’y a rien de pire que cette critique de la fin du XIXe siècle par pure empathie qui fait dire aux textes ce qu’on a envie de leur faire dire. Mais j’aurais l’impression de nier, non seulement une part de mon existence, mais aussi ce que j’entends au-delà de moi, à savoir que si des gens sont absolument attachés à des œuvres que ce soit picturales, musicales, littéraires, parce qu’elles viennent rencontrer leurs propres interrogations existentielles, spirituelles. Et je trouve heureux que de temps en temps on puisse rendre compte de cela mais je ne demande pas que l’université en fasse son métier. Il se trouve que je suis un intellectuel, universitaire, littéraire, donc je m’amuse. Il y a un jeu, un défi aussi à se demander comment on peut essayer de cerner ces moments où des œuvres humaines ouvrent à ce qui est partagé par beaucoup de gens indépendamment de la conviction religieuse comme étant des interrogations fondamentales sur notre humanité, en tout cas occidentale. J’ai la chance d’être en contact avec beaucoup d’autres cultures et je m’aperçois que ces interrogations traversent les cultures. Je pense à ce que Daniel Arasse a pu écrire sur la peinture, il est chrétien ou pas D. Arrasse ? « On s’en fout », aurait dit Le Corbusier à qui l’on demandait s’il fallait être chrétien pour construire des églises. Son livre sur l’incarnation, sur Fra Angelico et la Renaissance [12], est absolument passionnant. Je pourrais le donner à lire ici pour la formation en théologie, pas simplement du fait de sa culture mais en raison de son type d’interrogation.

T. P. : Et la littérature ? Vous pourriez donner de la littérature ici (au Centre Sèvres) ?

P. G. : Je ne me précipite pas à le faire à cause des malentendus. Il y a quelques années j’ai fait un cours qui s’appelait « Exercices de lecture de textes littéraires » et j’avais donné l’épisode des paroles gelées de Rabelais, parce que c’est un texte absolument fascinant. J’avais une dizaine d’étudiants, ce texte ne parle pas de la foi chrétienne mais ça vient tellement faire basculer le rapport écriture et tradition dans le monde occidental que j’ai vu mes étudiants saisis par le texte et le commentaire que j’en faisais. Pour moi, c’est ce lieu là que je désigne et pas Jésus Christ. Là il y a une expérience, un évènement de sens qu’on choisit de s’approprier ou pas en raison de sa puissance. Je dis que c’est spirituel au sens chrétien, au moment où je reconnais que cet effet de puissance est bénéfique et que, par simplement une conviction de foi, un effet de puissance bénéfique ça s’appelle l’Esprit Saint. En grec ça se dit δύναμις (dunamis), la puissance, une force et c’est le mot qui vient dans les Évangiles pour décrire le travail de l’Esprit : « une force les a traversés ». Si ça conduit vers la vie, la tradition spirituelle à laquelle j’appartiens, chrétienne, elle dit que ça c’est un effet de l’Esprit. Après je ne prétends pas que Rabelais est inspiré, je pourrais le justifier, mais tous ces mots sont tellement piégés que ça apparaîtrait comme des récupérations.

M. F. : Sur cette histoire de spiritualité, si je comprends bien vous en donnez une acception extrêmement large et accessible à n’importe quel être humain, dans différentes cultures ?

P. G. : J’espère…

M. F. : Et à travers des expériences artistiques, religieuses, humaines…

P. G. : Concrètes

T. P. : Même si ce n’est pas encodé en termes d’Esprit Saint.

P. G. : Tout à fait.

 

Guérison et grâce

T. P. : Du coup j’imagine que vous ne prenez pas pour vous tout ce lexique de la catharsis qui dit une chose proche et en même temps un peu différente de ce que vous dites : cette idée que le texte littéraire, théâtral dans son acception la plus étroite, peut faire quelque chose de l’ordre du bienfait, mais c’est déjà une interprétation de la catharsis, car ce n’est pas exactement ce que dit Aristote par exemple. Comment situez- vous votre vocabulaire par rapport à celui-là ?

P. G. : Ce n’est vraiment pas un vocabulaire qui est le mien. Je m’étais intéressé à la catharsis il y a bien longtemps sans doute par ce que je pressentais qu’il y avait quelque chose qui pouvait m’éclairer. J’avais pas mal travaillé Jackie Pigeaud. Patrick Dandrey m’avait aidé sur La Fontaine : il m’avait fait lire Le Problème XXX d’Aristote. Sans entrer dans le débat technique, je pense que ce n’est pas un effet du texte, ça serait trop simple, mais c’est toute une série de circonstances dans lesquelles entre un texte mais aussi ses usages, la disposition du lecteur, du spectateur dans un certain contexte social, etc. Et cet imprescriptible qui fait que ça peut se produire ou pas. Moi, c’est l’inverse qui fonctionne : la théologie de la grâce elle pense ça. J’ai une thèse un peu postmoderne en théologie ! Un certain nombre de problématiques théologiques sont simplement là pour penser des questions de l’existence humaine. La grâce ça permet de penser cette chose assez difficile : comment se fait-il que des personnes qui sont mises dans des circonstances similaires ne vivent pas du tout la même chose ? C’est une manière de penser l’évènement. Il arrive des choses à des gens qui sont plutôt dans les mêmes circonstances et pourtant ça ne produit absolument pas le même type d’existence : que se passe-t-il ? Ce qu’explique très bien Michel de Certeau dans un magnifique article qui s’appelle « L’espace du désir » [13] montre comment fonctionne la théologie de la grâce dans un monde où la volonté de Dieu est organisatrice de la totalité du monde.

T. P. : Mais aujourd’hui on est dans une rupture radicale ?

P. G. : Oui ! Voilà donc tout ça pour dire que je ne pense pas qu’il y ait des textes qui ont un pouvoir guérisseur, on le saurait. En revanche, qu’il y ait des phénomènes de « guérison » pour garder ce mot, dans l’existence humaine, ça oui et dans lesquels des œuvres, des textes, des rencontres interviennent mais ce ne sont que des éléments de la guérison. C’est trop prêter aux textes que de penser qu’ils ont ce pouvoir-là.

T. P. : En fait vous rejoignez un peu ce que propose H. Merlin-Kajman du côté du partage, elle, elle parle de « partage de transitionnel ». Peut-être que dans votre idée il y a autre chose qu’un partage car vous parlez de « circonstances », de « grâce » mais en tout cas ce n’est pas que le texte en lui-même qui porte ça.

P.G. : C’est pourquoi j’avais beaucoup aimé cette notion de « partage transitionnel », elle me donnait des éléments théoriques autres que la théorisation théologique pour penser des choses qui sont effectivement du même ordre. Je peux ajouter, ce à quoi je suis sensible c’est : quelque chose se passe, qui était imprévisible et qui demeure non pas inexplicable au sens où ce serait mystérieux, mais dont aucun élément ne peut être considéré comme la raison explicative. On ne peut pas dire c’est parce que…, on ne peut pas désigner une cause de l’évènement. Je dois ça aux travaux de F. Roustang, sa critique de la psychanalyse et son approche de l’hypnose où il redit qu’un des problèmes de la psychanalyse, c’est de faire accroire à ses patients (même si ce n’est pas sûr que théoriquement elle le pose) qu’on va trouver un élément étiologique, explicatif d’une situation, or, dans l’existence humaine, aucun élément ne peut être élevé au rang de cause. Et sur le sujet dont on essaie de parler : pourquoi la littérature intéresse à un niveau existentiel ? je pense que c’est un ensemble de circonstances qui vont rendre possibles certains effets du texte ou de la lecture.

 

L’enseignement : la part d’intransmissible ?

P. G. : Sur la dernière question de l’enseignement, j’ai trouvé la question intéressante : savoir ce qui est transmissible dans l’enseignement et ce qui relève (ou doit relever) de la part d’intransmissible. Je me pose la question mais je crois que je n’avais jamais donné la réponse à qui que ce soit. Effectivement on m’a demandé d’enseigner la spiritualité dans cette maison, vous vous rendez compte qu’avec les conceptions que j’ai de la spiritualité je ne peux pas l’enseigner. Non pas parce que ce serait hérétique ! J’ai tous les tampons du Saint Siège et des collègues qui soutiendraient ce que je viens de dire, mais précisément en raison de ce que je crois : comment enseigner à lire des textes spirituels pour faire toucher cet indécidable, cet intransmissible ? C’est là où je pense que les méthodes littéraires sont absolument décisives parce que les méthodes littéraires vont permettre dans un premier temps de mettre à distance tout phénomène d’identification sauvage, tout phénomène qui fait que quand un mystique parle de son expérience je m’y reconnaitrais tout de suite. Le syndrome Emma Bovary. Vous savez comment elle meurt ! Il était fort Flaubert ! Dans toutes les identifications par lesquelles elle passe, celle où elle meurt c’est la mystique. Non pas que la mystique soit dangereuse… Si la mystique est dangereuse, c’est la forme ultime de l’illusion, l’identification. Donc la méthode littéraire permet de se confronter, et là j’emploie le terme à dessein, à l’altérité du texte (il y a une altérité matérielle, objective, linguistique, historique, etc.).

La deuxième chose, c’est la manière que j’ai d’enseigner où on fait un travail d’élaboration du sens en petits groupes, ce qui est souhaité ici à Sèvres. On vit en séminaire cette espèce d’avènement du sens. Quand on est littéraire on sait ça, que subitement le texte prend sens dans une discussion.

La troisième chose et c’est mon sujet de recherche actuel, sur lequel je travaille, c’est qu’il y a vraiment des modèles de pédagogie de la vie spirituelle. C’est lié aux Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola. Vous pouvez donner les exercices en disant, « je vous donne les exercices pour que vous viviez ça et vous vivrez cela à la fin », c’est une manière de donner les exercices qui a existé dans la Compagnie et qui sans doute existe encore. Ou bien vous pouvez les donner en disant, « je vous donne les exercices et il se passera ce qui se passera et on en reparlera ». Est-ce qu’entre celui à qui je fais lire un texte et moi, je laisse un espace vide pour ce que j’ignore. Non seulement je laisse une place au texte mais également pour quelque chose qui se produira ou pas mais dont j’ignore totalement la portée. Certains de mes étudiants riraient en m’entendant dire cela car c’est vrai que je parle beaucoup !

Pour terminer et donner un exemple concret, ça fait plusieurs années que je donne un cours sur les Constitutions de la Compagnie de Jésus. C’est un texte des années 1550 d’apparence très juridique et je fais une analyse rhétorique et grammaticale du texte, on met en forme les membres de phrases pour s’y repérer, ce sont des phrases de la Renaissance, on n’en sort plus… La plus belle chose qui s’est produite c’est un groupe de jésuites qui est sorti du cours et a décidé de faire une édition en mettant le texte à disposition et en disant : « on ne fait pas de commentaires, simplement la lecture que ça permet aura des effets sur le corps de la compagnie car c’est notre texte constitutif, c’est cela qu’on cherche à faire et le cours de Goujon nous a permis de comprendre que ça c’est une opération qu’on peut faire sur un texte pour le rendre lisible, quant à ses effets, c’est le corps qui décidera ce qu’il en fait ».

M. F. : Est-ce que vous considéreriez que c’est déjà un commentaire de le mettre en forme ?

P. G. : C’est une énorme opération, je préfère cela à la pratique sauvage qui consiste à prendre deux phrases, d’en faire un slogan et de dire la vie jésuite aujourd’hui c’est ça, ce qui se fait. J’ai presque une approche négative de la méthode. La méthode c’est ce qui permet de ne pas. De ne pas lire le texte soit par identification excessive, soit par spoliation totale du texte. Lire c’est toujours un peu spolier, mais il y a des manières un peu moins sauvages que d’autres. Je n’ai jamais intitulé un cours « méthode d’analyse littéraire » etc. Je me suis posé la question mais je préfère prendre un problème de théologie spirituelle et le traiter à ma manière, analyser les textes et je vois que c’est ça qui passe.

T. P. : C’est ce que vous transmettez, la part de transmissible ?

P. G. : C’est ça, la part de transmissible… c’est la méthode littéraire.

 

 


[1] Il s’agissait donc des échanges que nous avons eu en mai 2016 sur la notion de sécularisation et l’historicisation de la question en nous appuyant notamment sur des extraits de La Légitimité des temps modernes de Hans Blumenberg (trad. M. Sagnol, J.-L. Sclefel, D. Trierweiler, à partir de la deuxième édition allemande de 1988, Paris, Gallimard, « La Bibliothèque de la philosophie », 1999) et de L’Écriture de l’histoire de Michel de Certeau (Paris, Gallimard, « La Bibliothèque des histoires », 1975), plus spécialement le chapitre 1 « Faire de l’histoire. Problèmes de méthode et problèmes de sens ».

[2] Michel de Certeau, La faiblesse de croire, « Cultures et spiritualités », Paris, Seuil, 1987, p. 25-52

[3] Yves Congar, La Tradition et les traditions, I et II, Paris, Fayard, 1960 et 1963, [Cerf, 2010]

[4] Jacques Le Goff (dir.), L’Homme médiéval, Paris, Seuil, « L’univers historique », 1989

[5] Georges Duby, Guillaume le Maréchal ou Le meilleur chevalier du monde, Paris, Fayart, « Les Inconnus de l’histoire », 1984

[6] Jean de La Fontaine, « Le Lièvre et les Grenouilles », Fables, Paris, Livre de poche, « Classiques », 2002, p. 101

[7] Goujon Patrick, « Textes spirituels et existence chrétienne : la place évangélique du lecteur », Recherches de Science Religieuse, 1/2009 (Tome 97), p. 13-32.

[8] Fabre Pierre-Antoine, « Sciences sociales et histoire de la spiritualité moderne : perspectives de recherche », Recherches de Science Religieuse, 1/2009 (Tome 97), p. 33-51

[9] « Expérience religieuse et expérience littéraire » dans La jouissance et le trouble. Recherches sur la littérature chrétienne de l’âge classique , Genève, Droz, 2004, ch 2

[10] Bernard de Clairvaux, Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche ! Quatre sermons sur le Cantique des Cantiques , trad. abbés Dion et Charpentier, Paris, Allia, 1999

[11] Goujon Patrick, « Textes spirituels et existence chrétienne : la place évangélique du lecteur », Recherches de Science Religieuse, 1/2009 (Tome 97), p. 13-32.,
URL : http://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2009-1-page-13.htm

[12] Daniel Arasse , L'Annonciation italienne : une histoire de perspective, Hazan, 1999-2010

[13] « L’espace du désir ou le fondement des Exercices spirituels », ch. X, Le Lieu de l’autre, Seuil-Gallimard- EHESS, 2005.

 

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