Religieux/Littéraire  n°5

 

 

 

Préambule

En mai 2016, quelques participants au dossier Religieux/Littéraire et des membres de Transitions se sont retrouvés pour discuter des rapports entre religieux et littéraire dans un contexte d’enseignement. Hélène Merlin-Kajman reprend l’une des questions que nous nous étions posés à cette occasion : « Comment déterminer ce qui est « religion » en littérature ? » et quelle est donc la place du « religieux » dans le partage des textes littéraires ?

Elle repart ici d’une double expérience d’enseignement : son choix, après les attentats du 11 septembre 2001, d’enseigner dans son séminaire de recherche Polyeucte de Corneille et sa prise en charge en 2015 du cours d’agrégation sur la même pièce. Reprenant les recommandations du rapport Debray sur le « fait religieux » et le travail d’Evelyne Martini, inspectrice d’académie, qui porte plus spécifiquement sur la classe de français, elle met leur approche à l’épreuve de son travail de recherche et d’enseignement. À l’occasion d’une comparaison entre Polyeucte, tragédie du martyre chrétien, et Horace, tragédie du sacrifice au bien public, elle examine alors ce qu’elle appelle le « dispositif zélé » – proche, selon elle, de ce que nous nommons fanatisme – non comme un élément qui serait propre au religieux mais comme un « mode de subjectivation » qui concerne la façon dont l’individu se rapporte aux « liens sociaux », aux collectifs dont il fait partie. Elle poursuit ainsi des analyses qu’elle a développées précédemment, notamment dans Public et Littérature, sur les réponses politiques apportées au XVIIe siècle aux questions posées par les guerres civiles de religion du XVIe siècle, réponses qui en viennent à placer la croyance religieuse du côté du particulier et sur lesquelles le rapport de nos sociétés au religieux s’adosse encore.

Plutôt qu’une étude du « fait religieux » comme factualité sur laquelle se greffe de la littérarité, Hélène Merlin-Kajman montre comment chez Corneille un même type de sujet est traité dans sa dynamique religieuse et dans sa dynamique séculière. Elle remet ainsi en question la pertinence du concept de « religieux » par le biais d’une approche qu’elle qualifie de « structuraliste » mais qu’elle justifie par une propriété des textes qu’elle étudie : leur disponibilité à la généralisation, leur caractère toujours déjà à la fois métaphorique et métonymique. Elle nous invite alors à repenser l’opposition commune entre structuralisme et historicisation et continue à observer ce qui, dans les œuvres, rend possible une approche anthropologique.

Un dernier élément signifiant nous interpelle et rejoint ici aussi bien les préoccupations de Transitions que les thèses développées par Hélène Merlin-Kajman dans l’un de ses derniers livres, Lire dans la gueule du loup. Elle propose en effet finalement d’écarter Polyeucte de l’enseignement, notamment dans le secondaire, c’est-à-dire d’éviter de partager ce texte, et d’autres, sur le mode de l’homonymie, c’est-à-dire de la ressemblance, du faux parallèle entre le passé et le présent. Son article nous retourne alors la question : occupés à « faire réfléchir » les élèves et les étudiants sur le monde contemporain, confiants (trop ?) dans le pouvoir d’éloignement du texte littéraire et de la distance historique, sommes-nous assez attentifs aux malentendus et à la façon dont nous orientons la discussion en classe ?

M. F.

 

Hélène Merlin-Kajman est professeure de littérature française à l’université Sorbonne Nouvelle Paris 3. Elle a travaillé sur la notion de public au XVIIe siècle (Public et Littérature, Les Belles Lettres, 1994) et ses derniers livres (Lire dans la gueule du loup, Gallimard, 2016 ; L’animal ensorcelé, éd. Ithaque, 2016) construisent une théorie de l’enseignement de la littérature comme « partage transitionnel ». Elle est la fondatrice de l’Observatoire de l’Éducation et présidente du mouvement Transitions.

 

 

 

Comment déterminer ce qui est« religion» en littérature ?
Réflexions à partir du cas de Polyeucte de Corneille

 

 

Hélène Merlin-Kajman

01/07/2017

 

 

 

 

Dans un article paru dans Le Français aujourd’hui et intitulé « Le fait religieux dans le champ littéraire[1] », Evelyne Martini, inspectrice régionale de Lettres, prend pour point de départ de sa réflexion le rapport de Régis Debray de février 2002 commandé par le ministre de l’Education nationale. Consacré à « L’enseignement du fait religieux dans l’École laïque », il plaidait en faveur d’« une approche raisonnée des religions comme faits de civilisation ». L’idée sous-jacente à ce rapport est la suivante. Marquées par le présentisme (selon le diagnostic de François Hartog qui désormais fait autorité[2]), nos sociétés sont confrontées à une perte de mémoire culturelle inédite. L’oubli frappe particulièrement la culture religieuse. Ce phénomène est alarmant puisqu’il advient à un moment où prolifèrent des extrémismes dangereux (évangélisme et, surtout, djihadisme globalisé) qui s’autorisent de la tradition au prix de sa manipulation cynique, en faisant fonds sur l’ignorance.

Ce rapport a été écrit dans l’après-coup des attentats de 2001. La conviction qui l’anime de l’importance de la connaissance de l’histoire religieuse semble prendre sa source dans une autre conviction, la conviction selon laquelle une causalité religieuse préside aux événements où la religion se trouve impliquée :

 

Comment comprendre le 11 septembre 2001 sans remonter au wahhabisme, aux diverses filiations coraniques, et aux avatars du monothéisme ? Comment comprendre les déchirements yougoslaves sans remonter au schisme du filioque et aux anciennes partitions confessionnelles dans la zone balkanique ? Comment comprendre le jazz et le pasteur Luther King sans parler du protestantisme et de la Bible ?

 

Toute évidente qu’elle puisse paraître, cette conviction ne va pourtant pas de soi. On a longtemps donné des causes non religieuses, mais économiques, sociales, politiques, à des événements qui se formulaient en termes religieux. Les guerres de religion du XVIe siècle en sont un exemple : et l’idée selon laquelle c’étaient des intérêts bien humains qui fomentaient les troubles s’est trouvée exprimée dès l’époque par des contemporains qui leur cherchaient une issue politique. Et quant à la religion proprement dite, si cette expression a du sens, on l’analysait jusqu’à une époque récente à travers ses institutions, ses pratiques et éventuellement ses discours plutôt qu’à travers les convictions religieuses elles-mêmes : la foi apparaissait comme un habillage idéologique (un opium) ou rhétorique qui dissimulait les vraies causalités historiques. Quelque chose comme un simulacre, en somme, que les historiens se devaient de traverser et de dissiper pour « comprendre » l’histoire.

Evelyne Martini transpose à la littérature cette certitude exprimée par Régis Debray : il faut « remonter » aux sources religieuses pour comprendre les « faits » qui s’en réclament. À ses yeux, non seulement « l’enseignement des lettres est un lieu privilégié pour une approche fine du fait religieux », mais encore « l’authentique appréciation littéraire d’un grand nombre d’œuvres implique d’être sensible aux marques explicites ou implicites du religieux que l’écriture y laisse apparaître ou deviner. » Et elle trouve des accents proprement moraux non seulement pour prôner la « pr[ise] en compte [de] la dimension religieuse dans l’interprétation des textes », mais encore et surtout pour discréditer toute lecture qui s’en passerait ou même qui se contenterait d’une élucidation marginale des références religieuses éventuellement véhiculées par tel ou tel texte littéraire. « Lire Beckett sans ouvrir le livre de Job est dommageable et mutilant, et pourtant fréquent[3] », affirme Evelyne Martini :

 

Et comment le professeur qui n’aurait jamais lu attentivement des passages bibliques, ou réfléchi un peu aux implications de la théologie paulinienne et à ses effets sur l’univers des représentations, saurait-il faire comprendre le clivage et la souffrance à l’œuvre dans les Fleurs du mal ?

C’est toute la littérature, ou presque – de Shakespeare à Dostoïevski – qui est concernée par cette démarche de compréhension distanciée, ou d’empathie maîtrisée, à l’égard de la dimension spirituelle des œuvres, démarche indispensable à toute lecture et toute interprétation dignes de ce nom[4].

 

Pour une enseignante et une chercheuse de ma génération, ce point de vue très dogmatique est pour le moins troublant. J’ai écrit sur Beckett[5] sans m’être référée au livre de Job. J’ai enseigné Baudelaire sans rien connaître à la théologie paulinienne (que je continue à connaître assez mal…). Je mobilisais pour aborder ces textes d’autres cadres de lecture, d’autres références, une autre intertextualité que ceux qu’évoque sévèrement Evelyne Martini, et ils portaient leurs fruits : je ne crois pas que mes élèves ou mes étudiants s’en soient mal trouvés ; je ne crois pas avoir mutilé ces textes plus que ne les mutileront à leur tour les explications qui ne connaîtront rien des perspectives qui pouvaient alors être les miennes. Je précise au passage qu’elles ne tombaient pas exactement sous l’accusation de « technicisme formaliste » formulée par Régis Debray et rappelée par Evelyne Martini, pour lesquels ce « technicisme formaliste » aurait accéléré la crise du sens humaniste de la culture. C’est aujourd’hui un leitmotiv consensuel, qui n’est pas faux mais un peu court. Même, à lire Régis Debray, on a le sentiment que l’oubli de la religion et l’approche formaliste de la littérature auraient eu des effets semblables et convergents, si bien qu’il peut écrire : « Traditions religieuses et avenir des Humanités sont embarquées sur le même bateau ». Rien moins.

Certes, on peut tomber d’accord avec lui et Evelyne Martini que plus un enseignant, un chercheur en littérature étendent leurs connaissances, plus ils transmettent de savoir, mieux c’est. Mais que désigne au juste la « connaissance du fait religieux », et qu’ajoute-t-elle à l’appréhension d’un texte littéraire et à sa transmission ? C’est la question que je me propose d’examiner.

Sans discuter la typologie des « niveaux de présence du religieux dans les textes littéraires » utilement esquissée par Evelyne Martini, je voudrais notamment m’interroger sur la distinction claire qu’elle semble tenir pour acquise entre « littérarité » et « fait religieux[6] », ce qui me conduira à souligner les apories sur lesquelles la nouvelle insistance sur l’enseignement des « faits religieux » ne peut manquer de buter.

Pour déployer toutes ces questions, je passerai par le détour d’un exemple, celui de la tragédie Polyeucte de Corneille, publiée en 1643. Étudier cette tragédie qui met en scène un martyr chrétien, est-ce nécessairement se trouver confronté au « fait religieux » ?

Jusqu’au 11 septembre 2001, jamais je n’avais pensé que je pourrais m’intéresser un jour à Polyeucte sinon par nécessité, c’est-à-dire lors d’un programme de cours imposé ou à l’occasion d’une demande pressante pour un colloque. Jusqu’à cette date, j’avais beaucoup travaillé sur Corneille, jamais sur Polyeucte martyr. Cette tragédie, qualifiée de « tragédie chrétienne » par l’édition de 1664, et de « tragédie religieuse » par la critique, m’ennuyait avec son héros saint, ses martyr(e)s et la grande apothéose de ses conversions en chaîne. Elle me semblait relever davantage de l’apologétique chrétienne que de la poétique : je prenais (presque) au pied de la lettre ce qu’en disait modestement Corneille dans sa dédicace « À la Reine Régente[7] » : « Ce n’est qu’une pièce de théâtre que je lui présente, mais qui l’entretiendra de Dieu : la dignité de la matière est si haute que l’impuissance de l’artisan ne la peut ravaler […] ». Corneille, dans cette phrase, hiérarchise nettement la fin, religieuse (Polyeucte « entretien[t] de Dieu ») et le moyen, « une pièce de théâtre », manifestement indigne de la « dignité […] si haute » de la fin : « ce n’est qu’une… ». Je le prenais au pied de la lettre, disais-je : acceptant de ne voir dans la tragédie qu’un moyen littéraire, donc profane et terriblement imparfait, mis au service d’une fin sacrée, je pouvais m’en détourner puisque, précisément, « Dieu », « la dignité de [cette] matière », ne m’intéressait pas. En somme, c’est tout juste si pour moi Polyeucte appartenait vraiment à la littérature.

On m’objectera que je suis en fait en train de répondre affirmativement à la question que je posais plus haut : « Étudier cette tragédie qui met en scène un martyr chrétien, est-ce nécessairement se trouver confronté au fait religieux ? », puisque c’est pour ne pas avoir affaire avec « Dieu » que j’écartais Polyeucte de mon enseignement et même de ma recherche. Mais au passage, les termes dans lesquels Evelyne Martini pose le rapport entre littérature et religion se sont quelque peu déplacés. Il ne suffit pas qu’un texte littéraire s’inscrive dans une culture religieuse donnée pour que son point d’accroche avec la religion aille de soi, car la religion, quand la nécessité de s’y référer s’impose au commentaire, n’apparaît pas seulement comme dimension spirituelle ou culturelle possible des œuvres : elle peut aussi constituer une fin. En ce cas, c’est tout à la fois le statut du « fait religieux » et celui de la littérature qui changent. La dédicace de Polyeucte prouve qu’il ne suffit pas qu’un texte mobilise des références religieuses pour que son rapport au religieux soit éclairci. Il peut même arriver que son rapport au religieux obscurcisse considérablement la question de son rapport à la littérature.

Je n’ignorais évidemment pas que l’appartenance de Polyeucte à la littérature n’était pas contestée (comment l’aurais-je pu ?). Ou plutôt, si elle l’était, c’était au même titre que pouvaient l’être Médée, Le Cid, Horace ou Cinna, ou les comédies de Corneille, ou celles de Molière, etc. : une telle contestation, très générale, portait (et porte encore) sur la pertinence du concept de littérature appliqué aux œuvres antérieures au XIXe siècle[8]. Le XVIIe siècle vit sous le régime de l’opposition entre la rhétorique et la poétique. La certitude absolue de l’appartenance de Polyeucte à la littérature est une certitude en toute rigueur anachronique, issue de la constitution d’un corpus des « grands écrivains de la France » au XIXe siècle : telle est l’objection que font valoir les historicisations diverses de la notion de littérature, la plus récente et la plus consensuelle étant celle d’inspiration bourdieusienne, qui refusent donc aux œuvres du XVIIe siècle le statut de « littérature ».

Mais le XVIIe siècle voit se développer des genres un peu incertains (romans, nouvelles, lettres, maximes, etc.) tandis que s’affirme une nouvelle catégorie, les « belles-lettres », pour définir des textes dont la fin morale est secondaire par rapport au plaisir qu’ils procurent. Quelque chose comme ce que les formalistes russes ont appelé « littérarité » est donc en train de se constituer. Qu’est-ce en effet que la littérarité ? Sans doute la définition n’en est pas unifiée ; mais on peut avancer prudemment que la littérarité, c’est-à-dire ce qui, de façon constitutive ou structurelle, spécifie un texte comme littéraire, se caractérise par le primat de la forme sur le contenu, ou encore par le haut degré d’autonomie du langage par rapport à une fin utilitaire : le langage ou la forme sont pris pour fin, l’investissement esthétique les détournant d’une transitivité intéressée. Polyeucte affiche tellement clairement sa fin religieuse et apologétique que cette fin, rhétorique en somme, me paraissait l’emporter nettement sur sa littérarité – sa fin poétique.

Pourquoi, alors, avoir décidé de mettre Polyeucte au programme en 2001 ?

Pas pour la littérature, évidemment.

Mais pas non plus exactement pour le « fait religieux ».

Juste après les attentats contre les Twin Towers, et l’année universitaire ne commençant que fin octobre, j’ai spontanément éprouvé le besoin de mettre Polyeucte au programme de mon séminaire de maîtrise-DEA que j’avais décidé, sous la pression des événements, de consacrer au thème « Spectacle et zèle au XVIIe siècle ». Dans le contexte de débats qui portaient tout à la fois sur un hypothétique « choc des civilisations » et sur la question du spectaculaire, j’ai eu envie de résister à l’invasion des slogans et des peurs en passant par le détour des guerres civiles du XVIe siècle, dites « guerres de religion », et d’œuvres qui en portaient les traces et permettaient d’en problématiser certains enjeux, de biais et à distance. En effet, il ne s’agissait pas pour moi de créer des analogies hâtives, mais d’inviter mes étudiants à penser, c’est-à-dire à emprunter des chemins de traverse pertinents pour interroger les évidences que je voyais naître.

Il y en avait une pour laquelle le détour me paraissait particulièrement fructueux. L’idée d’un contraste majeur entre l’appareil dogmatique de la religion chrétienne et celui de la religion musulmane, le second prédisposant au fanatisme par un mépris de la vie allant jusqu’au suicide que le premier ne professerait jamais, était en train de s’imposer. « Je ne connais rien à l’Islam, ai-je expliqué à mes étudiants, je ne me livrerai donc pas à une comparaison des religions : l’échelle à laquelle je vais situer ma réflexion n’est pas celle-ci, mais celle, plus anthropologique, des façons de se rapporter au monde, à la vie, à la mort, au meurtre, à soi-même et aux autres, au commun, etc. Le discours tenu aujourd’hui sur le fanatisme islamique m’est en effet familier : il décrit et dénonce une attitude qui s’est trouvée soit extrêmement louée, soit au contraire décrite et dénoncée dans des termes sensiblement identiques il y a quatre siècles. S’il y a une différence de fond entre l’Islam et le christianisme, elle n’est pas là, et je ne la connais pas. Je connais en revanche un dispositif collectif indissociable d’un mode de subjectivation, qui s’appelle “zèle” au XVIIe siècle et qui définit un même style d’engagement au-delà des causes variables au service desquelles il est mobilisé. »

 Mais pourquoi avoir choisi Polyeucte alors que, de façon très claire, même s’il méprise la vie, le héros ne tue personne ? À deux reprises dans la tragédie,, le païen Sévère souligne les vertus et l’innocence des mœurs des chrétiens en des termes qui interdisent de les rapprocher des djihadistes :

 

Ils font des vœux pour nous qui les persécutons,

Et depuis tant de temps que nous les tourmentons,

Les a-t-on vus mutins ? les a-t-on vus rebelles ?

Nos princes ont-ils eu des soldats plus fidèles ?

Furieux dans la guerre, ils souffrent nos bourreaux,

Et lions au combat, ils meurent en agneaux[9].

 

Pour expliquer mon choix, il me faut repartir d’Horace – que j’avais du reste également mis au programme de ce séminaire.

Tout comme Le Cid dont elle reprend bien des enjeux difficiles à caractériser d’un mot (politiques ? juridiques ? sociétaux ? ontologiques ? anthropologiques ? dramaturgiques[10] ?), la première tragédie romaine de Corneille peut être lue comme l’élaboration, décalée dans le temps, des traumatismes et des impasses socio-politiques nés des guerres civiles. En effet, la guerre entre Albe et Rome n’est pas exactement une guerre étrangère. C’est même la raison pour laquelle leurs deux dirigeants décident d’y mettre fin par un combat singulier qui déterminera une alliance hiérarchique, une fusion très semblable à un mariage : les vaincus seront subordonnés aux vainqueurs un peu à la manière dont la femme l’est à son mari dans le mariage. Comparaison pertinente puisque le mariage constituait l’un des modèles théologico-politiques pour définir le rapport du souverain et du peuple : comme l’évêque avec son diocèse, le roi contractait un « mariage politique ou mystique » avec son royaume lors de son sacre.

Rome va l’emporter, comme on sait. Mais le parcours accompli par la tragédie est complexe à plus d’un titre puisque le choix que, sans se concerter, les dirigeants font respectivement des guerriers chargés de représenter chacun des peuples commence par répéter superlativement, en concentré, la dimension parricide des guerres civiles : les Curiaces sont les frères de Sabine, épouse d’Horace ; les Horaces sont les frères de Camille, fiancée de Curiace. Quels que soient les vainqueurs, ils auront tué des parents, et soit Camille, soit Sabine se retrouvera dans une situation très analogue à celle de Chimène, accusée par les adversaires de Corneille lors de la querelle du Cid d’aimer le meurtrier de son père. Sur ces couples se projettent toute l’expérience concrète des déchirures familiales parfois très réelles provoquées par les guerres civiles et la question, politique, de la sortie d’une guerre civile et des modalités d’une restauration réconciliatrice des liens civils : qu’une femme aime le meurtrier des siens implique une sorte d’oubli du meurtre qui ressemble à une amnistie.

Comme Le Cid, Horace explore ces dimensions et propose une solution qui illustre, au niveau de l’individu, le consensus spécifiquement politique qui a mis fin aux guerres civiles et donné sa configuration nouvelle à l’absolutisme royal.

Ce qui a alimenté les guerres civiles, c’est le zèle – on dirait aujourd’hui, le fanatisme. Sa formule repose sur la conviction que chacun est intégralement responsable du bien public, lequel doit assurer au peuple les conditions de son salut. Autrement dit, le plan politique et le plan religieux ne sont pas séparés, pas plus que ne sont séparées l’existence privée et l’existence publique : ou plus exactement, la conception religieuse de la communauté s’est nourrie à la tradition philosophique de l’Antiquité, notamment de l’éthique et de la politique aristotéliciennes. Le corps politique est un, ce qui signifie que sa fin concerne chacun, et que l’individu n’a pas d’autre fin que de contribuer à la santé indissociablement politique et religieuse (c’est-à-dire morale) du tout, lequel est ontologiquement supérieur à ses parties. L’intérêt particulier doit être sacrifié à l’intérêt public ; l’individu n’a aucune fin ni valeur autonomes. Évoquer une liberté individuelle n’a pas de sens – au début du XVIIe siècle, cette position sera associée au libertinage par les dévots, nostalgiques de l’unité religieuse du royaume.

Dans une telle conception unitaire et zélée du corps politique, les désaccords sont vécus comme des menaces pesant sur l’harmonie du tout, son existence même. Les guerres civiles de religion procèdent d’une exigence de réforme qui ne concerne pas que l’individu mais, en vertu de la définition communautaire et en fait quasi ecclésiale de l’État, le royaume aussi. Et le zèle exige des individus membres du tout qu’ils mettent tout en œuvre pour restaurer le tout dans sa pureté ontologique : qu’ils sacrifient leur vie à la « patrie » et qu’ils exterminent si nécessaire ses ennemis.

La solution politique passera par la dévalorisation du zèle et la valorisation inverse et parallèle du for intime (ce qu’on appelle la « liberté de conscience »). Aussi inégalitaire et précaire que soit l’Édit de Nantes, il « tolère » les huguenots, ce qui implique de fonder le lien social sur une autre base que la base religieuse. La paix civile figure désormais un horizon terrestre souhaitable en tant que tel, fût-ce sur fond de désaccord religieux. Le tout n’est plus « un » : il y des « parties » dont les fins ne sont plus toutes convergentes ou homogènes : la foi religieuse relie les individus à leur Église, et il y a en a deux dans le royaume. Quelque chose du for intime, de l’espace privé de chacun ne regarde plus l’État. Le roi en revanche assure la paix civile : il est le repère qui garantit le lien politique. Mais, outre les liens religieux, plus intériorisés depuis la Réforme et la Contre-Réforme, d’autres liens se développent, transversaux et autonomes : mondanité, loisirs lettrés, liens amoureux, etc.

Horace apparaît comme le héros zélé par excellence, celui qui oublie tous les liens particuliers au nom de la supériorité absolue du tout sur les membres. Les vers qui illustrent ce zèle d’Horace sont célèbres :

 

Mourir pour le pays est un si digne sort,

Qu’on briguerait en foule une si belle mort.

Mais vouloir au public immoler ce qu’on aime,

S’attacher au combat contre un autre soi-même,

Attaquer un parti qui prend pour défenseur

Le frère d’une femme et l’amant d’une sœur,

Et rompant tous ces nœuds, s’armer pour la patrie

Contre un sang qu’on voudrait racheter de sa vie,

Une telle vertu n’appartenait qu’à nous[11].

 

Or, on retrouve dans la bouche de Polyeucte une sentence quasiment identique à la première qu’Horace prononce :

 

Je dois ma vie au peuple, au prince, à sa couronne,

Mais je la dois bien plus au Dieu qui me la donne :

Si mourir pour son prince est un illustre sort,

Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort[12] ?

 

Chez Polyeucte comme chez Horace, la prescription ordinaire qui reconnaît la nécessité illustre du « devoir mourir pour » fait l’objet d’un dépassement extraordinaire amorcé par un « mais » dont l’élan résume proprement le zèle, la ferveur avec laquelle le héros se porte entier au faîte du sacrifice : non seulement « mourir pour la patrie » ou « pour le prince », mais encore sacrifier tous les liens privés, s’anéantir entièrement pour une cause qui en devient plus haute (Horace) ou qui l’est d’emblée (Polyeucte).

Car malgré l’ajout, si l’on peut dire, de « Dieu » dans le cas de Polyeucte, il s’agit bien du même excès sacrificiel chez les deux héros. Par ces vers, Polyeucte réplique en effet aux assertions sentencieuses de Pauline essayant de l’arracher au martyre :

 

Vous n’avez pas la vie ainsi qu’un héritage,

Le jour qui vous la donne en même temps l’engage,

Vous la devez au prince, au public, à l’État.

 

Malgré les apparences, Pauline ne défend pas ici le pro patria mori. Mais, après avoir inutilement fait valoir sa propre personne (le lien privé), elle donne un argument, quelque peu spécieux compte tenu de sa position, pour convaincre Polyeucte de consentir à vivre plutôt qu’à mourir. À défaut de l’incarner pour lui, Pauline remontre ici à Polyeucte la valeur plurielle de la vie, lui représente qu’elle n’est pas placée sous une exigence unique. Sa démarche, de ce point de vue, est assez semblable à celle de Curiace qui, face à Horace, se contente de se plier à la sentence ordinaire sans adhérer au surcroît zélé introduit à partir du « mais ». Curiace se souvient des liens privés : une partie de lui-même se plaint et proteste contre la tyrannie du devoir public. Curiace, même en sacrifiant sa vie, ne se donne pas entier à ce sacrifice : il obéit. Mais il n’oublie pas que sa vie était également tournée vers d’autres exigences. Curiace fait son devoir, mais sans zèle. Horace, Polyeucte, au contraire, oublient tout.

Le zèle d’Horace, son ironie insultante à l’égard de Curiace ravalé au rang des femmes, annonce sa victoire. Mais la tragédie ne se termine pas avec elle : le vrai drame se situe au moment où Horace, emporté par son zèle, tue Camille, sa sœur, parce qu’elle pleure Curiace et maudit Rome. « Emporté » n’est du reste pas le bon terme : car c’est bien le même élan, le même excès sacrificiel qui guide à la fois son engagement dans le combat contre les Curiaces et son geste meurtrier contre sa sœur. Pourtant, cette dernière clame sa douleur et sa colère dans l’espace de la maison, c’est-à-dire dans un espace clairement désigné, dans la pièce, comme un ailleurs par rapport à l’espace guerrier des États. Mais cet ailleurs, comment se rattache-t-il, doit-il se rattacher à l’espace public ? Comme un espace inférieur qui doit être soumis à l’Idée politique et à la vertu mâle, souveraine, du Romain ? Ou comme un espace ayant ses propres fins, sa propre valeur, sa propre autonomie ?  Tel est l’enjeu de la tragédie.

Cet espace, dans Horace, est l’espace domestique, l’espace de l’amour et des liens privés. Ce pourrait être aussi bien l’espace de la foi si elle était conçue sur le modèle du lien personnel établi avec Dieu, cultivé dans le for intime, ou, à la limite, dans la particularité marginale d’une Église, comme Pauline en propose l’hypothèse à Polyeucte : « Adorez-le [=Dieu] dans l’âme, et n’en témoignez rien[13] ». La proposition est aisément transposable : elle suppose qu’une partie de l’intériorité soit privée, et libre parce que privée, tandis qu’une autre partie de soi se relie aux autres sous les auspices du lien politique : liberté partielle, tout comme est partielle, en ce cas, l’appartenance politique. Malgré la différence d’objet, la sentence implicite de Pauline ressemble à s’y méprendre à la prudence des libertins, ou encore à la perspective de Chimène avouant à Elvire, de façon certes bien plus conflictuelle et pathétique, qu’elle continue à aimer Rodrigue. Comme Elvire s’étonne, Chimène dessine ce même paysage d’une scission d’abord intérieure qui fait cohabiter en elle, ou plutôt « combattre », deux parties dont l’une est désormais condamnée au secret intime (du moins à ce moment de la pièce), et dont l’autre est publique :

 

Mais en ce dur combat de colère et de flamme,

Il déchire mon cœur sans partager mon âme ;

Et quoi que mon amour ait sur moi de pouvoir,

Je ne consulte point pour suivre mon devoir :

Je cours sans balancer où mon honneur m’oblige.

Rodrigue m’est bien cher, son intérêt m’afflige ;

Mon cœur prend son parti ; mais, malgré son effort,

Je sais ce que je suis, et que mon père est mort[14].

 

Chimène va obéir à son devoir à la manière de Curiace, sans en devenir la zélée – pas plus qu’elle ne devient une zélée de l’amour comme Camille le devient lors de son imprécation contre Rome. Chimène endure la division, elle la tolère. Et en acceptant de lui parler quand il paraît devant elle, l’épée à la main, elle reçoit Rodrigue dans sa maison – la maison de son père. C’est principalement cela qui a fait scandale.

Il nous paraît normal, aujourd’hui où les droits de l’individu et la légitimité du désir relèvent pour nous de l’évidence[15], que Chimène ne renonce pas à son amour. Mais au XVIIe siècle, même conservé dans le secret du cœur, cet amour singulier, publié par la fiction théâtrale qui en rend le spectateur témoin voire complice, est accusé de menacer la morale publique : et le principal adversaire de Corneille, Scudéry, n’hésite pas à qualifier les « antithèses » de Chimène de « parricides », de la traiter de prostituée, tout comme Le Cid sera accusé par l’Académie d’offrir des exemples de libertinage au public.

Chimène, pourtant, ne revendique qu’un droit : celui de pleurer en privé son amour perdu, à côté des pleurs publics qu’elle doit à son père. Sabine dira de même à Horace, pour contester son geste meurtrier commis contre Camille : 

 

Prenons part en public aux victoires publiques,

Pleurons dans la maison nos malheurs domestiques, […]

Pourquoi veux-tu, cruel, agir d’une autre sorte?

Laisse en entrant ici tes lauriers à la porte,

Mêle tes pleurs aux miens[16].

 

Or, précisément, cette division, quelque objet qu’elle se donne, c’est ce que ni Horace ni Polyeucte ne veulent connaître ni reconnaître. Horace n’a distingué l’espace domestique que pour y enfermer les femmes, pour que leurs larmes ne viennent pas troubler le combat. De retour chez lui victorieux, il importe la logique du zèle patriotique dans l’espace domestique, exigeant de ce dernier son sacrifice au public : Horace ne veut pas que les valeurs privées et les valeurs publiques se séparent. Il ne distingue que pour hiérarchiser, dominer et ravaler, et étendre ainsi une loi unique sur toutes les parties du socius.

Mais est-ce la définition de la vertu ? « Rome », cette Rome qu’incarnent le vieil Horace et son fils, promettent-elles la paix ? En fait, la tragédie ne représente pas l’exemplarité zélée d’Horace sans la soupçonner ni, finalement, l’altérer.

Car s’il a tué Camille, Horace ne va pas tuer Sabine, laquelle pleure pourtant aussi – pleure ses frères, et refuse de ressembler à Horace, de « participer » à sa gloire, d’être « parfaite ». Devant Sabine, Horace s’arrête. Plus : Sabine force Horace à reconnaître les droits du particulier, à reconnaître une division dans le tout, une discordance entre les fins et les convictions privées et les fins et les convictions publiques, comme le montrent les vers cités plus haut. Prolongeant la position représentée par Curiace, Sabine refuse de sacrifier sa différence (féminine, albaine) à la perspective romaine, communautaire, totalisante sinon totalitaire, « barbare[17] » en tout cas, qu’incarne Horace. Elle illustre une exigence inverse à celle du zèle. Et devant ses larmes et sa parole, Horace cède et fuit. Touché par la différence de sa femme, le héros s’altère, enfin.

L’acte V est consacré au procès d’Horace, et à son tour, Valère, l’amant romain de Camille, accuse Horace de barbarie[18]. Sans doute ce dernier est-il finalement absous par le roi. Mais Tulle fait aussi enterrer Camille et Curiace côte à côte, et les raisons que Valère a fait valoir pour demander la condamnation d’Horace au motif qu’il représentait un danger pour la paix civile ne seront pas « effacé[e]s[19] ». Les liens privés sont reconnus. Alors que le vieil Horace affirme la culpabilité de Camille[20], Tulle la « plaint[21] ». La tragédie s’achève sur cette espèce de pondération des parties : le mariage (quels qu’en soient les termes, les éléments constitutifs : Albe et Rome, Horace et Sabine, le roi et son peuple, le public et le particulier, l’État et la société…) n’est pas qu’une subordination, mais une relation – une articulation et un côtoiement relatifs.

C’est à un trajet presque strictement inverse que l’on assiste dans Polyeucte. À la scène 1 de l’acte I, Polyeucte confie à Néarque l’hésitation qu’Horace avait commencé par balayer : amoureux de Pauline qu’il vient tout juste d’épouser, il veut « céde[r] à ses larmes[22] ». Pauline, on s’en souvient, a fait un songe qui lui fait craindre pour la vie de Polyeucte et lui demande de ne pas sortir du palais ce jour-là, celui-là même où le héros doit être baptisé. Mais persuadé par les exhortations de Néarque de ne pas différer, puis plein de la grâce énergisante du baptême, Polyeucte, qui n’était donc pas un zélé au départ, le devient au point d’effrayer même Néarque :

 

NEARQUE

Dieu même a craint la mort.

 

POLYEUCTE

Il s’est offert pourtant : suivons ce saint effort ;

Dressons-lui des autels sur des monceaux d’idoles.

Il faut (je me souviens encor de vos paroles)

Négliger, pour lui plaire, et femme, et biens, et rang,

Exposer pour sa gloire et verser tout son sang[23].

 

Néarque se range, comme on sait, à l’avis de Polyeucte, et meurt en martyr. Le spectacle de ce martyre confirme Polyeucte dans sa volonté de rupture avec les liens mondains, à commencer par le lien amoureux, et son propre martyre entraînera la conversion finale de Pauline, puis de Félix.

Mon choix d’étudier Polyeucte à la suite des attentats de 2001 s’éclaire, ainsi que le paradoxe apparent de ne pas l’associer au fait religieux. En effet, je ne désirais pas opérer un rapprochement religieux entre les djihadistes et les briseurs chrétiens d’idoles païennes : mais rapprocher des configurations passionnelles, des modes de subjectivation, des façons de vivre les liens sociaux, l’appartenance au(x) collectif(s) : famille, communauté religieuse, État, etc. Étudier Polyeucte avec Horace, c’était pour moi convoquer une sorte d’archive socio-historique, voire anthropologique, me permettant de décrire, et de faire éprouver, le dispositif zélé, dans quelque configuration qu’il se trouve, tout en le contextualisant très précisément. Démarche d’autant plus légitime que ce va-et-vient entre contextualisation et décontextualisation est facilité par le théâtre du XVIIe siècle qui choisit ses fables dans un autre temps que le sien propre, opérant ainsi déjà une distanciation qui autorise une certaine montée en généralité. Je voulais analyser les deux tragédies ensemble, les deux héros ensemble, les deux trajets et les débats propres aux deux tragédies ensemble, adoptant en quelque sorte un point de vue structuraliste un peu analogue à celui qui faisait écrire à Lévi-Strauss à propos de Victor Serge, un ancien compagnon de Lénine rencontré sur le bateau de l’exil en 1940 :

 

Ce visage glabre, ces traits fins, cette voix claire joints à des manières guindées et précautionneuses, offraient ce caractère presque asexué que je devais reconnaître plus tard chez les moines bouddhistes de la frontière birmane […]. C’est que les types culturels qui se reproduisent assez semblables dans chaque société, parce que construits autour d’oppositions très simples, sont utilisés par chaque groupe pour remplir des fonctions sociales différentes. Celui de Serge avait pu s’actualiser dans une carrière révolutionnaire en Russie ; qu’en eût-il été ailleurs[24] ?

 

Un révolutionnaire russe, des moines bouddhistes : le « fait religieux » n’y trouverait pas son compte.

Évidemment, on peut objecter à cette perspective anthropologique qu’elle néglige l’abîme, pourtant hautement affirmé par Polyeucte, séparant le « mourir pour la patrie » même sous la forme extraordinaire de ses conditions parricides dans Horace, et le « mourir pour son Dieu ». N’est-ce pas, en effet, cette différence d’objet ou de fin qui explique la différence entre les deux tragédies, entre les deux trajets effectués par les héros, l’un, souillé d’un crime pour que sa « barbarie » ne soit pas proposée en modèle, l’autre au contraire ascendant et triomphal pour que sa sainteté ne soit pas confondue avec le zèle païen ?

Certes. Mais au XVIIe siècle, Rome n’est jamais absolument non-chrétienne, jamais absolument projetée dans un passé révolu puisque son exemplarité morale est encore active tout autant que son héritage juridico-politique : et les lettrés avaient l’habitude de lire dans son histoire les éléments qui servaient de repère à la compréhension du présent. La définition de « Zélateur » du dictionnaire de Furetière est à cet égard éclairante : « Celui qui agit avec grande chaleur, grande affection pour le service de Dieu et du public. Saint Paul était un grand zélateur de la Religion. Brutus était grand zélateur de la liberté Romaine. »

« Le service de Dieu et du public » : au XVIIe siècle, cette différence est loin d’être nécessairement une opposition. C’est plutôt une question. Dans un passage célèbre d’un essai où il réfute la prescription sacrificielle des zélés animés par « la passion du public » et où il défend l’idée contraire, « libertine », selon laquelle, avant de nous occuper de ce public (auquel nous devons nous contenter de nous prêter, pas de nous donner), nous devons nous occuper de nous-même, Montaigne se livre à un portrait à charge du zélé :

 

Il faut jouer dûment notre rôle, mais comme rôle d'un personnage emprunté. Du masque et de l'apparence il n'en faut pas faire une essence réelle, ni de l'étranger le propre. Nous ne savons pas distinguer la peau de la chemise [...] J'en vois qui se transforment et se transsubstantient en autant de nouvelles figures et de nouveaux êtres qu'ils entreprennent de charges, et qui se prélatent jusques au foie et aux intestins, et entraînent leur office jusques en leur garde-robe.

 

Bien sûr, Montaigne mobilise ici avec une exceptionnelle efficacité satirique la référence religieuse : « se transsubstantier, « se prélater », ces métaphores comiques renvoient au catholicisme. C’est que les zélés qu’il décrit sont bien ceux qui sévissent en cette période de guerre de religion. Mais avec la mention de l’office, généralement laïc, Montaigne élargit sa perspective. Et il conclut sur son propre exemple de refus de l’adhésion sacrificielle au tout :

 

Le maire et Montaigne ont toujours été deux, d'une séparation bien claire. Pour être avocat ou financier, il n’en faut pas méconnaître la fourbe qu’il y a en telles vacations[25] [...]

 

Les dévots le rangeront parmi les libertins. De la sorte, sa réflexion, qui ne nomme pas « Dieu » mais s’inscrit dans la question du « service du public » (pour reprendre l’expression de Furetière), est tout autant anthropologique que politique ou religieuse. Quand il est mobilisé, le lexique théologique, tout à la fois littéral et métaphorique, n’empêche aucune application générale à un autre contexte culturel, religieux, politique.

A contrario, bien plus près de nous, en 1966, Mgr Calvet, alors Recteur de l’Institut Catholique, rapproche sans hésiter Horace de Polyeucte (et non, comme je l’ai fait plus haut, Polyeucte d’Horace) au point de voir dans le premier « déjà un Polyeucte ». Il vaut la peine de le citer un peu longuement :

 

Le Romain, et de là est venue sa puissance, est d’abord un citoyen, un membre, un organe de la civitas, de ce que nous appelons la patrie. Se désintéresser de la patrie, s’en détacher, est une chose aussi impie et aussi folle que pour un membre se détacher du corps et se condamner ainsi à la mort. Ce n’est pas par hasard que Ménénius raconta aux Romains révoltés l’apologue des membres et de l’estomac ; c’est la fable romaine par excellence. La religion de la patrie n’est pas ici un vain mot, c’est la loi vitale. Rome, la cité, la patrie, est la divinité ; on l’aime comme on aime l’âme de son âme, comme un mystique aime son Dieu. Cet amour peut imposer des sacrifices héroïques : le Romain ne reculera devant aucun ; il aura même une joie d’exaltation à les accomplir, à souffrir pour ce qu’il aime, à mourir pour ce qu’il aime. Dès qu’il est entré dans cette voie royale du sacrifice, tous les autres sentiments humains cessent de compter pour lui ; tous les battements de son cœur sont absorbés par le Dieu ; il ne connaît ni ses amis, ni sa femme[26].

 

Mgr Calvet lit Horace à travers le modèle ecclésial du corps politique - lequel, il est vrai, a emprunté plus d’un trait aux définitions romaines de la Cité ou de la corporation – et il lui ajoute un mysticisme sans doute plus typiquement chrétien que romain. Ou une synthèse de deux sortes de « magie » ? Ce qui est certain, c’est qu’il ne fait aucune place aux débats agités dans la tragédie, au procès d’Horace, à son absolution relative, et n’hésite pas à célébrer le héros jusque dans son meurtre de Camille : « Bien mieux, plus l’ennemi qu’il faut vaincre lui est cher, plus il est heureux, car il sacrifie davantage […] et s’il y a sa sœur parmi eux, il la tue sans une hésitation ; plus le sacrifice lui coûte, plus son amour éclate[27]. »

Dans ce passage, la comparaison conclut à la supériorité de Polyeucte : « Horace est déjà un Polyeucte. Mais c’est un Polyeucte que la sainteté n’a pas touché. » Mais quelques pages plus loin, rien ne distingue plus les deux héros ; et deux vers prononcés par Horace exemplifient, ô surprise !, la providence elle-même, « ou pour parler un langage classique, le destin » :

 

Les lois banales sont faites pour les hommes ordinaires. Le surhomme, le héros, le saint, au-dessus des lois et quelquefois au mépris des lois, vont droit au plus difficile idéal ; le chemin lent de la règle n’est pas fait pour les divines impatiences de l’amour. La providence a prévu le cas ; ou pour parler un langage classique, le destin y a pourvu.

 

                   Et comme il voit en nous des âmes peu communes

                   Hors de l’ordre commun il nous fait des fortunes.

 

La théologie la plus exacte et un certain stoïcisme héroïque se trouvaient d’accord dans l’âme de Corneille. Il faut toujours prendre garde avec lui qu’il sait à fond sa religion et son histoire[28].

 

Mais après avoir de la sorte identifié le guerrier romain et le saint chrétien l’un à l’autre sous le regard de la providence divine (ils sont tous deux des élus), Mgr Calvet va s’en prendre à Sainte-Beuve et à son interprétation janséniste de la grâce dans Polyeucte. C’est cette question religieuse ou théologique qui le passionne : une différence, un point de débat théologique, au sein de la religion chrétienne. Mgr Calvet élargit donc la catégorie du religieux au point de faire d’Horace une tragédie en quelque sorte proto-chrétienne ; en revanche, il lui importe d’établir que Polyeucte n’est pas janséniste (puisque c’est en débat), c’est-à-dire, ici, de descendre de la catégorie de « religieux » (ou plutôt de « christianisme) à celle des espèces du christianisme.  Comment ne pas en conclure que le « fait religieux » n’est vraiment pas clair, dans Polyeucte ?

Il l’est d’autant moins qu’il est totalement pris dans des enjeux politiques. J’ai cité plus haut l’éloge que Sévère fait des chrétiens :

 

Ils font des vœux pour nous qui les persécutons,

Et depuis tant de temps que nous les tourmentons,

Les a-t-on vus mutins ? les a-t-on vus rebelles ?

Nos princes ont-ils eu des soldats plus fidèles ?

Furieux dans la guerre, ils souffrent nos bourreaux,

Et lions au combat, ils meurent en agneaux[29].

 

Ces propos de Sévère sont tout à fait incompatibles avec le portrait que Mgr Calvet fait du « surhomme, [du] héros, [du] saint, au-dessus des lois » qui peut aller jusqu’à tuer sa sœur si cette sœur est devenue un ennemi. Sévère insiste au contraire sur l’obéissance politique des chrétiens, et même sur ce que l’on pourrait appeler le dédoublement de leur zèle, puisque leur « fidélité » au prince les rend « furieux dans la guerre ». Zèle, car Montaigne par exemple ne préconise pas un tel engagement : pour Montaigne il faut se prêter au public, et même savoir mourir si nécessaire – mais sans oublier que c’est « accidentellement » –  comme Curiace, en somme. Sévère décrit des chrétiens qui illustrent la prescription donnée par Jésus : « Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu » – mais sur un mode deux fois zélé, ce qui est plutôt original.

L’adage évangélique a été l’objet d’innombrables conflits d’interprétation aux enjeux très concrets, nourrissant par exemple les oppositions entre l’empereur et le pape. Il justifiait jusqu’à un certain point la cité terrestre, c’est-à-dire l’existence politique, les gouvernements et leurs lois, fussent-ils même païens. L’Église a été en outre elle-même une organisation politique, explicitement politique, qui a pensé ses propres institutions dans l’héritage des institutions romaines : et ses conflits internes articulaient presque toujours les arguments théologiques et les arguments juridico-politiques. Comment détacher, dès lors, « le fait religieux » ?

Du reste, Polyeucte n’incarne pas sans quelque difficulté « l’innocence » décrite par Sévère. Le bris des idoles au cours d’une cérémonie publique est bien un geste de rébellion politique qui désobéit à « César » : et Mgr Calvet rappelle que « cette attitude était interdite par l’Église » – ce qui ne l’empêche pas d’en célébrer l’ardente grandeur. Polyeucte a du reste choqué bien des contemporains de Corneille qui ont vu dans le geste de Polyeucte une quête de gloire très suspecte car très peu chrétienne.

Je voudrais revenir, avant de conclure, sur ma réticence à mettre Polyeucte à un programme de littérature avant les attentats de 2001. Lorsqu’en 2014-2015 j’ai dû faire cours sur cette tragédie qui avait été mise au programme de l’agrégation de lettres modernes 2015, sa « littérarité » m’est alors apparue dans toute son évidence. Mais cette littérarité obscurcit encore sa dimension « religieuse », invitant même une nouvelle fois à ne pas en exagérer l’importance.

On a vu comment la dédicace de Polyeucte à la Reine régente insistait sur la disproportion existant entre la « dignité » de sa « matière » (Dieu) et le peu de dignité de la « pièce de théâtre ». Cette modestie prudente – Corneille cherche une protection – disparaît dès l’« Abrégé du martyre de Saint Polyeucte », texte qui succède immédiatement à la dédicace et dans lequel Corneille présente ce que lui donnent ses sources historiques.  Il rappelle d’abord que « le plus beau secret de la poésie » consiste en « [l]’ingénieuse tissure des fictions avec la vérité[30] ». L’art du poète intervient en quelque sorte deux fois : au niveau de l’invention des fictions, et au niveau de leur « tissure » avec la vérité.

Cependant, Corneille commence par noter que cette « tissure » produit souvent deux effets distincts mais également dommageables. Certaines personnes prennent tout ce qui est écrit pour vrai, d’autres, tout ce qui est écrit pour faux. Or, ici, c’est-à-dire dans le cas d’une matière religieuse, discriminer le vrai du faux est d’une importance particulière, car « la gloire de Dieu » demande que la mort des saints, « si précieuse devant ses yeux », ne passe pas « pour fabuleuse devant ceux des hommes ». Il faut donc savoir reconnaître où se trouve la vérité afin de lui rendre la « vénération » qui lui est due, sans la confondre avec le faux car il serait impie de le vénérer comme elle. Pour parer à ces deux écueils graves, Corneille précise alors ce qu’il a emprunté à l’histoire des saints.

On s’attendrait cependant à ce qu’il complète le raisonnement : à côté de la vérité à « la gloire de Dieu », ce qui est faux ne mériterait-il pas de faire la gloire du poète ? Le dramaturge se contente d’opposer ce qui « doit imprimer du respect comme saint » à ce qui « doit seulement divertir comme industrieux ». Mais sa fierté est sensible à l’énumération finale de ce qui est « industrieux[31] » : « Le songe de Pauline, l’amour de Sévère, le baptême effectif de Polyeucte, le sacrifice pour la victoire de l’Empereur, la dignité de Félix que je fais gouverneur de l’Arménie, la mort de Néarque, la conversion de Félix et Pauline, sont des inventions et des embellissements du théâtre[32]. » Autant dire, presque tout. Et ce presque tout est envisagé sous l’angle de l’art.

L’« Examen de 1660 » est encore plus éloquent. À nouveau, Corneille commence par résumer « ce que [lui] a prêté l’histoire », mais très brièvement cette fois, et conclut : « le reste est de mon invention ». Suit alors un commentaire poétique cinq ou six fois plus long que ce résumé. Non seulement Corneille y rapporte « le succès […] très heureux » de Polyeucte sur le théâtre, mais il l’explique sans aucune référence à la dignité de sa matière religieuse :

 

Le style n’en est pas si fort ni si majestueux que celui de Cinna et de Pompée ; mais il y a quelque chose de plus touchant, et les tendresses de l’amour humain y font un si agréable mélange avec la fermeté du divin que sa représentation satisfait ensemble les dévots et les gens du monde[33].

 

On retrouve la question de la « tissure » – mais elle est, cette fois, entièrement envisagée du point de vue  du plaisir théâtral ; et la « fermeté du divin » (qui n’apparaît pas nécessairement dans la partie « la vérité », mais s’illustre aussi dans la fiction) est surtout mentionnée à la fois pour sa grandeur ou son caractère sublime et comme l’ingrédient qui permet de rassembler toute sorte de spectateurs : Polyeucte « satisfait ensemble les dévots et les gens du monde ». La phrase rappelle du reste étrangement celle de l’Excuse à Ariste écrite dans l’euphorie du succès du Cid : « Je satisfais ensemble et peuple et courtisans ». Ce qui compte pour Corneille, c’est de rassembler des spectateurs divers dans un seul plaisir esthétique, qui ménage plusieurs façons de comprendre et apprécier la pièce.

Dans cet « Examen » de 1660, Corneille ne s’appesantit pas sur le problème de la sacralité de la vérité ni de « la gloire de Dieu », et la religion n’est pas tant envisagée dans ses enjeux religieux que comme problème technique. D’une part, une telle matière nécessite le maximum de dignité : « Pour donner plus de dignité à l’action, j’ai fait Félix gouverneur d’Arménie, et ai pratiqué un sacrifice public afin de rendre l’occasion plus illustre […]. » D’autre part, la sainteté de Polyeucte objecte à la théorie d’Aristote selon laquelle les personnages doivent être ni totalement bons ni totalement méchants. Corneille répond à cette objection en s’autorisant de poéticiens ou de dramaturges illustres :

 

L’illustre Grotius a mis sur la scène la Passion même de Jésus-Christ et l’histoire de Joseph ; et le savant Buchanan a fait la même chose de celle de Jephté et de la mort de saint Jean-Baptiste. C’est sur ces exemples que j’ai hasardé ce poème, où je me suis donné des licences qu’ils n’ont pas prises, de changer l’histoire en quelque chose, et d’y mêler des épisodes d’invention. Nous ne devons qu’une croyance pieuse à la vie des saints, et nous avons le même droit sur ce que nous en tirons pour le porter sur le théâtre que sur ce que nous empruntons des autres histoires[34].

 

La « vérité » est passée au second plan : Corneille insiste ici sur les mêmes points que ceux sur lesquels il insistait déjà lors de la querelle du Cid. Le choix d’un saint quelque peu obscur voire douteux s’éclaire : c’est un choix qui ménage la liberté d’invention du poète, qui déclare avoir « le même droit » sur ce qu’il emprunte à la vie des saints que sur ce qu’il « emprunt[e] des autres histoires ».

En somme, le choix de Polyeucte, c’est d’abord le choix d’un beau sujet extraordinaire, lequel comprend l’opposition sublime entre le zèle extraordinaire d’un saint qui fut amoureux, et l’amour extraordinaire, extraordinairement complexe, de Pauline et de Sévère.

Pour conclure, je dirai que pour bien étudier Polyeucte, au moins dans l’idée que je me fais de l’œuvre de Corneille et du XVIIe siècle, il ne faut surtout pas s’obnubiler avec le « fait religieux ». La perspective conduirait immanquablement à des myopies dommageables. J’ai évoqué l’importance des enjeux politiques de la tragédie, étroitement imbriqués dans des enjeux religieux touchant à la rationalité, peut-être même plus à la rationalité qu’à la spiritualité très rationnels, (mais à l’inverse, la question politique, chez Corneille, présente une dimension éthique si centrale qu’on peut bien la dire « spirituelle »). Je citerais une autre myopie qui serait fatalement induite par une perspective croyant pouvoir isoler le « fait religieux » dans la tragédie. Un trait remarquable, et qui consonne avec ce qu’ailleurs j’ai pu appeler l’énonciation absolutiste-volontariste de Corneille et de ses héros, réunit Polyeucte, Pauline et Sévère, notamment face à Félix : la franchise qui les met en danger et leur fait affronter la colère du prince. Contrairement à Félix qui redoute l’empereur romain Décie, Polyeucte, Pauline et Sévère manifestent leur « gloire » par ce « courage de la vérité » dont Michel Foucault a étudié « la matrice et le défi permanent[35] » dans l’histoire occidentale à travers la figure du parrhêsiaste et dont il a suivi les avatars de l’antiquité à nos jours, c’est-à-dire notamment du cynisme grec au héros révolutionnaire en passant par certaines incarnations chrétiennes.

À maints égards, Polyeucte explore des figures de parrhêsie, style de discours et d’éthos esthétiquement et dramatiquement si consistant pour un dramaturge passionné d’extraordinaire et d’éclat. Polyeucte présente quelque chose d’un cynique – et c’est même ce qui le différencie absolument d’Horace. Oui : Polyeucte en parrêsiaste cynique ! Voici une piste qui me paraît bien plus judicieuse, sur le plan de l’écriture de Corneille, que celle du martyr, dont je rappelle encore que sa représentation n’est pas apparue pleinement satisfaisante aux contemporains du point de vue chrétien.

Mais pour l’affirmer, il faut souscrire à un point de vue critique encore une fois quelque peu structuraliste : c’est-à-dire à un point de vue qui considère qu’il convient de ne pas s’arrêter aux phénomènes de surface, mais essayer d’explorer le sens des formes et des dispositifs, des modes de subjectivation, chercher à établir des typologies, suivre la façon dont elles s’actualisent dans des contextes historiques donnés, distinguer finement les niveaux (anthropologique, religieux, politique, sociétal, etc.) auxquels on place l’analyse selon les moments, selon les concepts…

*

*   *

 

« Comment comprendre le 11 septembre 2001 sans remonter au wahhabisme, aux diverses filiations coraniques, et aux avatars du monothéisme ? » interrogeait Régis Debray dans le rapport cité en ouverture à ma réflexion. Les deux historiens des conflits religieux du XVIe siècle européen, Denis Crouzet et Jean-Marie Le Gall, se sont également penchés sur la question du « comment comprendre » après les attentats perpétrés en France en janvier 2015 contre des journalistes de Charlie Hebdo et un magasin d’alimentation casher. Ils ont cherché à rapprocher l’état de « dépossession de soi » des djihadistes contemporains et celui des « fous de Dieu » qui ont massacré les protestants ou les « impurs » (impurs à leurs yeux de zélés religieux) au cours du XVIe siècle, leur commune horreur du blasphème, la similitude de leurs rhétoriques et de leur perspective eschatologique. S’ils ont souligné par là certaines dérives communes du monothéisme (non sans rappeler que les guerres de religion du XVIe siècle, ce sont des guerres internes au christianisme…), ils ont aussi insisté, pour l’époque contemporaine, sur l’importance de l’influence hypnotique d’internet, dont les sites islamistes, agissant « sur le même mode que les jeux vidéo », « aspire[nt] la conscience de celui qui se prend au jeu », « déréalise[nt] ses affects et son entendement[36] ».

Ils écrivent encore :

 

On assiste moins au retour du religieux qu’avant tout au réveil de ce qu’on appelle le théologico-politique, un problème qu’à l’exception de quelques philosophes et de très rares sociologues, les sciences sociales ont depuis cinquante ans largement ignoré en France en raison de l’exculturation religieuse de nos sociétés contemporaines, qui ne sont plus en mesure de comprendre ce que peut être la force du religieux dans une société ; en raison aussi de ce que le religieux a été déclaré vestige résiduel du passé, par ignorance de la vitalité religieuse d’autres continents et d’autres religions que le christianisme […] La disparition de partis et de syndicats assurant la formation de militants tout comme la précarité ou l’absence de travail laissent les individus dans un isolement qui peut être brisé par la fraternité des prières et, pour certains, dans la participation à une aventure qui peut aller de la prison à la guerre. La violence est un instrument de sociabilisation holiste et depuis Durkheim, on sait que le religieux construit du social tout autant qu’un rapport à la transcendance.[37]

 

Nous sommes actuellement obnubilés – et cela se comprend ! – par la question de la montée des intégrismes religieux et plus particulièrement par le danger que représente le djihadisme contemporain. Trouver des explications pour trouver des solutions occupe légitimement les consciences : l’insistance récente sur l’importance de l’enseignement du « fait religieux » à l’école en est un signe. Denis Crouzet et Jean-Marie Le Gall insistent, eux, sur l’histoire et l’anthropologie – et c’est bien à partir de ces perspectives que j’ai abordé Polyeucte ici même.

Or, mes conclusions m’invitent à une dernière conclusion, pédagogique cette fois : aujourd’hui, j’éviterais soigneusement d’étudier Polyeucte, en tout cas dans le secondaire. Abordé avec ce regard obnubilé par le problème du djihadisme contemporain (regard des élèves si par extraordinaire ce n’était pas celui de l’enseignant), Polyeucte ne nous promet que des déboires. Car à qui ou à quoi de nos configurations contemporaines ressemble le héros ? Aucune, en fait. Il assemble des éléments qui se distribuent aujourd’hui sur des acteurs n’ayant pas grand chose en commun. Il serait consternant qu’une volonté de condamner le fanatisme religieux conduise à ignorer la différence majeure entre celui de Polyeucte et de Néarque, qui ne tuent personne et n’en expriment pas l’intention[38], et celui des djihadistes. Il serait non moins consternant qu’une comparaison tourne à l’apologie de la religion chrétienne face à la religion musulmane…

Il est plus intéressant de se demander à quoi ressemble une subjectivation zélée jusqu’à la dépossession de soi – la « transsubstantiation », pour parler comme Montaigne. Et pour cela, Horace, qui nous éloigne de toute actualité brûlante, est une tragédie bien plus prometteuse.

 

 

 

[1] Evelyne Martini, « Le fait religieux dans le champ littéraire », dans Le Français aujourd’hui n° 155, Lecture des textes fondateurs.

[2] François Hartog, Régimes d'historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2003

[3] Ibid., p. 61.

[4] Ibid., p. 59.

[5] Je crois même avoir été parmi les premières interprètes à avoir repéré l’importance da la tradition mystique dans l’écriture de Beckett : Hélène Merlin, « Le chicot-crucifix et le texte vestige », Littérature, n°83, oct. 1991.

[6] Non sans que cette distinction ne se trouble, voire ne s’annule, au voisinage des textes dits « spécifiques » ou « fondateurs » comme la Bible, au point qu’ils semblent parfois se trouver comptés, sans plus ample examen, parmi les textes littéraires.

[7] Corneille, Polyeucte, Gallimard, 1996, p. 33.

[8] Bien des chercheurs considèrent qu’appliquer le concept de « littérature » à des œuvres textuelles produites antérieurement à la Révolution française constitue un anachronisme. En effet, non seulement le découpage des discours ne correspond en rien à celui qui se met en place avec l’émergence de la littérature au sens moderne du terme, non seulement c’est la fonction de ces discours antérieurs à la Révolution française qui s’en trouve réorganisée autour d’un principe esthétique inexistant comme tel avant le XIXe siècle, mais cette différence se reflète aussi dans la définition professionnelle des auteurs et dans l’attente des lecteurs.

Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy ont ainsi pu montrer que l’idée de littérature naissait quand lui était assignée une fin esthétique absolue, complètement dégagée des contingences du monde ordinaire, point de vue élargi par Jacques Rancière qui insiste sur l’importance du fait démocratique pour le « régime esthétique des arts », ce qui explique selon lui comment l’absolu littéraire peut côtoyer conflictuellement une littérature au contraire vouée à l’ordinaire, comme en témoignent les querelles du réalisme. De son côté, Pierre Bourdieu a voulu assigner une cause sociologique à cette émergence en mettant en parallèle l’idéal d’intransitivité de la littérature et l’autonomisation d’un espace professionnel, le champ littéraire, condition de possibilité de la littérature. Ce champ littéraire ne se constituerait comme tel qu’au XIXe siècle, les causes sociales entraînant un effet symbolique (l’esthétique), et non l’inverse. Parallèlement à ces analyses, du côté des études portant sur la période antérieure à la Révolution française, Marc Fumaroli, inaugurant tout un style de recherche ultérieurement défini, dans son sillage et de façon un peu pompeuse, comme « l’Ecole française de rhétorique », creusait aussi la différence entre les périodes anciennes et la période moderne et contemporaine en montrant l’importance, pour les premières, de la culture rhétorique.

[9] Polyeucte, IV, 6, v. 1437-1442. Cf. aussi V, 6, 1791-1792 : « Ils mènent une vie avec tant d’innocence, / Que le ciel leur en doit quelque reconnaissance. ».

[10] Pour comprendre cette énumération qui n’a rien d’arbitraire, je renvoie à mes ouvrages.

[11] Horace, II, 3, v. 441-449.

[12] Polyeucte, IV, 3, v. 1211-1214.

[13] Ibid., loc. cit., v. 1221

[14] III, 3, v. 827-834.

[15] J’entends ici par « nous » moins une opinion – car comme opinion, l’affirmation fait au contraire débat, et il paraît assez clair par exemple que les religieux intégristes contemporains sont en désaccord avec cette perspective – que la situation historique dans laquelle et sous laquelle les sociétés occidentales sont placées, le fondement sur lequel elles reposent, non sans contradictions gigantesques : les droits de l’homme sont une chose, la publicité qui investit le désir individuel sur la base du présupposé de sa légitimité mais en l’aliénant en est une autre....

[16] Horace, IV, 7, v. 1371-1377.

[17] « Mais votre fermeté tient un peu du barbare », dit Curiace à Horace à l’acte II, scène 3 (v. 456).

[18] Ibid., V, 2, v. 1501.

[19] Ibid., V, 3, 1730.

[20] « Je ne plains point Camille : elle était criminelle […] » (Ibid., V, 1, 1411).

[21] Ibid., V, 3, 1777.

[22] Polyeucte, I, 1, v.17

[23]  II, 6, 683-688.

[24] Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 20.

[25] Michel de Montaigne, Essais, III, 10, « De ménager sa volonté », Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, p. 1057.

[26] Mgr Calvet, Recteur de l’Institut Catholique, Polyeucte de Corneille, Paris, Editions de la Pensée Moderne, 1966, p. 19.

[27] Ibid., p. 20.

[28] Ibid., p. 80

[29] Polyeucte, IV, 6, v. 1437-1442. Cf. aussi V, 6, 1791-1792 : « Ils mènent une vie avec tant d’innocence, / Que le ciel leur en doit quelque reconnaissance. »

[30] Corneille, Polyeucte, Gallimard, 1996, p. 36.

[31] Ibid., p. 37.

[32] Ibid., p. 39.

[33] Ibid., p. 43

[34] Ibid., p. 42.

[35] Michel Foucault, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, Hautes Études, Gallimard-Seuil, 2009, p. 43.

[36] Denis Crouzet et Jean-Marie Le Gall, Au péril des guerres de Religion, Paris, PUF, 2015, p. 11.

[37]  Ibid., p. 16-17.

[38] Stratonice, pourtant horrifiée de son geste « impie et sacrilège », fait ce portrait de la « secte » des chrétiens : « Elle n’en veut qu'aux dieux, et non pas aux mortels. / Quelque sévérité que sur eux on déploie, / Ils souffrent sans murmure, et meurent avec joie ; / Et depuis qu'on les traite en criminels d'État, / On ne peut les charger d'aucun assassinat. » (I, 4, v. 260-264)

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