Réflexions  n° 5

 

Préambule            

La rubrique « Expériences » s’est placée sous le signe de Benjamin et de son hypothèse d’un appauvrissement de l’expérience dans l’époque moderne. Et nous demandons : sommes-nous si pauvres en expérience que cela ?

Ivan Gros, Valère Staraselski, Laurent Dubreuil nous ont proposé des expériences d’enseignement ou d’éducation. Le texte de François Jacquet-Francillon serait plutôt une tribune. Mais son point de départ est un constat presque empirique : des trois fonctions de l’Ecole (fonction culturelle, fonction de socialisation et fonction professionnalisante), c’est la fonction professionnalisante qui se trouve aujourd’hui hypertrophiée, notamment parce que l'Ecole est devenue le seul lieu où elle s’accomplit. Ce fait sécrète des souffrances et des injustices spécifiques, et les deux autres fonctions ne pourront être rééquilibrées qu’à condition de « soigner » celle-là plutôt que de rêver de la supprimer.

Il faut, sans passer son temps à comparer ce qui ne peut l’être (l’Ecole d’hier avec celle d’aujourd’hui par exemple – compare-t-on la société contemporaine avec celle du XIXe siècle comme si on pouvait réintroduire aujourd’hui la division du travail du capitalisme industriel ?), réinventer l’Ecole : en somme, ce que le texte de François Jacquet-Francillon nous rappelle, c’est qu’à propos de l’Ecole, nous risquons fort de devenir pauvres d’expérience à force de nous trouver suffoqués par les situations impossibles qui s’y vivent.

Pour Benjamin, la « barbarie » avait un bon côté : elle forçait à se remettre en mouvement sans nostalgie, et sans jamais oublier que la culture n’est rien en soi – rien que ce qui peut aider des êtres humains à mieux vivre.

Le débat pour changer les cadres du débat est ouvert : nous souhaitons que chacun se sente libre de s’y engager.

H. M.-K.

  

François Jacquet-Francillon est Professeur émérite à l'Université Charles-de-Gaulle-Lille 3 et a été co-rédacteur en chef de la Revue française de pédagogie de 2003 à 2011. Il a publié plusieurs livres, dont notamment Naissances de l'école du peuple (Editions de l’Atelier, 1995) et Instituteurs avant la République. La profession d’instituteur et ses représentations, de la monarchie de Juillet au second Empire (Presses Universitaires du Septentrion, 1999). Il a également dirigé des ouvrages collectifs (par exemple, avec Denis Kambouchner (dir.), La Crise de la culture scolaire. Origines, interprétations, perspectives, Presse Universitaires de France, 2005), et,  avec Renaud d’Enfert et Laurence Loeffel (dir.), Une histoire de l'école. Anthologie de l'éducation et de l'enseignement en France, XVIIIe-XXe siècles, Paris, Retz, 2010). Enfin, il anime un blog : http://societe-culture-education.eklablog.com

 

 


 

 

Ecole : proposition pour une réforme
du débat sur la réforme

 

François
Jacquet-Francillon

12/10/2013 

         
                                               


 

Il y a deux âges de la démocratie scolaire. Le premier, celui de la Troisième République, de Jules Ferry et de la scolarisation primaire universelle, est celui d’une démocratie partielle, sans égalité entre les citoyens, puisque la scolarisation des enfants des classes aisées s’effectue dans les lycées, payants (dont le cursus s’étend des classes élémentaires aux classes du baccalauréat), tandis que la scolarisation des classes populaires s’effectue dans les écoles communales, gratuites, prolongées parfois par l’Ecole primaire supérieure (à moins que les enfants n'accèdent au lycée par le concours des bourses). Le second âge, le nôtre, répond au grand principe de l’égalité des chances et de l’école unique, qui exige en effet la montée de tous les élèves vers l’enseignement secondaire, ce que réalise le collège, institution nouvelle venue sous la Cinquième République.

Mais voilà où je veux en venir : en fait, l’évolution a aussi modifié l’équilibre des fonctions de l’Ecole [1]. En simplifiant un peu, on admettra que tout système d’enseignement remplit trois types de fonctions : 1. des fonctions culturelles de conservation et de transmission d’un corpus de connaissances – sous forme de disciplines scolaires la plupart du temps ; 2. des fonctions de socialisation (intégration à des ensembles de normes et de valeurs créateurs d’« identités ») ; 3. des fonctions sociales de répartition des individus dans la division du travail, par la distribution des titres et des qualifications qui permettent d’accéder à l’emploi. Or le changement que je veux souligner, qui se produit depuis cinquante ans, tient à ce que le troisième type de fonctions domine les autres absolument. Dominer n’est pas supprimer. Disons que, désormais, dans la réalité et dans les consciences, prime la distribution des titres, ce qui obscurcit et relègue les missions culturelles et éducatives de l’école. Bien sûr, les familles n’ont jamais été indifférentes aux « débouchés » de la scolarité, c’est-à-dire aux bénéfices, parfois très grands, qu’on pouvait en retirer. Mais aujourd’hui cette fonction est hypertrophiée, d’abord parce que, avec la démocratisation de l’enseignement secondaire et la massification conséquente du lycée puis de l’Université, elle intéresse toute la jeunesse française ou presque.

Je n’énonce rien d’autre qu’une banalité sociologique. Mais j’insiste. Si l’on rapporte l’Ecole non pas d’abord à un idéal (culturel, éducatif, républicain, démocratique, etc.), mais à la réalité des services qu’elle rend à la société, un fait doit être constaté avant tous les autres : à savoir que sa mission principale, c’est sa mission économique. Que fait l’Ecole ? Elle distribue les titres qu’il faut bien posséder pour entrer sur le marché du travail, conquérir un emploi, c’est-à-dire aussi un statut social. Ici, ni faillite, ni déclin ; il s’agit de tout autre chose (mais ceci ce ne doit pas nous interdire d’interroger les autres missions… Et il y a là aussi quelques raisons de se désoler, j’en conviens).

Deux constats supplémentaires doivent être associés au précédent pour préciser la manière dont se présente la relation du système scolaire avec la société.

Premièrement, n’oublions pas que les emplois sont hiérarchisés, c’est-à-dire qu’ils sont à la fois plus ou moins rentables selon le niveau de responsabilité et d’autonomie qui les définit et, de surcroît, plus ou moins estimables, enviables, à mesure qu’ils s’éloignent du travail manuel et des activités ouvrières en général. C’est ainsi ; les cols blancs ont vaincu les cols bleus, et l’Ecole a globalement intégré cette donnée, si bien que les titres scolaires sont plus ou moins désirables – et leur obtention suscite plus ou moins de concurrence –, selon qu’ils visent un haut ou un bas degré d’estime sociale, donc un statut de haut ou de bas niveau matériel et symbolique. Les forts en maths décrochent la timbale, qui s’appelle notamment : « écoles d’ingénieurs » ou « écoles de commerce ». Exit les humanités ; et comme on demande aux enseignements mathématiques de fournir les critères de l’excellence, la promotion républicaine des « humanités scientifiques » passe à la trappe elle aussi.

Secondement, j’y ai fait allusion plus haut : aujourd’hui plus que jamais, un titre scolaire, quel qu’il soit, de haut ou de bas niveau, est indispensable pour conquérir une intégration professionnelle. Par suite de la relation plus étroite et directe qui s’établit entre la formation et l’emploi dans le courant des évolutions technologiques, l’admission au monde du travail et à la socialisation professionnelle est fortement corrélée à l’obtention d’un diplôme, en lieu et place des modes de reproduction qu’assumaient jadis les corporations de métiers. Là réside la principale évolution des rapports du système éducatif avec la société. Pour mesurer cette évolution, prenons l’exemple du certificat d’étude, diplôme phare de la Troisième République. Sait-on qu’en réalité, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, seulement un élève sur deux obtenait ce diplôme ? Or – et telle est la question – que se passait-il pour les autres, qui d’ailleurs ne prenaient même pas part à l’examen ? Eh bien, ils étaient accueillis dans l’industrie, l’artisanat, le commerce, etc., où ils effectuaient un (« leur ») apprentissage, avant d’être admis dans tel ou tel emploi, auquel était encore reconnu une certaine dignité, au moins parmi les classes populaires. Je ne dis pas que ce modèle était satisfaisant. J’ai évoqué les progrès technologiques et scientifiques, qui imposent à un plus grand nombre d’enfants d’acquérir des connaissances plus étendues, en même temps que le secteur tertiaire s’est accru au détriment du secteur industriel. Je n’oublie pas non plus les heureux changements produits dans un sens méritocratique par l’allongement de la durée des études, d’abord grâce aux Ecoles primaires supérieures, puis avec l’accès général à l’enseignement secondaire par la scolarité obligatoire jusqu’à seize ans. Je veux juste dire que notre école satisfait un bien plus grand besoin social de diplômes, en même temps qu’elle a détruit à peu près toutes les voies de formation qui existaient indépendamment d’elle. Pour résumer, je dirais que le système éducatif moderne présente quatre caractères principaux.

1. Il détient un quasi monopole de la distribution des titres et des qualifications (donc des formations).

2. En répartissant les élèves aux différents niveaux de la hiérarchie scolaire, il les affecte aux différents niveaux de la hiérarchie des fonctions économiques et sociales.

3. Parce que cette distribution et cette répartition sont hiérarchiques, elles ne peuvent s’effectuer que dans le cadre d’une compétition permanente (pour les « bonnes » classes, les « bonnes » écoles, les « bonnes » filières, etc.). D’où l’extension du domaine de l’évaluation. Et il faut ajouter, last but not least :

4. Le processus de distribution, d’affectation et de compétition est d’autant moins satisfaisant qu’il avantage les héritiers, en sorte que les laissés-pour-compte se recrutent toujours dans les mêmes milieux : les classes populaires.

Voilà donc tout ce à quoi les familles et les enfants tentent de s’adapter par le consumérisme effréné des uns… ou la désaffection des autres – passive ou active, partielle ou totale, selon les ressources culturelles, sociales, et économiques dont ils disposent.

Je vais rester prospectif, pour suggérer, face à cette situation, loin des déclamations catastrophistes, quelques voies de réflexion, s’il est question d’engager une éventuelle refondation, ou reconstruction ou… pourquoi pas, réinvention de l’Ecole. Je propose qu’on se demande avant tout comment alléger la prégnance de la hiérarchie (sociale) et amoindrir la rudesse de la compétition (scolaire). La réflexion sur la culture, certes capitale, viendra… Tout de suite après. La pédagogie ? N’en parlons pas : on verra. Et les rythmes scolaires ? C’est une variable intéressante, mais tout juste une variable d’ajustement. Pouvons-nous éviter de chercher d’abord et avant tout le moyen de munir le plus grand nombre possible d’élèves de titres intéressants, et de promouvoir l’accès des enfants de milieux modestes aux titres les plus valorisés, donc le moyen de prévenir ou réparer la chute hors de la scolarité (destin des « décrocheurs »), et de corriger les inégalités d’accès aux filières d’élite – étant entendu, je le rappelle, que presque la moitié des lycéens, dont une grande majorité est issue des classes populaires, sont privés des filières générales. Plus concrètement, la réflexion pourrait se développer sur deux axes.

La première urgence étant de soutenir le travail quotidien individuel des élèves, du primaire au lycée, à l’instar de ce qui s’avère efficace dans d’autres pays, on pourrait d’abord envisager de créer ou recréer un corps spécialisé dans l’aide à – ou l’ « accompagnement » de – la scolarité. Qu’on pense aux très anciens « maîtres répétiteurs » (je n’ose dire les « pions », qui ne figurent pas dans la mémoire glorieuse de la pédagogie… mais quand même !). Des bases existent dans le système actuel, avec les zones d’éducation prioritaire, avec les réseaux d’aides, avec certaines interventions personnalisées, etc. Mais ces bases sont restreintes, au moment où l’offre privée est à l’offensive et attire de plus en plus de parents inquiets et aisés, même si les enfants ne sont pas « en difficulté ». Demandons-nous donc s’il n’est pas devenu indispensable d’organiser pour tous les élèves (et pas seulement la catégorie des élèves « en difficulté ») un système complet d’études dirigées au collège et au lycée – en dehors du temps de classe proprement dit, lequel temps de classe pourrait d’ailleurs être un peu diminué à cette fin. Avec les « activités » proposées par la récente réforme des rythmes scolaires, n’avons-nous pas pensé davantage aux loisirs qu’au travail ? Mais où a-t-on pris que le travail scolaire, l’étude (un mot qui mérite réflexion), est par essence fatigant et ennuyeux ? Voilà une bonne question de pédagogie.

Un autre axe de réflexion concerne plus spécialement le lycée. Pour les très nombreux élèves orientés vers les enseignements professionnels et techniques, souvent avec le sentiment d’être condamnés à une forme de relégation, ne devrait-on pas chercher tous les moyens de revaloriser cet univers des métiers et des compétences pratiques ? Une revalorisation par les structures, pour augmenter l’offre de filières d’excellence, notamment en lien avec les technologies de pointe ; par la culture, pour assurer une bien plus grande présence des arts, qui pourrait s’avérer d’autant plus profitable que l’esprit des enfants y est à la fois disponible et capté par l’industrie des loisirs de masse ; et par la pédagogie aussi bien, si l’on tient compte des objections adressées à l’actuelle conception de l’alternance entre l’école et le « terrain ». Sur ce dernier plan, il est peut-être grand temps de désamorcer la méfiance envers les initiatives patronales. Nous sommes à une époque ou même des entreprises de taille modeste mobilisent chez leurs cadres, ingénieurs, techniciens et autres employés qualifiés, un impressionnant capital de connaissances et d’intelligence. Est-il scandaleux d’imaginer que cette culture soit mise au service de formations internes, et de formations diplômantes, en dehors de l’Education nationale (il existait et il existe encore quelques cas de « diplômes maison » qui donnent entière satisfaction) ? Une alternance nouvelle, donc, mais qui irait des entreprises vers l’école au lieu de l’inverse.

Je n’oublie pas les autres causes de malaise et de discorde. Je n’ai cherché qu’à justifier un ordre de priorité, un point de départ. Et je ne dis rien de l’Université : à chaque jour suffit sa peine.


[1] Voir notamment Pierre Bourdieu, « Le système des fonctions du système d’enseignement », in Education in Europe, Sociological Research, M. A. Matthijssen et C.E. Vervoort (dir.), Mouton, Paris-La Haye, 1979, pp. 181-189 (c’est un colloque de 1979). Et du même : « Fins et fonctions du système d’enseignement », Cahiers de l’INAS, 1977. Une reprise plus récente de cette question se trouve par exemple dans François Dubet et Danilo Matucelli, A l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Seuil, 1996, pp. 23-25.

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