Religieux / Littéraire


M. Faugère
T. Pocquet

01/06/2017

 

Introduction

Lorsque Transitions a choisi de transformer le fonctionnement de sa publication et de passer d’une publication progressive, au fil du temps, autour de thèmes fixés – La Beauté, Le Contresens, Transition, Trop vrai, Contexte – à une publication par dossier thématique nous permettant de croiser diverses pensées et écritures plus directement, notre volonté était néanmoins de conserver les caractéristiques de ce que nous proposions jusqu’à présent. Il s’agissait de continuer à privilégier la souplesse dans les formats de textes et d’énonciation, une temporalité lente et propice à la lecture, un choix de sujets et de problématiques résultant de questionnements récurrents et partagés et une approche non strictement spécialiste et pourtant fermement littéraire des sujets traités. Notre premier dossier, intitulé « Religieux/Littéraire » et le dialogue entre les auteurs qui l’a précédé entendait maintenir cette spécificité. Comme notre argument l’annonçait, il s’agissait pour nous, les éditrices du dossier, de réfléchir à la façon dont la double caractérisation d’un texte comme appartenant au corpus dont nous sommes les spécialistes, la littérature, et comme pouvant également être qualifié de « religieux », influençait les différentes lectures, et plus spécifiquement les différents partages qu’on pouvait en faire. Comment recevoir ces textes en « littéraire », c’est-à-dire à la fois comme individus-lecteurs et comme chercheurs marqués par des méthodes d’approche et une histoire de la discipline littéraire ? La source de notre réflexion ainsi que le champ proposé à l’investigation relevaient alors intimement de nos questionnements théoriques et de nos expériences : nous faisions le pari que nous n’étions pas seules, comme enseignantes, chercheuses, lectrices, à les vivre et qu’il était possible et utile d’aborder le sujet « religieux » en littéraire. Nous remercions chaleureusement ceux et celles qui ont accepté de répondre à ce pari, d’écrire, de discuter et avec nous et dans ce dossier [1].

Mais cette recherche d’une perspective littéraire n’était pas seulement liée à ce seul contexte singulier. Le projet du dossier est né fin 2015, après les attentats de janvier et avant ceux de novembre. Dans les revendications de ceux qui les ont perpétrés comme dans les réactions qui ont suivi les événements, l’élément religieux a occupé une place centrale : il a pu être considéré comme une cause explicative ou au contraire être fortement mis à distance par ceux qui tentaient d’analyser ces événements. Certains chercheurs se sont mobilisés pour trouver des outils de compréhension mais aussi d’action sur ce qui se passait alors et sur le rôle que pouvaient jouer la littérature et les sciences humaines. Le livre de Denis Crouzet et Jean-Marie Le Gall,Au Péril des guerres de Religion [2], comme la journée d’étude organisée par Catherine Coquio « Après les attentats de janvier et de novembre 2015 : quelle transmission, quels enseignements, quelles “autorités” ? » en avril 2015 ont achevé de nous convaincre de l’importance, quel que soit notre domaine de spécialité, de participer à cette réflexion et à ces débats.

Nous partions dans notre appel à communication d’une certaine suspension des définitions pour ouvrir un espace d’interrogation sur le partage possible des textes littéraires et religieux. Notre première question portait ainsi sur la littérarité du texte religieux ou plutôt de sa littérarisation. Comme le montre Mickaël Ribreau dans son article, celle-ci peut intervenir comme un geste critique qui consiste dans son cas à relire des textes qui furent longtemps l’apanage des seuls théologiens. Il se propose donc de lire « en littéraire » des lettres, des sermons ou des traités d’Augustin. Ce mouvement d’appropriation le conduit à mobiliser dans son article des outils pris à l’analyse structurelle, énonciative, en réinscrivant les textes d’Augustin dans leurs catégories génériques : « Il s’agit à la fois de situer ces auteurs dans une tradition « littéraire », notamment générique, mais aussi de comprendre comment ces auteurs composent leurs œuvres, comment elles s’inscrivent dans des situations de communication précises, comment elles répondent à des demandes, réelles ou fictives ». Se fait jour le souci pour le chercheur de choisir des catégories « émiques », pour reprendre le concept tissé par C. Ginzburg [3], qui s’inscrit dans une attention globale au contexte de production de ces textes.

Hélène Merlin- Kajman interroge le geste contraire qui consisterait à réduire un texte littéraire à la question religieuse qu’il peut porter. Il peut ainsi arriver, comme dans le cas de Polyeucte qu’elle étudie, que « le rapport au religieux obscurcisse considérablement la question (…) du rapport à la littérature », la fin rhétorique (apologétique et religieuse) risquant de l’emporter sur la littérarité. Plus fondamentalement, déterminer même ce qui est « religieux » dans un texte, comme le formule le titre de son article, ne va pas de soi, tant le fait religieux peut être repris dans une configuration politique ou des impératifs techniques liés à l’écriture même. Aborder en littéraire le texte de Corneille la conduit alors à proposer une approche faisant émerger ce qu’elle appelle un « dispositif zélé », dispositif qui circule dans d’autres textes (Montaigne le définit dans les Essais, Corneille le mobilise également dans Horace), et qui dit plus largement quelque chose d’un type d’engagement à soi, au monde et à autrui. Cette forme d’« archive socio-historique voire anthropologique » doit se comprendre dans un va et vient entre contextualisation et décontextualisation.

Hélène Merlin-Kajman répond également à cette question des méthodes à adopter, qui était le deuxième point de notre argument : le détour par le passé des guerres civiles de religions ne doit pas donner lieu à des « analogies hâtives » entre les zélés du XVIe siècle, les martyrs mis en scène dans Polyeucte et les fanatiques de notre modernité, mais (…) inviter (…) à penser, c’est-à-dire à emprunter des chemins de traverse pertinents pour interroger les évidences ». Patrick Goujon répond également en réaffirmant, au début de l’entretien qu’il nous a accordé, la nécessaire distance historique pour ne pas réenchanter les siècles anciens en faisant du XVIIe un âge où tous seraient croyants. Le bienfait de la distance créée par des textes anciens non familiers à ses élèves se trouve également réaffirmé par Aurélie Declercq dans le contexte de l’enseignement secondaire. C’est encore à un voyage dans l’étrangeté et la « radicalité » des textes dévots sur le théâtre que nous invite Servane L’Hopital.

P. Goujon comme S. L’Hopital explorent d’ailleurs dans leur recherche sur le père Surin pour l’un et les dévots théâtrophobes pour l’autre, des catégories théologiques : celle de la « communication » et de la « grâce » d’un côté, celle du « cœur » et de la « foi » de l’autre. La conviction bien exprimée par P. Goujon est que ces catégories permettent de repenser des notions toutes littéraires comme celle d’auteur, de publication ou même de catharsis. Mais il ajoute au sujet de Surin : « Plus encore, son désir d’écrire et d’être publié est lié à cette expérience fondamentale, qui traverse toute l’existence humaine, du retournement de la mort et de la vie ». On retrouve quelque chose d’une expérience vitale (anthropologique ? cela fait partie des questions que nous nous posons dans notre propre contribution au dossier) qui peut-être nous relie à ce texte, et à d’autres, grâce à ce que le chercheur nomme « un évènement » (au sens que quelque chose advient dans la lecture qui n’était pas programmable).

Cette distance méthodologique peut aussi recouvrir un positionnement intérieur du côté d’un partage plus ou moins harmonieux, plus ou moins conflictuel entre diverses parts du sujet. Plusieurs des communications de ce dossier jouent ainsi le jeu et tentent avec courage de déplier le feuilletage intérieur des liens entre le chercheur et les textes littéraires et religieux. Ce travail audacieux se matérialise nous semble-t-il par l’importance d’une écriture en « Je » récurrente dans le dossier. P. Goujon fait surgir dans l’entretien la figure de l’enfant lecteur enchanté par La Fontaine, du chercheur sur Surin, de l’enseignant au centre Sèvres et du croyant. S. L’Hopital y ajoute le lien de la chercheure sur le théâtre à la comédienne qu’elle a été. Travaillant sur la « parenté des mécanismes affectifs et corporels entre la prière et le jeu », elle montre que l’imprégnation entre cœur et corps ne guette pas seulement le comédien et le croyant : « L’esprit et le cœur ne sortent pas indemnes de cinq années de thèse passées à lire des traités spirituels du xviie siècle ». M. Ribreau et A. Leclercq interrogent leur pratique enseignante avec exigence. H. Merlin-Kajman présente le trajet qui l’a rendue sensible à la littérarité de Polyeucte, malgré tout. Elle se risque à penser son enseignement de Polyeucte en 2001 et 2015, soit dans deux contextes post-attentats qui ne sont pas étrangers aux questions mêmes de ce dossier, elle articule ainsi enjeux singuliers et collectifs.

Interroger la transmission de ces textes semblait primordial dans notre perspective, et dans celle de Transitions. En effet, le contexte pédagogique fait aujourd’hui partie des rares cadres où un texte est ouvertement présenté comme l’objet d’une lecture et d’une conversation collective hors du contexte académique. Il met ainsi « directement » à l’épreuve le partage possible (ou non) de ces textes. Deux articles proposent des exemples de transmission dans un cadre universitaire (autour des textes d’Augustin et de Corneille), un article aborde l’enseignement dans le secondaire (par une confrontation des textes de Voltaire et Pic de la Mirandole). Leurs conclusions sont passionnantes : Pic de la Mirandole comparé à Voltaire pour A. Leclercq et mise de côté de Polyeucte au profit d’Horace pour H. Merlin-Kajman. A. Leclercq souligne ainsi l’engagement de ses élèves dans l’étude du texte de Pic de la Mirandole. Elle fait le récit des différents parcours effectués par ses élèves au fil de l’étude en classe et montre que le texte permet de faire bouger leur façon de se rapporter à leurs propres fatalismes : « La lecture de Pic de la Mirandole leur a ouvert un mode de pensée (fondée sur le libre-arbitre), contraire à leur posture initiale, contraire à ce qu’ils pensaient croire même du discours religieux : elle a initié chez eux une réflexion autonome, un travail d’engagement (…) c’est une pensée qui leur a permis de s’extirper, pour un temps, d’un certain "fatalisme" social souvent désespéré. » P. Goujon de son côté fait valoir ce qu’il appelle une « méthode littéraire » dans son enseignement pour permettre de tenir à distance toute identification sauvage. Il en vient alors à dégager la part d’ « intransmissible » d’un texte spirituel induite par sa définition même du spirituel comme lieu de creux, permettant la rencontre imprévisible d’une altérité. Il nous semble que ce partage entre transmissible et intransmissible se rejoue dans la plupart des articles interrogeant la pratique enseignante.

Dans ces différents trajets plusieurs auteurs ont été amenés à rencontrer la notion de « foi » souvent différenciée de la croyance. Nous pourrions donc terminer en offrant cet étonnant ensemble de redéfinitions à votre sagacité. Confiance pour P. Goujon, foi toujours traversée par une non-foi ; curiosité, mise en mouvement dans une relation à l’invisible, mise en présence mais qui parfois entre en crise pour S. L’Hopital ; engagement complet de l’esprit, autonomie du sens critique pour A. Leclercq. Ce qui relance pour nous une question, qui est aussi celle de notre modernité, qui innerve l’ensemble des articles et à laquelle nous avons tenté nous-mêmes de nous confronter dans notre contribution : quelles croyances (quelle foi ?) avons-nous dans nos lectures des textes littéraires ?

 

Sommaire des articles du dossier :

n° 1 - M. Faugère et Tiphaine Pocquet, « Religieux/Littéraire : que faire du "religieux" en littérature ? »

n° 2 - Patrick Goujon, Entretien avec Transitions

n° 3 - Aurélie Leclercq, « "Je me défie de moi-même…" Élaboration du savoir dans les textes argumentatifs inspirés de textes religieux. Lectures d’un cours de première. »

n° 4 - Servane L'Hopital, « De la fréquentation et de la pratique des T/textes »

n° 5 - Hélène Merlin-Kajman, « Comment déterminer ce qui est« religion» en littérature ? Réflexions à partir du cas de Polyeucte de Corneille »

n° 6 - Mickaël Ribreau, « Les Pères de l'Eglise font-ils de la littérature ? Pour une approche littéraire des écrits patristiques : le cas d'Augustin »

 

 

 

Argument du dossier

Religieux/littéraire. Sans chercher véritablement à définir le littéraire, ou le religieux, ou à découper des corpus de textes littéraires, religieux, ou les deux à la fois, nous aimerions ici ouvrir un espace d’interrogation sur ce qui se passe au moment de la réception des textes auxquels on a pu associer les deux adjectifs et sur les effets de lecture que créent ces deux catégorisations. En mettant à distance une approche purement thématique ou historique de la place du religieux dans les textes littéraires, nous aimerions nous concentrer sur les dynamiques qui se créent au moment de la lecture et du partage de ces textes, sur les liens et les réceptions qui se mettent alors en place, et cela plus spécialement dans le domaine de la recherche et de l’enseignement, c’est-à-dire lorsqu’une lecture doit être partagée et partageable dans un contexte savant et dans un contexte pédagogique.

A partir de cela, quatre questions principales doivent à nos yeux être soulevées.

(I) La première tient évidemment de la consubstantialité de ces qualifications dans un même corpus : des textes religieux sont étudiés, enseignés, en tant que textes littéraires ; autrement dit, il s’agit d’interroger la littérarité du texte religieux, ou plutôt de sa littérarisation comprise comme effet de lecture, individuelle ou collective.

(II) Cela implique également de prendre en compte la lecture qui en est faite. On pourrait se demander en quoi les différentes approches et méthodes d’étude des textes majorent ou minorent ses caractéristiques religieuses, et cela qu’il s’agisse d’influences relativement évidentes et lointaines comme par exemple la méthode de l’exégèse appliquée à des textes non sacrés, ou de théories encore actives aujourd’hui dans les études littéraires : est-ce que l’approche structuraliste des textes a amené à minorer les caractéristiques religieuses des textes littéraires ? Qu’en est-il du néo-historicisme ou du recours à la rhétorique ?

(III) Dans la continuité de cette perspective, centrée sur la réception, nous aimerions prendre en compte ce qu’implique pour un chercheur l’étude d’un texte à caractère religieux, en commençant par nous concentrer sur le type d’étude privilégié et la méthodologie suivie. On se demandera également quelle est l’attitude des différents chercheurs vis-à-vis de ce trait du texte et ce que cela implique dans leurs études : comment cette caractéristique du texte change-t-elle l’approche du chercheur ? Quel lien émotionnel ou idéologique les lie à leur objet d’étude ? Comment traiter, le cas échéant, le désaccord profond ou l’intérêt particulier ? Le chercheur, croyant, aborde-t-il différemment les textes ? Nous pourrions alors comparer l’étude du texte littéraire à caractère religieux avec l’étude historique des faits religieux : s’agit-il du même questionnement ? Le texte littéraire touche-t-il différemment le chercheur ?

(IV) Enfin, il semble essentiel de s’interroger spécifiquement sur les rapports entre « religieux » et « littéraire » dans l’enseignement du français et de la littérature, et ce pour différentes raisons. Du point de vue de la lecture des textes, il faut noter que le contexte pédagogique fait aujourd’hui partie des rares cadres où un texte est ouvertement présenté comme l’objet d’une lecture et d’une conversation collective hors du contexte académique. Par ailleurs, des raisons plus contextuelles nous poussent à nous poser ces questions : alors que des consignes sur l’étude du fait religieux sont énoncées et témoignent d’une attention certaine à ces enjeux dans l’enseignement secondaire, ce sujet est identifié et isolé comme problématique dans le contexte actuel. S’agit-il de faire des éléments religieux un élément de contexte parmi d’autres dans cette discussion ? Faut-il et peut-on ignorer les questions que cela engendre pour des élèves ou des étudiants parfois croyants eux-mêmes ? Comment considérer les réactions que l’enseignement de certaines connaissances religieuses nécessaires pour la compréhension des textes  peut provoquer, du côté des élèves/étudiants comme du côté de l’enseignant ? L’assimilation du fait religieux à un élément culturel parmi d’autres parvient-elle à répondre à ces questions ? Comment pourrait-on faire évoluer les pratiques d’enseignement de la littérature à ce sujet ? En lien avec la réflexion menée par Hélène Merlin-Kajman et l’équipe de Transitions, on aimerait notamment se demander ce que serait un enseignement « transitionnel » de la littérature et de ce type de texte et le type de questions qu’il peut soulever.

M. E., M. F., T. P.


[1] Nous tenons notamment à remercier en sus des auteur.e.s du dossier (Aurélie Leclercq, Servane L’Hopital, Patrick Goujon, Mickaël Ribreau, Hélène Merlin-Kajman) ceux qui ont participé aux trois réunions que nous avons organisées autour du sujet et notamment Marie-Hélène Boblet, Catherine Coquio, David Kajman, Anne Régent-Susini, Brice Tabeling et Julien Vermeersch.

[2] Nous avons eu l’honneur de recevoir Denis Crouzet et Jean-Marie Le Gall dans le cadre du séminaire de Transitions autour de leur ouvrage ( Au péril des guerres de Religion, Paris, Puf, 2015). La séance est réécoutable ici.

[3] Les catégories endogènes qui sont celles des acteurs même de l’époque, « Nos mots et les leurs. Une réflexion sur le métier de l'historien, aujourd'hui », par Carlo Ginzburg. Traduction de Martin Rueff initialement parue dans le Hors série n° 1 de la revue Essais : « L'estrangement: Retour sur un thème de Carlo Ginzburg », études réunies par Sandro Landi, École Doctorale Montaigne-Humanités, 2013, http://www.fabula.org/atelier.php?Ginzburg_Nos_mots_et_les_leurs


 

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