Religieux/Littéraire  n° 3

 

 

 

Préambule

Enseignante au lycée au moment du projet du dossier, Aurélie Leclercq fonde son analyse sur un récit d’expérience : il s’agit de penser le partage de textes dits « littéraires », mais présentant une forme et un contenu explicitement religieux. Les deux textes étudiés avec une classe de 1e technologique dans une séquence sur l’argumentation rapportent une prise de parole émanant directement du divin et définissent les contours de la liberté humaine au sein de la Providence.

Or les élèves ont réagi très diversement face aux deux passages (l’un extrait du chapitre XX de Zadig, l’autre du discours de Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme). Une première résistance concerne les deux textes : c’est celle de l'articulation, improbable à leurs yeux, entre discours religieux et discours argumentatif. L’apparent paradoxe heurte à la fois les élèves « les plus rétifs à la question religieuse, qui estiment que travail de raison et religion sont incompatibles », et « ceux qui se définissent comme appartenant à une religion, qui craignent ou soupçonnent que s’accomplisse là un travail de sape de leur foi ». Ce point d’achoppement constituera donc pour la professeure et les élèves le cœur de la séquence : comment construire, face à ces textes littéraires / paroles religieuses, une démarche d’interprétation et de réflexion autonome ?

Ce que le déroulement de la séquence met d’abord en lumière, c’est la divergence entre deux auteurs et deux courants (l’humanisme et les Lumières) pourtant souvent rassemblés dans les groupements de textes du baccalauréat. La réception du texte de Voltaire soulève bien plus d’oppositions que la lecture de Pic de la Mirandole, et elle le fait par une série d’écarts et d’antithèses qu’Aurélie Leclercq analyse de manière très convaincante : la familiarité que les lycéens entretiennent avec la figure de Voltaire joue pour une fois contre le texte, qui se trouve immédiatement soupçonné, alors que l’étrangeté de Pic – de son nom même – séduit les élèves. En entrant plus avant dans le commentaire, tous les effets de distanciation pratiqués par Voltaire (l’ironie, l’argumentation indirecte, le pastiche) seront interprétés comme des marques insupportables d’irrespect et de distinction sociale ; au contraire les élèves sont séduits par l’humilité et la forme engageante du discours de Pic – qui accueille le lecteur et le pousse à la responsabilité.

De cette expérience d’enseignement, Aurélie Leclerq tire deux conclusions fortes, qui ne peuvent qu’interpeler les enseignants de littérature dans le secondaire ou à l’université. La première, c’est le retournement que révèlent ces réceptions contrastées : quand la critique voltairienne des croyances semble bloquer toute réflexion autonome de la part des élèves, « le discours le plus fondé religieusement – c’est à dire ressenti comme le plus respectueux de la parole religieuse – […] permet aux élèves de faire un travail de raison, de produire des relations ». La seconde, tout aussi frappante réside dans l’hypothèse finale selon laquelle l’inanité de l’opposition entre discours religieux et discours de raison ouvrirait la possibilité de recevoir ces textes et de les partager dans un espace particulier : selon Aurélie Leclercq, « l’assentiment créé par [le texte de Pic] relève de la foi, c’est-à-dire d’un ordre du discours qui contrairement à la croyance ne vit pas dans la dichotomie de son opposition à la raison » – serait-ce cela lire en « littéraire » ? La discussion est ouverte…

L. F.

 

Aurélie Leclercq est professeure agrégée de lettres modernes et doctorante contractuelle à l'université Paris Diderot Paris 7. Elle prépare une thèse intitulée « Anachronisme et intempestivité. Baudelaire, Pessoa, Pasolini à contre-temps » sous la direction de Catherine Coquio.

 

 

 

« Je me défie de moi-même… »

Élaboration du savoir dans les textes argumentatifs  inspirés de textes religieux. Lectures d’un cours de première.

 

 

 

Aurélie Leclercq

01/07/2017

 

 

On parle, régulièrement, de la question du « fait religieux », de son enseignement spécifique dans le secondaire, question abordée en classe de sixième, avec la lecture des textes sacrés. Les nouveaux programmes font intervenir l’étude de ces textes sacrés dans une séquence sur les « textes de l’Antiquité », auprès de L’Énéide, des textes homériques, des Métamorphoses, ou de L’épopée de Gilgamesh. Le texte biblique est déjà perçu dans sa dimension mythique, c’est à dire fondatrice d’une communauté, et littéraire.

La lecture de ces textes, dès lors, fait déjà l’objet d’une interrogation, pour l’enseignant de français. Faut-il promouvoir une lecture poétique des textes religieux ? Selon les visées ministérielles, les élèves auraient besoin d’une initiation au religieux comme « langage spécifique » ; il faudrait faire saisir dans quelle mesure les textes religieux peuvent être lus de manière symbolique, et non au pied de la lettre.

Toutefois, il semble important que l’étude des textes de création ne se fonde pas uniquement sur une lecture poétique des textes religieux. Et cela, pour deux raisons : de par le caractère encore vivant de cette parole pour les fidèles, tout d’abord, mais aussi « pour tous ceux qui, face aux croyances, veulent affirmer la légitimité de la raison [1]». C’est donc ce travail critique opposant croyance et raison qui innerve les questionnements quant au fait religieux.

Au-delà du « fait religieux », la question se pose de la manière d’aborder des textes qui se fondent sur un sous-texte religieux, et qui font intervenir la question du divin, voire, nous le verrons, la voix de Dieu, textes littéraires qui seront traités et analysés comme tels. Comment définir ces textes ? Évelyne Martini a tenté une distinction selon le « niveau de présence » du religieux dans les textes littéraires, niveaux de présence qui induisent un traitement varié des questions religieuses. É. Martini nomme présence ponctuelle les notations à caractère religieux disséminées dans le texte ; présence structurante la dimension spirituelle qui organise un texte ; la présence spécifique, enfin, renvoie aux textes qui sont littéraires et explicitement religieux [2]. Nous nous intéresserons ici à des textes qui relèvent d’une présence structurante, voire spécifique, du religieux.

***

Les deux textes sur lesquels j’ai travaillé avec une classe de première technologique, relèvent de l’argumentation et se fondent tous deux non pas sur la lettre des textes sacrés, mais sur des paraboles ou récits dont la tradition reste parfois vivante. Il s’agissait d’abord d’un extrait du chapitre XX de Zadig [3]. Zadig y fait la rencontre de l’Ermite, qui, l’ayant mis à l’épreuve, reprend son apparence originelle : celle de l’Ange Jesrad, qui l’enjoint à se soumettre à la Providence. Le second texte était extrait deDe la dignité de l’Homme, de Pic de la Mirandole [4]. Si le texte de Zadig se fonde sur une parabole coranique, la parole prononcée dans le second texte fait partie de la tradition orale tant chrétienne que musulmane. Ce qui doit être posé, c’est la question de l’approche littéraire, voire philologique de ces textes, et des types de réceptions qui sont induits par cette approche.

Il s’agit par ailleurs d’une approche profane, doublement profane, dans la mesure où elle ne cherche pas à approfondir la question religieuse, et où elle ne se fonde pas sur un rapport expert à ses textes. La seule expertise, ici, est celle d’avoir enseigné dans le secondaire : l’article se fonde sur les lectures produites par, ou avec les élèves, et sur la manière dont ils semblent avoir reçu ce qu’ils ont ainsi construit. Ainsi se saisit la manière dont s’élabore la responsabilité (de l’élève et de l’enseignant) face au savoir. Il s’agira d’analyser la réaction des élèves face au savoir qu’ils produisent : élaboré par eux, collectivement, et pourtant parfois mis à distance, ou plus ou moins assumé de manière privée.

On se tient donc à la fois au plus loin et au plus près des textes : au plus loin, dans la mesure où ils font l’objet d’une analyse qui est loin d’être experte, produite par des jeunes adolescents ; au plus près, en cela que ces textes, interrogeant le libre-arbitre et la responsabilité personnelle, engagent cette responsabilité de façon très concrète.

Le premier paradoxe, pour un élève, c’est cette jonction du discours religieux et de l’argumentation – c’est-à-dire l’objet d’étude qui relève le plus, pour les élèves, du travail de « raison ». Cette articulation ne va pas a priori de soi pour les élèves, notamment pour les plus rétifs à la question religieuse, qui estiment que travail de raison et religion sont incompatibles, et pour ceux qui se définissent comme appartenant à une religion, qui craignent ou soupçonnent que s’accomplisse là un travail de sape de leur foi. Le religieux pour les élèves serait en effet davantage voué à irriguer des textes poétiques, la forme littéraire qu’ils ressentent a priori comme la plus irrationnelle, fondée sur une « inspiration » à laquelle ils attachent volontiers une dimension sacrée.

Comment un élève peut-il être à même de comprendre qu’un texte fondé sur le travail de la raison puisse reposer sur une parole religieuse qui, elle, relève de la croyance ? C’est cette difficulté-là, cette ambiguïté sur laquelle nous aimerions ici nous pencher, à travers la réception des élèves face à des faits proprement littéraires, que nous avons pu observer. S’il s’agit dès lors de s’interroger sur ces réceptions contrastées du texte des Lumières et du texte humaniste, c’est aussi pour nous interroger sur la possibilité pour les élèves d’articuler la lecture des textes à une démarche active de réflexion plus autonome, et de construction du sens.

Ces deux textes avaient été étudiés dans le cadre plus large d’une séquence orientée autour des questions de fatalité, de Providence et de libre-arbitre. L’introduction de cette séquence avait fait l’objet d’une discussion animée sur ces différentes notions. Animée, quoique quasiment unanime : les élèves défendaient en grande majorité une vision fataliste de l’existence – qui prenait chez eux différents noms, ou différentes justifications. Ils avaient pu découvrir étonnés la parenté de certains discours et certaines traditions religieuses (spécifiquement, le christianisme et l’islam), parfois saisis de manière approximative (la question du Mektoub [5] , par exemple) ; et mêlaient considérations religieuses et réflexions d’ordre plus personnel ou social. Il en avait émergé ce constat : que les élèves, toutes confessions confondues, défendaient une vision de l’existence fondée sur le destin, et oscillaient en réalité entre références religieuses hésitantes et une forme de fatalisme social. « Fatalisme » social qui, pour ne pas être véritablement nourri de réflexion sur le déterminisme (notion dont ils n’ont pas connaissance), pourrait apparaître comme une sorte de version sécularisée du Mektoub et de la providence[6]. C’est peut-être en raison de cette oscillation que discours religieux et non religieux semblaient se retrouver sur ce terrain commun.

C’est en gardant en tête ces oscillations, cette variété de points de vue (au sens originel de l’endroit depuis lequel on voit) toutes subsumées sous une opinion communément partagée que ces lectures ont été faites.

Évidemment, il est difficile de juger réellement de la réussite ou de l’échec de l’étude d’un texte en classe ; mais c’est une gageure encore plus grande que de juger des raisons de cet échec ou de ce succès. L’interprétation a posteriori court dans ce cas le risque de l’arbitraire – le ressenti forcément subjectif d’un professeur, et du déni des circonstances particulières et contingentes dans lequel un texte est étudié (la disponibilité des élèves à tel instant, par exemple). Il y a pourtant des lignes de forces qui émergent, et peut-être aussi peut-on se fonder sur les réactions les plus immédiates, les plus spontanées des élèves : ainsi d’un groupe d’élèves (très religieux, défendant de manière très virulente, en début de séquence, une idée de la Providence à laquelle se soumettre), réellement anxieux au visionnage de l’adaptation d’une nouvelle de Philip K. Dick (Minority Report [7]) interrogeant la question du libre-arbitre – et enjoignant le personnage principal à « fai[re] le bon choix », choix libre, et à « pense[r] à Pic de la Mirandole » !

 

Des réceptions contrastées : analyse des lectures stylistiques des textes

Il est évident que ces textes ont fait l’objet de réceptions variées. Les élèves (de 1e STMG) connaissaient pour la plupart Voltaire pour avoir l’année précédente étudié Candide ; en revanche Pic de la Mirandole leur était parfaitement étranger. Cette situation n’est pas sans influencer le rapport qu’ils ont aux textes ; mais il faut remarquer que la familiarité qu’ils avaient à l’un des auteurs (permettant, souvent, une sorte de mise en confiance) n’a pas agi ici, ou plutôt a agi dans le sens opposé. Les élèves n’étaient pas neutres à la lecture de Voltaire, qui initialement provoque un sentiment de rejet, que pour certains, ils n’hésitent pas à verbaliser. Sentiment de rejet qui, étrangement, n’a pas « déteint » sur le second texte proposé, les mettant pourtant face à cette difficulté particulière qu’est la distance éprouvée face à un texte, d’un siècle et d’un pays peu étudiés dans le secondaire, qui privilégié exclusivement la littérature française, et – en tout cas face aux élèves les plus en difficultés –, la littérature plus récente (XIX-XXe ), misant justement, sans doute, sur un « sentiment de familiarité » que l’on suppose plus propre à les attirer.

Or, dans le cas de textes posant la question du religieux, il semble que la familiarité ne fonctionne pas du tout, qu’elle soit plutôt l’objet d’un refus, d’une suspicion. Avec prudence, nous pourrions tenter quelques explications : la « proximité » de Voltaire, souvent étudié dans le secondaire, le constituerait comme « complice » de la pensée de l’École, pensée dont les élèves les plus religieux estiment – même sans entrer dans un antagonisme violent – qu’elle est impropre à saisir, à aborder le fait religieux. À travers la manière qu’ils ont de verbaliser leur suspicion, ou leur agacement vis-à-vis de l’auteur, on peut avancer prudemment que celui-ci est considéré complice de la pensée de l’École dans la mesure où il tiendrait un discours de tolérance qui serait ressenti comme l’apanage d’une communauté de nantis : une communauté plus tolérante d’elle-même que réellement universalisante. L’idée peut ne pas aller de soi : Jacques Rancière, dans un entretien d’avril 2015, fait état de cette transformation, voire d’une confiscation d’une idée de l’universalisme : « Mais justement l’universalisme a été confisqué et manipulé. Transformé en signe distinctif d’un groupe, il sert à mettre en accusation une communauté précise[8] ». Par ailleurs, il va sans dire que l’ironie, que les élèves peinent souvent à ressentir, leur apparaît comme une violence ; ce sentiment que la plaisanterie leur échappe conférerait au rire voltairien des aspects de brimade sociale. Brimade sociale dans la mesure où se rire, leur échappant, les exclurait. Parce que ce rire, enfin, leur semble peut-être (c’est ainsi que certains élèves l’expriment, en tout cas) l’apanage d’un groupe – celui-là même que Rancière décrit. Par ailleurs, cette complicité supposée de Voltaire leur semble porter préjudice à toute tentative de pensée autonome et réellement libre ; à la pensée de Voltaire, disent parfois les élèves (en des termes différents), il faut se soumettre : « “Mais, dit Zadig…” Comme il disait mais, l’ange prenait déjà son vol… »

Stratégies de mise à distance

Il y a d’emblée une étrangeté chez Pic de la Mirandole (l’onomastique fonctionne à plein, et crée une distance surprise et amusée : Voltaire d’ailleurs ne l’appelle-t-il pas, dans un article du Dictionnaire Philosophique, « Petit Pic » ?) qui, c’est ce que nous postulons, serait plus à même de faire aborder la question religieuse, que les élèves veulent encore nimbée de mystère et d’étrangeté. Ce mystère joue dans les deux sens : soit comme respect de la parole divine, de ce qui nous échappe en elle ; soit, au contraire, comme reconnaissance du caractère irrationnel ou, au moins, lointain, de la croyance religieuse. Pour ces raisons toutes opposées, il semble qu’il faille aborder la question religieuse de manière oblique.

La lecture attentive des textes, attentive aux procédés stylistiques, nous paraît encore accuser ce sentiment d’étrangeté et de mise à distance, cette perception par les élèves en tout cas.

L’extrait étudié de Pic de la Mirandole est court, il ne nécessite aucune mise en perspective particulière dans l’œuvre : il prend la forme d’une pensée sans détours, d’une efficacité désarmante, ex nihilo. Il débute sur la mention de Dieu, par l’usage de la périphrase : « le Parfait artisan ». La périphrase, précisément, fonctionne immédiatement comme mise à distance ; sorte de respect anxieux, volonté de ne pas prononcer le nom de Dieu, perçu par les élèves comme une forme d’humilité. Périphrase immédiatement redoublée, dans la mention de l’homme – « celui à qui il ne pouvait rien donner en propre… » – créant un parallèle entre l’humilité initiale professée envers Dieu, et une sorte de prudence dans le discours sur l’Homme : c’est ainsi qu’est perçue l’entrée dans le texte. Il ne s’agissait pas ici, d’encourager ou de décourager ce respect, mais de voir dans quelle mesure, de quelle manière il peut être induit par un procédé : ainsi c’est le procédé littéraire, dès le début du texte, qui les dispose favorablement à une lecture ; il me semble que c’est ce pouvoir de la formule qu’il est intéressant de leur faire remarquer.

Évidemment, cette forme de mise à distance n’apparaît pas chez Voltaire, où elle relève de l’ironie, non de la déférence. Nulle ironie dans la périphrase utilisée par Pic de la Mirandole, les élèves le sentent parfaitement ; car elle semble confusément proposer des échos avec des formules religieuses solennelles dont ils ont une connaissance plus ou moins précise.

Face à l’humilité et à la mise à distance du texte de Pic de la Mirandole, l’extrait de Zadig (et la rhétorique voltairienne, que les élèves gardent en tête) paraît proposer une approche plus péremptoire. L’ironie voltairienne, notion qui leur est souvent assenée au lycée, leur échappe en grande partie. Que le texte proposé dans Zadig soit ironique ou non, il n’empêche que cette connaissance de l’ironie voltairienne, comme savoir stérile, souvent incompris, colore leur lecture et les pousse au soupçon.

La parole rapportée : Dieu et l’ange

Les deux textes se fondent sur une prise de parole directe émanant du divin ; l’ange Jesrad, dans Zadig, Dieu, chez Pic de la Mirandole.

La première est une prise de parole située, incarnée : elle émane d’un ermite bien visible, se transformant en ange, à la faveur d’une métamorphose que les élèves perçoivent comme relevant d’un registre fantastique, propre à décrédibiliser la parole sacrée :

Il [Zadig] aperçut que le vieillard n’avait plus de barbe, que son visage prenait les traits de la jeunesse. Son habit d’ermite disparut ; quatre belles ailes couvraient un corps majestueux et resplendissant de lumière.

La dimension visuelle du texte met sous les yeux des élèves l’ange et la source de la parole. Ici encore, la prise de parole empêche toute mise à distance, dans une mise en présence que les élèves perçoivent comme une ridiculisation de la parole divine. Certes, chez Voltaire, elle s’ouvre au dialogue ; et semble par là accueillir l’altérité, – la parole humaine – mais pour mieux la soumettre. Soumission visible encore : Zadig, devant l’Ange, se prosterne, avant de « demand[er] la permission de parler ». La parole divine semble prise dans un jeu de pouvoir qui, s’il mime l’échange, n’en est pas moins l’imposition péremptoire d’une parole. Les élèves dégagent le caractère péremptoire de cette parole : « soumet-toi », voilà à quoi l’ange enjoint l’Homme qui, par ailleurs, apparaît comme plongé dans l’obscurité : « Les hommes, dit l’ange Jesrad, jugent de tout sans rien connaître ». Les élèves les plus religieux ressentent comme une violence que la parole sacrée soit associée à un acte de soumission. Les élèves rétifs, ou qui s’opposent frontalement au fait religieux sont de même gênés que la parole divine soit celle qui s’arroge la capacité « d’éclairer ». Il ne s’agit pour les élèves, dans leur diversité, non pas d’une parole rapportée, mais d’une parole empruntée, d’une parole que Voltaire « pasticherait », en mêlant la parole divine à l’injonction incompatible des lumières : « tu étais celui de tous les hommes qui méritait le plus d’être éclairé ». Que le texte soit ironique ou non, ce phénomène de parole empruntée ici leur apparaît nettement, et est vécu, comme une violence faite à la parole divine. Mais peut-être même à la langue : mêlant ainsi différents matériaux, utilisés de manière tantôt ironique, tantôt sérieuse – ce qu’il s’agit évidemment pour le professeur de démêler, il y a pour certains élèves un déficit de confiance qui s’instaure vis-à-vis de la langue ainsi maniée.

La prise de parole de Dieu dans le texte de Pic de la Mirandole échappe à cette difficulté. Elle est insituée, émane d’une puissance divine qui, de la même manière qu’elle ne se prononçait pas, ne se montre pas. C’est l’homme qui est situé – « au milieu du monde » ; par là, sa posture d’accueil n’apparaît pas comme soumission. Ce « milieu du monde », précision humaniste, permet aux élèves une réflexion sur l’Homme, sur eux-mêmes, donc, qui ne paraissent pas imposée : « Je t’ai mis au milieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler autour de toi ce que le monde contient. ». L’absence de dialogue – la passivité de l’Homme, muet dans ce dialogue, ouvre paradoxalement à un déchiffrement du monde par l’Homme.

 

Discours divin et argumentation : vers l’élaboration d’une posture personnelle.

Tout enseignement du français dans le secondaire se fonde aussi sur la nécessité de faire acquérir aux élèves quelques savoirs formels. L’enseignement du français en seconde et première interroge les formes et procédés de l’argumentation, et s’organise beaucoup autour de la distinction entre argumentation directe et indirecte, généralement saisie par les élèves. L’argumentation indirecte, connue par les fables et leur volonté d’instruire en « divertissant », est pourtant souvent plus difficile pour eux à appréhender. Dans les échanges, ou exercices plus dissertatifs, les élèves sont nombreux à rejeter l’argumentation indirecte, comme étant moins efficace, là où la dimension « divertissante » aurait pu, semble-t-il, davantage les retenir. De ce point de vue, l’étude de ces deux textes, relevant de stratégies argumentatives très différentes est encore éclairante quant à la question du religieux. Il me semble en effet important d’observer combien les élèves sont sensibles aux formes, formes discursives, argumentatives, qui mettent directement en jeu leur capacité de déchiffrement et engagent leur responsabilité de lecteur. Cette sensibilité à la forme est première, même là où le sens résisterait. Il serait intéressant de voir dans quelle mesure l’étude de ces textes – avec leur réception contrastée – peut permettre aux élèves d’entamer un travail de réflexion plus autonome – sur le savoir et, plus largement, sur le thème de la séquence – providence et libre-arbitre.

La parabole et l’argumentation directe

Le genre utilisé par Voltaire – la parabole, la fable –, est souvent associé, chez les élèves, à un « manque de sérieux » qui décrédibilise la parole qui y est rapportée. Les élèves ont le sentiment, dans la réception de ce texte, d’une sorte de torsion, d’un paradoxe peu recevable : Voltaire s’y autorise une approche frontale de la représentation (l’Ange aux ailes merveilleuses, et sa nomination) et de la prise de parole divines ; mais il adopte une démarche argumentative indirecte. Certes la parabole est un fait discursif religieux : si les élèves ne sont pas nécessairement familiarisés avec ce fait, il leur avait pourtant été précisé que l’extrait de Voltaire se fondait sur une des paraboles présentes dans le Coran. La sourate XVIII, « La Caverne » (al-kahf) est l’une des plus célèbres du Coran, tant en milieu musulman que non musulman. Peut-être en raison de son caractère narratif : elle raconte différentes histoires, dont celle de Moïse et du serviteur de Dieu (v. 60-82), qui serait une des sources de Voltaire. Cependant, il semble émerger de l’étude menée sur ce texte une forme de suspicion et de rejet de la forme de la parabole, ici du conte philosophique. Nous pourrions formuler l’hypothèse que cela apparaît comme un emprunt indu à la tradition sacrée, voire un pastiche de celle-ci, mais avec force prudence : il est incertain que les élèves, dont la culture religieuse est parfois hésitante, et dont les savoirs littéraires, en termes historiques et formels ont été très fractionnés, soient en mesure de faire quelque lien entre les paraboles des textes sacrés et les formes d’argumentation indirecte, comme celles présentes dans les contes philosophiques, par exemple.

L’argumentation indirecte n’est pas une mise à distance fondée sur l’humilité ; au contraire, elle se donne l’autorisation de cette prise de distance et apparaît comme une désacralisation du fait religieux. Si le texte de Pic de la Mirandole relève encore d’une forme proche de la parabole, les formes argumentatives plus directes présentes dans le discours de Dieu, nettement démonstratif, sont ainsi préférées par les élèves, qui de manière générale ont le sentiment d’être pris au sérieux en tant que lecteurs, et que le sujet traité l’est aussi.

Ainsi le texte de Pic de la Mirandole est fondé sur une argumentation formellement claire, organisée autour d’un procédé facilement identifiable et interprétable, qui innerve tout le texte : l’antithèse, la binarité, qui délivre un discours tout aussi assuré que le précédent, mais qui propose une alternative : « Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d’un peintre ou d’un sculpteur. Tu pourras dégénérer en des formes inférieures, comme celle des bêtes, ou régénérer, atteindre les formes supérieures qui sont divines » (c’est moi qui souligne).

Les antithèses sont redoublées par les jeux d’échos (dégénérer/régénérer), et participent de cette position centrale et médiane de l’homme « au milieu du monde ». Le caractère binaire de la proposition, aisément saisissable, permet une lecture du monde par les élèves : dans l’alternative, la possibilité de liberté d’interprétation, de choix se dessine, là où la parabole, semble paradoxalement proposer une lecture univoque d’une plus grande violence. La parabole n’apparaît pas comme ce qui permet une liberté, une autonomie de lecture ; elle n’en donne que l’illusion provisoire. Elle semble exiger initialement du lecteur une interprétation critique de l’histoire narrée, qu’elle dénoue pourtant en apportant de manière péremptoire une « morale », une « résolution ». Ce double-jeu, ainsi, apparaît comme une autre violence : celle d’une parole, d’une voie qui leur apparaît, initialement, comme « impénétrable », et finirait pourtant par imposer un discours préalablement établi. Sorte de disqualification ironique du travail de déchiffrement libre du lecteur – de l’élève – et parodie, encore, des voies impénétrables de Dieu. Il a été difficile, dès lors, de pouvoir initier un travail sur la construction d’une interprétation personnelle, et une réflexion sur l’argumentation. Relevant, formellement d’une forme de pastiche, la parabole voltairienne a rendu impossible toute pensée autonome de la part des élèves, ou un maniement personnel de ces réflexions.

En élargissant cette réflexion à un corpus voltairien plus large, auquel les élèves ont le plus souvent été déjà confronté, on comprend dans quelle mesure la critique, ironique, des croyances (religieuses, notamment) n’était pas à même de renforcer, chez l’élève, une réflexion sur la nature du savoir – et de manière pratique, de les aider à eux-mêmes produire une réflexion, ou se familiariser avec une pensée.

L’enseignement : le religieux comme cible, ou source, des interrogations ?

L’argumentation de Pic de la Mirandole se fonde sur une perception duelle, particulièrement aisée à appréhender, comme nous l’avons vu, à travers le jeu des antithèses et des parallélismes. Le texte propose donc une conclusion aisée à appréhender de manière poétique : l’homme peut, selon son libre arbitre, s’élever ou se dégrader. Le fond religieux est à même de produire un discours, reçu par les élèves comme particulièrement construit, et partant porteur d’une signification que les élèves parviennent à assumer en propre. Ainsi ils ont pu parvenir à faire usage de ce discours : certains élèves ont pu le rapprocher des pensées de Sartre sur le héros ou le lâche. Si le rapprochement peut paraître incongru, dès lors surtout que l’on se place dans une approche historique de la littérature, il n’empêche que la dimension duelle de la pensée, facilement intelligible, leur permet d’établir des liens féconds, d’opérer des relations, en se fondant sur un discours argumenté, de raison. Ainsi tâchaient-ils de justifier même ce rapprochement par la mention de cet « humanisme » nouveau, « concret » que serait l’existentialisme. Ainsi, le texte, fondé sur un discours et une parole religieuse est recevable tant pour ceux qui veulent faire travail de raison que pour ceux qui seraient à la recherche d’une dimension sacrée.

Cette parole, par ailleurs, vient rencontrer ici des préoccupations existentielles et sociales – la possibilité, par l’exercice du libre arbitre, de s’extirper d’un fatalisme social pesant. En somme, les élèves ne se sont pas « arrét[és] à ce vocabulaire, théologique et mystique, qui peut sembler désuet aujourd’hui. On peut reprendre cette terminologie et la faire descendre sur terre, si l’on peut dire, en lui ôtant ses auréoles de mystère[9] ». Mais aussi parce qu’on aura su être sensibles précisément à cette part de mystère, comme ouvrant à une humilité et une liberté.

Le texte de Voltaire en revanche semble rester lettre morte. La formulation indirecte dans laquelle les élèves perçoivent confusément une ironie dont ils ne parviennent pas tout à fait à délimiter les contours semble rendre difficile la mise en relation et la possibilité d’une pensée renouvelée. Le texte de Voltaire, dès lors, ne propose qu’un discours sur le religieux : la parole religieuse, ou sa parodie dans le discours de l’ange ne sert qu’à parler de croyance. Chez Pic de la Mirandole, la parole religieuse se veut délivrer un discours qui lui est extérieur. Les élèves paraissent avoir reçu la parole de Voltaire comme une sorte de tautologie, ou le travail religieux ne sert qu’à tenir un discours sur la croyance : la religion est réduite à l’état d’objet du discours, incapable de fonder ou produire à son tour un discours, une autre pensée, qui puisse interroger le réel.

Il y aurait là une sorte de retournement, de paradoxe plaisant à observer : le discours le plus fondé religieusement –c’est à dire ressenti comme le plus respectueux de la parole religieuse – est celui qui professe le libre-arbitre, et qui permet aux élèves de faire un travail de raison, de produire des relations. Le travail d’analyse de texte, d’interprétation, élaboré collectivement, a pu être assumé de manière individuelle, quelle que soit la manière de concevoir la question religieuse. Le discours le plus fondé religieusement est celui qui les aide à penser : elle rejoint leurs inquiétudes. De là, la possibilité, même chez les plus crispés quant à leur foi, de s’extraire de cette parole religieuse sans résistance. Celle-ci redevient un outil de pensée légitime, et non l’objet d’une pensée : l’opposition croyance/savoir, fort légitime, mais seule soulevée quand il s’agit de penser le religieux, est ici dépassée. Il ne s’agit pas bien entendu de remettre en cause cette opposition, mais d’imaginer une autre manière de penser la parole religieuse dans l’enseignement du français, comme pouvant ouvrir à un travail de raison.

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Il est ici tentant de citer le Dictionnaire Philosophique de Voltaire, où dans un article violemment ironique l’auteur fait justement intervenir la figure de Pic de la Mirandole :

Un jour le prince Pic de la Mirandole rencontra le pape Alexandre VI chez la courtisane Émilia pendant que Lucrèce fille du St. Père était en couche & qu’on ne savait dans Rome si l’enfant était du pape ou de son fils le duc de Valentinois, ou du mari de Lucrèce Alphonse d’Aragon, qui passait pour impuissant. La conversation fut d’abord fort enjouée. Le cardinal Bembo en rapporte une partie. Petit Pic, dit le pape, qui crois-tu le père de mon petit-fils ? je crois que c’est votre gendre, répondit Pic. Eh comment peux-tu croire cette sottise ? Je la crois par la foi. Mais ne sais-tu pas bien qu’un impuissant ne fait point d’enfans ? la foi consiste, repartit Pic, à croire les choses parce qu’elles sont impossibles ; & de plus l’honneur de votre maison exige que le fils de Lucrèce ne passe point pour être le fruit d’un inceste. Vous me faites croire des mystères plus incompréhensibles. Ne faut-il pas que je sois convaincu qu’un serpent a parlé, que depuis ce tems tous les hommes furent damnés, que l’ânesse de Balaam parla aussi fort éloquemment, & que les murs de Jérico tombèrent au son des trompettes ! Pic enfila tout de suite une kyrielle de toutes les choses admirables qu’il croyait. Alexandre tomba sur son sofa à force de rire. (…). Alexandre VI entendait raillerie. Parlons sérieusement, dit-il, au prince de la Mirandole. (…) Entre nous, dire qu’on croit ce qu’il est impossible de croire, c’est mentir. [10]

Il s’agit ici de l’article « Foi ». Article redoublé par un article « Foy » où Voltaire ajoute encore : « La foy consiste à croire non ce qui semble vrai, mais ce qui semble faux à notre entendement [11] », où Voltaire exprime nettement cette tension entre la croyance et le savoir. Précisément, si je parle ici de croyance et non de foi, en dépit des entrées du dictionnaire voltairien, c’est que, dans les situations de cours je tends, il me semble, à opérer réellement cette distinction : il ne s’agit pas ici de construire une réflexion, en si peu de pages, sur la croyance et la foi. Plutôt d’établir que ce sont deux notions différentes, et ressenties comme différentes par les élèves. La croyance est toujours reconductible à une économie de l’erreur et de la vérité à laquelle la foi échappe. Et il s’agit bien de débusquer sans cesse ces croyances en tant qu’elles se font contre le travail de raison, en tant qu’elles entravent le travail de l’« entendement ». Ce qui frappe de prime abord, c’est que même les élèves les plus attachés à la distinction scolaire entre discours religieux et discours de raison reconnaissent au texte de Pic une validité ou une pertinence quant à l’établissement d’un discours sur la condition humaine. Dès lors, cette distinction entre texte rationnel et texte religieux étant abolie nous postulons – prudemment – que l’assentiment crée par ce texte relève de la foi, c’est-à-dire d’un ordre du discours qui contrairement à la croyance ne vit pas dans la dichotomie de son opposition à la raison.

L’approche qu’ils ont eue du texte de Pic de la Mirandole ne relevait pas d’une crédulité ou d’un respect inerte de la parole religieuse ; mais d’un engagement complet de l’esprit. La lecture de Pic de la Mirandole leur a ouvert un mode de pensée (fondée sur le libre-arbitre), contraire à leur posture initiale, contraire à ce qu’ils pensaient croire même du discours religieux : elle a initié chez eux une réflexion autonome, un travail d’engagement ; une forme de courage aussi – en appliquant ces idées à leur quotidien, au social, c’est une pensée qui leur a permis de s’extirper, pour un temps, d’un certain « fatalisme » social souvent désespéré.

Relisons ainsi la « libre pensée » d’Alain :

Il y a croire et croire, et cette différence paraît dans les mots croyance et foi. La différence va même jusqu’à l’opposition ; car selon le commun langage, et pour l’ordinaire de la vie, quand on dit qu’un homme est crédule, on exprime par là qu’il se laisse penser n’importe quoi, qu’il subit l’apparence, qu’il subit l’opinion [...]

Dans le fait ceux qui refusent de croire sont des hommes de foi ; on dit encore mieux, de bonne foi, car c’est la marque de la foi d’être bonne. Croire à la paix, c’est foi ; il faut ici vouloir ; tout comme un homme qui verrait un spectre, et qui se jurerait à lui-même de vaincre cette apparence. Ici il faut croire d’abord, et contre l’apparence ; la foi va devant, la foi c’est courage. Au contraire croire à la guerre, c’est croyance ; c’est pensée agenouillée et bientôt couchée [12].



[1] Dominique Borne, 2009, cité in Sébastien Urbanski, L’enseignement du fait religieux, PUF, 2016, p.101

[2] Evelyne Martini, « Le fait religieux dans les textes littéraires »,Le Français aujourd’hui, n° 155, Lecture des textes fondateurs.

[3] Voltaire, Zadig, « l’Ermite ». Nous recopions ici la fin de l’extrait, sur laquelle se fonde l’article : « Tandis que le Babylonien parlait, il aperçut que le vieillard n’avait plus de barbe, que son visage prenait les traits de la jeunesse. Son habit d’ermite disparut ; quatre belles ailes couvraient un corps majestueux et resplendissant de lumière. “Ô envoyé du ciel ! ô ange divin ! s’écria Zadig en se prosternant, tu es donc descendu de l’empyrée pour apprendre à un faible mortel à se soumettre aux ordres éternels ? — Les hommes, dit l’ange Jesrad, jugent de tout sans rien connaître : tu étais celui de tous les hommes qui méritait le plus d’être éclairé.” Zadig lui demanda la permission de parler. “Je me défie de moi-même, dit-il ; mais oserai-je te prier de m’éclaircir un doute : ne vaudrait-il pas mieux avoir corrigé cet enfant, et l’avoir rendu vertueux, que de le noyer ?” Jesrad reprit : “S’il avait été vertueux, et s’il eût vécu, son destin était d’être assassiné lui-même avec la femme qu’il devait épouser, et le fils qui en devait naître. […] — Mais, dit Zadig…” Comme il disait mais, l’ange prenait déjà son vol vers la dixième sphère. Zadig, à genoux, adora la Providence, et se soumit. »

[4] Pic de la Mirandole, De la dignité de l’Homme. « Le parfait artisan décida finalement qu’à celui à qui il ne pouvait rien donner en propre serait commun tout ce qui avait été le propre de chaque créature. Il prit donc l’homme, cette œuvre à l’image indistincte, et l’ayant placé au milieu du monde, il lui parla ainsi : “Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. La nature enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même. Je t’ai mis au milieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler autour de toi ce que le monde contient. Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d’un peintre ou d’un sculpteur. Tu pourras dégénérer en des formes inférieures, comme celle des bêtes, ou régénérer, atteindre les formes supérieures qui sont divines.”

[5] Si le Mektoub, signifie le destin, une certaine lecture, parfois méconnue, implique que ce destin n’est pas incompatible avec le libre-arbitre. Ce destin signifie que Allah, omniscient, connaît nos passé, présent et futur. Cependant, s’il est omniscient, l’homme en revanche ignore son avenir : c’est cette ignorance qui fonde notre responsabilité : il apparient à l’homme de choisir entre "deux chemins" : le Coran dit "Oui, nous l’avons guide [l’homme], soit reconnaissant, soit ingrat" (76-31), et plus loin : " Ne l’avons-nous pas guidé sur les deux voies" (90-10). A noter que, par l’évocation de ces deux voies, c’est un argument, ou une tradition de pensée proche de celle de Pic de la Mirandole qui se fait jour : si certes tout est écrit, mais que l’homme ignore ce qui est écrit, il doit, par un acte de raison, choisir une voie : celle qui le fait chuter, ou se régénérer. Il faut pour cela faire la distinction entre la Volonté absolue de Dieu (le Inch’Allah), celle qui fait que tout est écrit - et l’Agrément de Dieu : Dieu peut vouloir une chose et ne pas l’agréer.

[6] En ce sens qu’elle fait intervenir une vision de la causalité adossée à une conception religieuse. Il n’est pas impossible de penser, en suivant le philosophe canadien Charles Taylor, auteur d’une somme intitulée A Secular Age, qu’une partie des conceptions religieuses soient médiatisées par l’inventivité politique ; inversant le schéma historiciste de la théorie de la sécularisation, Taylor suggère ainsi que les formes séculières de la modernité s’inscrivent dans une eschatologie religieuse providentielle (« we might even be tempted to say that modern unbelief is providential » [A secular Age, Boston, Harvard UP, 2007, p. 637]). Cité dans Richard Anker et Nathalie Caron, « Sécularisation et transfert du religieux », Revue française d’études américaines, 2014/4 (n°141).
Dans la mesure où nous postulons une prégnance de conceptions religieuses providentielles, nous utilisons le terme, impropre, de « fatalisme social », plutôt que déterminisme.

[7] Philip K. Dick, Minority report, adapté en 2002 par Steven Spielberg. Il s’agit du portait d’une société dystopique où les crimes violents peuvent être prévus – et stoppés à l’avance. Le héros, accusé d’un meurtre à venir dont il ignore tout – jusqu’à l’identité de la victime – doit enquêter sur ce crime qu’il semble pourtant destiné à commettre ; et faire le choix, une fois face à la victime désignée (un homme qu’il recherchait depuis des années) de la laisser ou non en vie (faisant ainsi mentir ou non la « prophétie » initiale).

[8] Jacques Rancière, « Les idéaux républicains sont devenus des armes de discrimination et de mépris », entretien à Bibliobs, 4 avril 2015.

[9] Henri Atlan, « Connaissance, gloire, et “de la dignité humaine” », Diogène, La dignité en question, 2006/3 ; n° 215, pp. 11-17.

[10] Voltaire , Œuvres complètes de Voltaire, tome quarantième, Dictionnaire Philosophique , Article « Foi », p. 321.

[11] Ibid , article « Foi ou Foy », p. 316.

[12] Alain, Propos, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1956, t. 1, pp. 736-7.

 

 

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