Réflexions  n° 7

Préambule            

Virginie Huguenin est enseignante dans un collège de Seine-Saint-Denis. En juin dernier, elle est intervenue à Transitions pour parler de son travail. De son allocution, elle a tiré le texte que voici. Elle présente ce qu'est, à ses yeux, un enseignement transitionnel et évoque quelques séquences que Transitions proposera aux professeurs de lettres au cours des prochains mois.

 


 

 

Enseigner par où ça touche

 

 

Virginie Huguenin

17/09/2016 

         
                                               


 

Pour commencer, je tiens à m’excuser par avance pour la forme de l’exposé que je m’apprête à vous présenter. C’est une collection de remarques, une ébauche de réflexion que j’ai entamée à partir du moment où j’ai commencé à enseigner. Cette réflexion m'a amenée à élaborer des séquences « transitionnelles » dont je vais vous parler, non pour vous expliquer par le menu ce que j’ai mis dans chaque séance (ce serait trop pénible et indigeste) mais pour vous expliquer ma démarche et ce qui m’a conduite à enseigner de la sorte. Evidemment, il n’y a rien dans ce qui suit qui ne puisse être soumis à discussion, sujet à caution ou même susceptible d’évoluer. Mon cheminement est tributaire de nos rencontres à Transitions, de ce qu’on y fait et de ce qu’on y construit depuis plus de six ans, de ma pratique d’un terrain difficile et de moments d'échanges avec d'autres enseignants.

J’ai commencé à enseigner en tant que stagiaire à plein temps dans le 5e arrondissement parisien. J’enseigne désormais dans un collège à Villepinte, en Seine-Saint-Denis. Le public est pour l’essentiel d’origine et de culture africaines et certains de mes élèves sont nés en Afrique. Ces faits sont importants car ces élèves sont pour la plupart en situation de diglossie : le français n’est pas la langue qu’ils parlent à la maison, voire n’est pas leur langue maternelle. D’autres élèves sont d’origine marocaine ou algérienne et descendent donc de parents ou de grands-parents ayant grandi dans des pays colonisés. Tous ces faits (et j’en omets certainement beaucoup) font que les élèves sont très souvent dans un rapport difficile à la culture qu’on leur demande d’acquérir. Les parents de mes élèves n’ont pas tous les moyens (financiers ou autres) d’offrir à leurs enfants autre chose que ce que leurs besoins vitaux réclament. Cet autre chose a été mon obsession toute l’année car, pouvant difficilement embrasser toutes les situations et les cultures que j’avais sous les yeux, il me fallait nous trouver un terrain commun de rencontre et de partage.

Quand j’ai rencontré mes élèves de Villepinte pour la première fois, je leur ai proposé un exercice d’écriture autour de ce qu’ils avaient fait pendant les vacances. Les réponses « rien », « je n’ai rien fait » ou « je suis allée au Mc Do » sont celles qui revenaient le plus souvent. Selon moi, ces réponses pouvaient traduire plusieurs choses qui n’étaient pas antagonistes ni exclusives. Ou bien, effectivement, aucune activité intellectuellement ou émotionnellement stimulante ne leur avait été proposée : ces enfants avaient passé l’été à regarder la télévision, par exemple. Ou bien ces élèves ne jugeaient pas digne d’être écrit le récit d’activités qu’ils ne pensaient pas susceptibles de m’intéresser : avoir joué au foot une partie de l’été ou être allé à la piscine avec des amis, par exemple. J’ai parfois dû les pousser à écrire ce qu’ils jugeaient inintéressants pour moi. La question de la possibilité d’une rencontre entre eux et moi s’est posée d’emblée pour eux.

Et pour moi (je le confie non sans honte), la question s’est posée aussi. Je me suis demandé sur quel terrain eux et moi pouvions nous rencontrer, eux dont les modes de vie et les cultures étaient si éloignés des miens. J’ai d’abord pensé que je ne pourrais jamais vraiment enseigner Molière ou faire lire les lettres de Madame de Sévigné à un élève qui arriverait du Mali en cours d’année, au mois de mars, et qui n’aurait jamais vu de la France que Villepinte. J’étais désemparée, effrayée par l’ampleur de la tâche à accomplir et pendant plusieurs mois, je suis allée travailler avec la boule au ventre. Les problèmes de discipline se sont multipliés, tout particulièrement avec une classe de 4e et si l’indiscipline a été la chose la plus difficile que j’ai eu à gérer cette année, elle a aussi été, paradoxalement, révélatrice pour moi d’une manière d’enseigner un peu particulière.

Assez rapidement j’ai pensé que si les élèves me chahutaient, c’était parce que j’étais nouvelle dans l’établissement, peu sûre de moi et que, comme je l’expliquais plus haut, je ne croyais pas en eux. Mais alors que je me plaignais à une collègue de ne pas parvenir à gérer cette classe de 4e, elle m’a répondu : « Oui, ils te sentent en difficulté, ça n’arrange rien ». J’ai été frappée par ce verbe : « sentir » et cela m’est apparu un jour, un peu comme une évidence : ils étaient sensibles à ce que j’éprouvais et s’engouffraient dans la faille qu’ils sentaient être la mienne. Au-delà des mots, donc, ils étaient capables de percevoir ma détresse. Et s’ils y étaient sensibles, c’est que quelque part, bien maladroitement certes, de façon dangereuse même, quelque chose passait de moi à eux. En un mot je les touchais et même, je les émouvais. Je prends le verbe « émouvoir » au sens premier du terme : ces élèves ne tenaient pas en place. Ils tapaient du pied, se jetaient à terre, se levaient sans autorisation, restaient debout, changeaient de place… et tout cela parce que moi-même je n’étais pas calme. J’étais agitée - j’étais en fait complètement paniquée – et ma panique se diffusait parmi eux. Un exemple précis : j’avais remarqué que mes collègues portaient des jupes et m’étais donc dit que je pourrais moi-même en porter. J’ai donc commencé à venir au collège en jupe mais un jour, parce que j’avais perçu le regard insistant de quelques élèves, je suis arrivée le lendemain en pantalon. Alors que j’écrivais au tableau, dos à la salle, une élève n’a pas manqué de dire devant tous ses camarades : « Madame, votre pantalon, il descend ». Elle me signalait par ces mots qu’elle avait perçu ma gêne vestimentaire, mon inconfort à être en jupe et, par sa parole insolente, elle cherchait à accentuer ma honte, me signifiant que même vêtue d'un pantalon, je n’y échapperais pas.

Si je n’étais pas fière de ne pas parvenir à endosser immédiatement et parfaitement mon rôle d’enseignante en occasionnant par mon malaise une série d’incidents en tout genre, j’avais au moins compris, dans mon malheur, ce qu’il me fallait faire pour remédier à la situation parce que j’avais trouvé notre point commun, notre lieu de rencontre pour ainsi dire : celui des émotions. Les émotions étaient ce qu’on avait en commun, au-delà de la question de la langue, de la culture, au-delà de tout ce qui nous différenciait et que j’ai cité en partie auparavant. Nous étions capables de voir les signes d’une émotion, de la ressentir et d’agir selon elle. Nous pouvions nous émouvoir ensemble : ma gêne devenait la leur et ils me la renvoyaient (non sans violence). Mon agitation était la leur même si nous la vivions différemment : je ne dormais pas, je tombais souvent malade ; ils se montraient agressifs avec moi, s'agressaient les uns les autres et perturbaient le cours par tous les moyens. Il fallait tout refondre, tout transformer, tout réinventer mais j’avais le sentiment d’avoir trouvé un lieu où mes élèves et moi pourrions se comprendre et échanger. Il me restait en quelque sorte à aménager ce lieu car j’avais, dans mes déboires, fait l’expérience que la transmission émotionnelle de moi à eux directement, sans intermédiaire, avait des effets désastreux. Ainsi, mon désarroi, au lieu de faire naître de l’empathie, suscitait chez eux de l’agressivité et une jouissance quasi sadique à me voir (moi ou ce que je représente en termes d’autorité institutionnelle ou parentale) sombrer. Il fallait donc un tiers entre eux et moi.

J’ai donc réfléchi à des textes qui pourraient faire le lien entre nous et qui proposeraient un dénominateur commun aux deux partis, une émotion partageable. Mme de Sévigné, dont je connaissais bien l’œuvre et la vie, a été mon premier choix. J’ai imaginé une séquence dont l’enjeu était de parvenir à leur faire sentir le caractère exceptionnel de l’amour d’une mère pour son enfant : c'est une problématique que je qualifierais de « transitionnelle » parce qu’elle s’appuie sur quelque chose de commun à tous les partis, à la fois aux personnages des textes, aux élèves et à moi-même. Ce « quelque chose » peut donc circuler aisément parce que c'est une expérience commune. Nous avons étudié l’histoire qui sous-tend l’œuvre : le XVIIème siècle est une époque où aimer sa fille comme Mme de Sévigné le fait est une chose très inhabituelle et à cet égard, surprenante. D’emblée, une partie de l’audience, principalement composée de filles, s’est montrée intéressée par ce fait historique et m’a demandé des détails sur les raisons de ce désamour pour les filles. C’est alors que je leur ai demandé leur avis sur la question et elles ont alors évoqué, sous des termes certes incorrects mais l’idée y était, l’enjeu de faire perdurer un nom dans une famille, enjeu qui engendrait la nécessité d’avoir un fils pour transmettre le nom. Elles ont également abordé la question de la dot à payer par les parents, perçue comme une contrainte (nous avions vu cela dans une étude de l’Avare de Molière et déjà, les filles s’étaient montrées un peu curieuses à ce sujet). Ce qui m’a frappée, c’est qu’elles semblaient parler d’autre chose que du texte – elles paraissaient parler d’elles-mêmes, de questions qu’elles connaissaient intimement (et je ne veux pas trop m’avancer mais il me semble que dans certaines cultures africaines, avoir un fils reste préférable à une fille). Elles entraient dans Les Lettres de Mme de Sévigné en actualisant des enjeux du texte, en saisissant dans les Lettres ce qui faisaient écho en elle. Dans un autre cours, il s’est agi d’étudier les formes que prenait l’amour de Mme de Sévigné pour sa fille, un amour qu’on peut sans exagérer qualifier de débordant et de déplacé dans son expression car l’amour pour un enfant étant tellement inhabituel au XVIIè siècle, il ne trouve sa forme que dans la lyrique amoureuse dont use Mme de Sévigné pour dire son amour à sa fille : on peut citer la fameuse formule de l’épistolière s’adressant à sa fille, lui disant qu'elle « embrasse [sa] gorge » 1. Là encore, les élèves étaient sensibles à cette forme d’amour qu’ils semblaient connaître ou qu’ils pouvaient au moins se représenter. La séquence s’est ainsi construite sur des questions que les élèves ont actualisées d’eux-mêmes comme celles de l’honneur, de la magie, ou de la sorcellerie. L'étude des Lettres nous a permis d’échanger autour de questions littéraires en rapport direct avec ce que vivent les élèves mais je crois que ce n’est pas la seule vertu des textes qui leur étaient proposés. L’une des choses à laquelle j’ai été particulièrement sensible est une fonction quasi thérapeutique qu’offrent les lettres de Mme de Sévigné. Je veux dire qu’être une fille et ne pas être aimée par sa mère autant qu’on pourrait l’être si l’on était un fils n’est pas, on l’imagine bien, sans générer de la douleur. Cette douleur a probablement été réanimée chez quelques-unes de mes élèves par les lettres de Mme de Sévigné et ce travail sur le contexte historique que nous avons mené en amont de l'étude proprement littéraire des lettres. Mais j’ose croire qu’étudier les lettres de Mme de Sévigné pour ce que l’amour d’une mère pour sa fille a de beau et d’exceptionnel guérit un peu, dans chaque fille mal aimée, la blessure infligée par l’amour insuffisant d’une mère. De même, je crois que permettre aux élèves, au cours d’un exercice d’écriture par exemple, de répondre à Mme de Sévigné en s’identifiant à sa fille leur a permis, pour beaucoup, d’élaborer une réponse, quelle qu’elle soit, à un amour maternel débordant. Et j'ajouterais qu'il n’y a rien d’anachronique ni même de hors-sujet quand les élèves disent que Mme de Sévigné « abuse » de parler comme elle le fait à sa fille. Il faut entendre ce qu’ils disent. De telles réflexions révèlent ce que les Lettres font bouger en eux et je me satisfais de ce que des textes leur permettent de ressentir une émotion, de l’élaborer et de la formuler car c’est sur ce terrain que je peux les comprendre et que nous pouvons partager.

Cependant, tous les textes ne le permettent pas et j’ai pu constater que transmettre un texte « classique » comme le sont les lettres de Mme de Sévigné n’offre pas l’assurance de faire naître chez des élèves des émotions partageables. Toujours avec cette même classe, dans le cadre de l’étude des textes réalistes, j’ai abordé le genre de la nouvelle à travers un auteur canonique : Maupassant. Les nouvelles de Maupassant sont presque un incontournable de l’enseignement du niveau quatrième qui doit aborder le réalisme. Pour les enseignants, c'est l’occasion de faire lire une œuvre intégrale aux élèves et partant, d’essayer de leur donner le goût de la lecture. La longueur des nouvelles fait que l’on peut les lire en classe ce qui permet de remédier à la difficulté qu’ont les plus faibles à affronter un texte seuls. Je me suis donc lancée dans l’étude de La Parure, de Maupassant que j’ai choisi cette année de lire moi-même à voix haute en classe, après avoir constaté que la lecture parfois balbutiante des élèves entravaient leur compréhension du texte et par conséquent le plaisir qu’ils pouvaient en tirer.

La Parure est une réécriture du conte « Cendrillon ». Une femme, nommée Mathilde, obtient de son mari, employé modeste du ministère de l’éducation, une invitation pour aller à un bal mais elle n’a pas de toilette. Son mari lui offre une robe et elle emprunte un collier de diamants à son amie Jeanne. Cependant, à l'instar de Cendrillon qui perd sa pantoufle, Mathilde perd la parure de diamants. Son mari et elle la remplacent à grands frais sans rien dire de leur malheur à Jeanne et passent dix ans à rembourser le crédit d’emprunt de cette parure. A la fin de la nouvelle, Mathilde apprend (avec nous, lecteurs), que la parure de Jeanne était une fausse parure et qu’elle ne valait que cinq cent francs à peine.

J’ai donc lu ce texte et, le temps de cette lecture faite en classe, je suis devenue Maupassant. Je pense n’avoir rien enlevé ni rien exagéré à son style qui, aussi étrange que cela puisse paraître, bien que j’aie relu et déjà enseigné ce texte auparavant, m’apparaissait sous un jour nouveau. Cette façon nouvelle qu’il avait de m’apparaître venait du fait, je pense, que je lisais la nouvelle pour la première fois à voix haute et que je l’entendais plus nettement peut-être que si j’en avais fait une lecture silencieuse. Elle naissait aussi (et cela, c'est certain), du fait que la lecture à voix haute soulignait et rendait tangible le don au public qu’est celui d’un texte, don que je transmettais par ma lecture et que je voulais porteur de sens, d’émotion – en un mot, je voulais que mon don pour mes élèves soit beau2.

Or, très vite, je me suis rendu compte que ce n’était pas le cas. Il est clair qu’au long de la lecture, la plupart des élèves s’étaient identifiés à Mathilde, jeune personne pleine de rêves mais désargentée. L’identification, d’abord vécue sur un mode heureux (quoique teintée d’une certaine forme d’agressivité en raison du dédain marquée de Mathilde pour son mari), était favorisée par la réminiscence au cœur du texte du conte merveilleux Cendrillon qui remotive des images de princesse et de prince et, par là-même, établit un dispositif analogique entre le héros ou l’héroïne et l’enfant qui l’écoute ou le voit. Ainsi, de la même manière qu’un enfant s’identifie au prince ou à la princesse d’un conte qu’il lit ou entend, mes élèves s’étaient identifiés à Mathilde, avatar de Cendrillon. Cet intertexte préparait donc les élèves à une fin heureuse qui allait sauver Mathilde et peut-être rétablir l’harmonie dans ce couple désuni qu’elle forme avec son mari, sur le modèle du « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Mais les malheurs consécutifs à la perte de la parure s’accumulent et plongent le couple dans une pauvreté sans issue à laquelle les élèves, pris dans l’illusion référentielle, se voyaient condamnés aussi. Je tiens à souligner que selon les endroits où l’on enseigne ce texte, l’illusion référentielle peut être plus ou moins forte. A Villepinte, dans un collège qui accueille les enfants de familles très modestes, la pauvreté de Mathilde actualise forcément celle des élèves. J’ai enseigné ce texte à des élèves du 5ème arrondissement parisien dont les familles étaient financièrement aisés et je n’ai pas le souvenir que mes élèves se soient immédiatement et à ce point identifiés à Mathilde – j’y reviendrai. La Parure a donc ouvert une blessure chez mes élèves mais contrairement aux lettres de Madame de Sévigné, la nouvelle de Maupassant, dans sa « chute » brutale, ne résout rien, ne soigne rien. La fin de la nouvelle se fige sur l’image de Mathilde pauvre, toujours et à jamais, et qui se sent idiote de n’avoir pas su distinguer une vraie parure d’une fausse. Et j’ai envie d’ajouter que, tout en perdant son lecteur avec la jeune femme à laquelle il s’est identifié, le narrateur exacerbe par là même occasion et non sans cruauté le sentiment d’ignorance des élèves eux-mêmes qui, pour la plupart, avant même de lire la nouvelle, ignoraient ce que signifie le mot « parure ». « Pauvres » et « bêtes » vous êtes, leur disait le texte.

À la fin de ma lecture, personne n’a ri, personne n’a souri et je dirais même qu’un certain malaise était palpable dans la salle. J’ai tout de suite cherché à connaître les impressions de mes élèves. Beaucoup réclamaient la suite, stupéfaits qu’un auteur puisse abandonner son personnage à un sort si triste, et laisser le lecteur ainsi déçu. L’ensemble des élèves paraissaient visiblement insatisfaits de la fin proposée par Maupassant. Joyce, l’une de mes élèves, écrira : « J’ai beaucoup aimé le début et le milieu de La Parure mais la fin m’embête vraiment ».

Ce texte avait fait violence à mes élèves, les humiliant dans leur pauvreté et dans leur ignorance. Et comme il n’offrait rien de susceptible de panser leur blessure, c’était à moi de réparer les effets blessants du texte que je leur avais lu. Un peu prise au dépourvu, je l’avoue, je leur ai demandé ce qu’ils attendaient de cette fin qu’ils me réclamaient. C'est donc ensemble que nous avons imaginé le premier exercice d’écriture de la séquence qui devait « améliorer » cette excipit insatisfaisant, relancer le dialogue, brutalement interrompu, entre Mathilde et son amie et finalement sauver Mathilde pour mieux sauver mes élèves qui s’étaient identifiés à elle. Et ce sont finalement les élèves qui m’ont aidée à élaborer la double problématique de cette séquence centrée sur les effets de lecture : quels peuvent être les effets d’un texte sur un lecteur ? Le lecteur peut-il exiger quelque chose des textes qu’on lui propose, modifier ou refuser un texte ?

J’ai ici parlé de la réaction de mes élèves de Villepinte mais je vais revenir brièvement sur les effets très différents du texte sur mes élèves parisiens. Je ne leur avais pas lu le texte à voix haute mais leur avait donné à lire chez eux pour qu’on en fasse l’étude en classe. Ils ont lu quelques extraits en classe (ils lisaient de manière fluide et je n’avais pas besoin de leur faire la lecture à voix haute). J’ai constaté que la fin de la nouvelle les faisait sourire : ils y voyaient quelque chose de drôle car, probablement, la pauvreté de Mathilde et l’échec final de cette jeune femme ne leur rappelaient rien de ce qu’ils connaissaient personnellement. L’illusion référentielle était moins forte qu’elle n’a pu l’être à Villepinte et la réminiscence du mythe de Cendrillon n’a pas suffi à « capter » l’attention bienveillante des élèves. J’y suis un peu pour quelque chose : je crois me souvenir que je n’avais pas autant insisté sur l’intertexte que je ne l’ai fait cette année à Villepinte. Ma manière d’enseigner a certainement déterminé la réception de ce texte, en soi malveillant, par des élèves qui se le sont approprié, faute d’un enseignement adapté je crois, d’une manière tout à fait dispathique.3

J’entends par là que les élèves ont ri du malheur de Mathilde et que je trouve cela tout à fait dérangeant. Dans l’ensemble, ils ont été insensibles à son malheur, à son désespoir, à sa pauvreté. Ils n’ont pas su se mettre à sa place. Ils ont été incapables d’imaginer un moyen de la sauver elle et les lecteurs de Villepinte, et tous les lecteurs que le narrateur entraînait dans la chute de son personnage. J’ai quant à moi été incapable de pallier les insuffisances d’un narrateur qui flatte en ses lecteurs quelque chose de laid : l’absence d’empathie qui passe par un rire ironique, sarcastique.

Je ne sais pas si l’ironie est toujours dispathique, peut-être, je n’y ai pas réfléchi assez pour m’exprimer là-dessus. Je pense seulement qu’un certain type de rire est aujourd’hui couramment pratiqué et que ce rire ressemble beaucoup à celui auquel encouragent de auteurs comme Maupassant : un rire qui s’oppose et qui n’accompagne pas, un rire qui rit contre l'autre et non pas avec l'autre. Ce type de rire est enseigné sans qu’on en analyse toujours la portée effective et il va faire l’objet dans les prochaines années d’un enseignement dans ses formes les moins exceptionnelles, les plus banales, les plus ordinaires. En effet, les nouveaux programmes qui seront mis en place à la rentrée 2016, indiquent par exemple pour la classe de 3 e un thème d’étude intitulé « Dénoncer les travers de la société » qui vise à étudier « les raisons, les visées et les modalités de la satire, les effets d’ironie, de grossissement, de rabaissement ou de déplacement dont elle joue ». Auparavant, un certain type de rire agressif était enseigné au moyen de textes sur lesquels on avait tenu des discours. La visée comme la portée et les effets de ce rire avaient pu être compris et analysés et, en cela, mis à distance : c’est, parmi d’autres choses, ce qui les rendait transmissibles. Cependant, il est aujourd’hui proposé d’étudier, en plus ou en place des textes (c’est bien le problème), des extraits d’émissions radiophoniques ou télévisées dont l’actualité séduisante ne peut que parasiter le processus de compréhension de ce rire.

Pour éviter toute confusion, je voudrais distinguer ce rire dispathique (qui se donne comme un symptôme de l’isolement et du figement émotionnel de ceux qui le pratiquent et tend à prétrifier ceux qui l’entendent) d’un autre type de rire, défensif celui-ci. Ce rire surgit de la gorge de mes élèves quand je leur impose la vision ou l’audition, tout particulièrement, de choses qu’ils jugent « choquantes » (souvent des corps nus ou des mots polysémiques comme le mot « baiser »). Ce rire ne traduit pas l’absence de sensibilité des élèves, au contraire : il est la preuve de leur sensibilité, de leur pudeur. Il manifeste que leur « économie affective »4 ne supporte pas ce qu’on leur donne à voir tel qu’on leur donne à voir. Alors ils éclatent (de rire ou de colère) parce qu’en plus de les blesser, on les blesse publiquement et l’on peut imaginer que l’émotion ressentie par un individu et en quelque sorte multipliée par le nombre d’individus en présence car les émotions circulent. Pour des raisons multiples (personnelles, culturelles, religieuses) qui ne disparaitront pas parce qu’on aura voulu les ignorer, des mots et des images sont insoutenables pour eux. Cela ne veut pas dire qu’on doit renoncer à les leur enseigner : je crois qu’il est possible d’accompagner les élèves dans le spectacle que peuvent leur donner des images « choquantes » et de les y habituer, doucement. Je crois qu’il est possible d’éduquer sans blesser, sans humilier et sans « choquer », sans exposer des enfants à des émotions trop fortes qui pourraient dangereusement les figer en place de les éveiller.

Ces différentes pratiques du rire m’ont conduite à élaborer ma première séquence « transitionnelle » qui porte sur les pratiques du rire. Cette séquence est destinée à des cinquièmes mais la démarche peut être reprise et adaptée pour n'importe quel niveau. L’objectif de cette séquence, intitulée « Le Renard dans les textes à rire » est de faire réfléchir des élèves à différents types de rire en commençant par la fonction pédagogique du rire qui doit plaire et instruire au Moyen-Age jusqu’à l’âge classique. Mais il s’agit du même coup de questionner les élèves sur leur perception et leur pratique du rire : plait-il toujours ? Instruit-il toujours au sens de : recèle-t-il quelque chose à partager (comme un savoir, une histoire) ? Ces questions doivent piquer les élèves et les amener à s’interroger sur la place qu’ils occupent par rapport au rire : Qui rit ? De qui rit-on ? Rit-on avec lui ? Rit-on contre lui ? Dans quelles circonstances rit-on ? La séquence réunit des textes allant du Moyen-Age à l’époque contemporaine, plaçant tour à tour le renard dans la position du « moqueur » et dans la position du « moqué ». Par exemple, « Le Corbeau et le Renard » d’Esope, Marie de France ou La Fontaine ou « Le Renard et le bouc », de La Fontaine place l’élève du côté du Renard qui gagne un fromage à la fin ou qui réussit à sortir du puits. J’avais imaginé de petits exercices de lecture à voix haute des fables pour favoriser l’identification au Renard. C’était également le but des ateliers théâtre où les élèves devaient choisir entre être le Renard ou être le Bouc. Les élèves, comme on pouvait s’y attendre, voulaient être le Renard car ils s’identifiaient au moqueur et riaient avec lui contre le Bouc. Mais nous avons par la suite abordé d’autres fables où le Renard cherche à tromper l’autre mais se fait avoir en retour comme dans le « Coq et le Renard ».

Sur la branche d'un arbre était en sentinelle

Un vieux coq adroit et matois.

« Frère, dit un renard, adoucissant sa voix,

Nous ne sommes plus en querelle :

Paix générale cette fois.

Je viens te l'annoncer, descends, que je t'embrasse.

Ne me retarde point, de grâce :je dois faire aujourd'hui vingt postes sans manquer.

Les tiens et toi pouvez vaquer

Sans nulle crainte à vos affaires ;

Nous vous y servirons en frères. Faites-en les feux dès ce soir,

Et cependant, viens recevoir

Le baiser d'amour fraternelle.

— Ami, reprit le coq, je ne pouvais jamais

Apprendre une plus douce et meilleure nouvelle

Que celle

De cette paix ;

Et ce m'est une double joie la tenir de toi. Je vois deux lévriers,

Qui, je m'assure, sont courriers

Que pour ce sujet on envoie.

Ils vont vite et seront dans un moment à nous.

Je descends : nous pourrons nous entre-baiser tous.

— Adieu, dit le renard, ma traite est longue à faire,

Nous nous réjouirons du succès de l'affaire.

Une autre fois ». Le galand aussitôt

Tire ses grègues, gagne au haut,

Mal content de son stratagème.

Et notre vieux coq en soi-même

Se mit à rire de sa peur ;

Car c'est double plaisir de tromper le trompeur.

L’élève qui avait joué le Renard précédemment devait rester Renard quand celui qui jouait le Bouc devenait Coq. Le but de cette pratique était de montrer que les places sont réversibles et que celui qui se moque un jour peut être l’objet du rire d’autrui le lendemain. Il s’agissait aussi de souligner que l’on n’a pas, si l’on prend ces fables une par une, une forme de rire qui fasse l’objet d’un réel partage puisqu’il y a toujours de la perte : qu’advient-il du bouc, resté coincé dans le puits, par exemple ? Ou du Renard coursé par les lévriers ? La fable ne le dit pas. Cependant, prises ensemble, ces fables permettent de passer d’un rôle à l’autre pour ne pas figer les individus dans un seul et même rôle susceptible de leur faire oublier la souffrance de celui qui est en face. En outre, elle débloque le rire qui n’était qu’unilatéral au début pour le faire circuler afin de parvenir à rire de soi : un de mes élèves insistait beaucoup pour être le Renard lorsqu’il s’agissait de lire « Le Renard et le Bouc » mais il s’est finalement retrouvé pourchassé par des lévriers pour avoir voulu piéger le Coq. Cependant, il a vécu cette expérience en riant et avec nous, de façon dédramatisée.

Un autre objectif de la séquence était de permettre aux élèves de reconnaître le moment où le rire s’arrêtait. Pour cela, j’ai étudié avec eux un extrait du Roman de Renart, « La Pêche à la queue », où Renart attache le seau destiné à recevoir les poissons à la queue d’Ysengrin :

Renard prend le seau et le lace du mieux qu’il peut à la queue du loup. « Frère, lui dit-il, maintenant veillez à vous tenir tranquille pour que les poissons puissent venir. Là-dessus il va se tapir dans les buissons, met le museau entre les pattes, pour voir delà ce qui va se passer. Ysengrin est sur la glace et le seau, dans le vivier, se remplit de glaçons comme il se doit. L’eau commence à geler et à emprisonner le seau attaché à la queue ; de glaçons il est plein à déborder et la queue qui trempe dans l’eau est scellée dans la glace. Le loup commence à se soulever, pour tâcher de remonter le seau ; de plusieurs façons il essaie, ne sait plus que faire. Il s’inquiète et se décide à appeler Renard, car il ne peut rester là davantage, l’aube ayant déjà percé. Renard lève la tête, ouvre les paupières, regarde : « Frère, fait-il, arrêtez le travail. Allons-nous-en, beau doux ami, nous avons assez pris de poissons. » Ysengrin s’écrie : « Renard, il y en a trop ! J’en ai pris plus que je ne puis dire. »

Renard se met à rire. Il lui rappelle que « qui convoite tout perd tout ». La nuit passe, l’aube point, le soleil du matin se lève, les chemins sont blancs de neige.

(Un riche vassal, messire Martin décide de partir à la chasse avec ses chiens, Renard qui les attend détale mais Ysengrin reste prisonnier de la glace et un jeune garçon le repère et appelle les chasseurs. Les chiens se précipitent sur le loup et le mordent, Sire Martin arrive avec son épée.)

Quel fier combat ! Il croit frapper le loup sur la tête mais le coup tombe autre part : l’épée glisse vers la queue et la tranche net au ras du croupion. Ysengrin, dès qu’il sent la douleur, fait un bond de côté et décampe. Les chiens le poursuivent à coups de dents, le mordent aux fesses ; il leur laisse sa queue en gage gémissant de douleur amère ; peu s’en faut que son cœur ne crève. Il ne lui reste plus qu’à fuir ». 5

Les élèves, qui avaient ri auparavant avec et contre le Renard ne riaient plus. J’ai voulu les rendre sensibles à la cruauté du piège tendu par Renart qui mutile Ysengrin, et les faire réfléchir aux conséquences d’une plaisanterie qui mettrait en péril l’autre en leur posant cette question : la plaisanterie est-elle de bon goût si le rire ne circule pas ? Mais pour conclure cette séquence sur le rire, je n’ai pas voulu les laisser sur un sentiment de tristesse et j’ai choisi de leur donner à lire la fable de La Fontaine intitulée « Le Renard ayant la queue coupée » où le malheur d’Ysengrin devient celui du Renard mais sur un mode moins tragique : le ton enjoué de La Fontaine, l’absence de pathétique et le fait que Renard, pour avoir perdu sa queue, n’en ait pas pour autant « le cœur qui crève » rend la mutilation du Renard supportable tout en permettant à ce principe de justice lisible dans les fables de La Fontaine étudiée en corpus, et auquel les élèves sont très sensibles, d’œuvrer dans les consciences. En quelque sorte, La Fontaine « venge » Ysengrin mais dans sans s’appesantir, sans cruauté et dans une forme de légèreté caractéristique du style de l’auteur. Les élèves en sont souvent très satisfaits :

Un vieux renard, mais des plus fins,

Grand croqueur de poulets, grand preneur de lapins,

Sentant son renard d'une lieue,

Fut enfin au piège attrapé.

Par grand hasard en étant échappé,

Non pas franc, car pour gage il y laissa sa queue;

S'étant, dis-je, sauvé sans queue, et tout honteux,

Pour avoir des pareils (comme il était habile),

Un jour que les renards tenaient conseil entre eux :

« Que faisons-nous, dit-il, de ce poids inutile,

Et qui va balayant tous les sentiers fangeux* ?

Que nous sert cette queue ? Il faut qu'on se la coupe :

Si l'on me croit, chacun s'y résoudra.

— Votre avis est fort bon, dit quelqu'un de la troupe;

Mais tournez-vous, de grâce, et l'on vous répondra. »

A ces mots il se fit une telle huée,

Que le pauvre écourté ne put être entendu.

Prétendre ôter la queue eût été temps perdu;

La mode en fut continuée.

Pour conclure, je dirais que la lecture naïve des textes a cet avantage qu'elle est accessible à tous, même à un public scolairement faible. Elle ne suppose que peu de pré-requis et aucune culture commune. Elle repose simplement (mais c'est déjà beaucoup) sur une capacité à « sentir » qu'on peut, sauf pathologie grave, supposer à tous. À travers des textes littéraires et un certain enseignement de la littérature (que nous appellerons « transitionnel » et dont je n'offre ici que quelques pistes) se dessine une zone de rencontre entre des intériorités de lecteurs et le monde extérieur. Ce type d'approche des textes ne manque certes pas de soulever des questions éthiques qui peuvent à elles seules interroger les conditions du vivre-ensemble : c'est d'une certaine manière ce que tend à faire la séquence sur les textes à rire. Mais par l'exemple de la séquence portant sur les lettres de Mme Sévigné, j'ai essayé de montrer qu'un texte pouvait aussi avoir une fonction thérapeutique en agissant sur le lecteur ou sur une communauté de lecteurs qui auraient vécu une grande violence : le texte s'impose alors comme tiers dans l'enseignement d'une Histoire ou dans la lecture d'une actualité qu'il permet d'aborder sans trop blesser les individualités, au contraire d'une forme d'enseignement qui cherche à choquer les sensibilités au risque (terrible) de les éteindre. C'est un danger qu'un enseignant transitionnel écarterait en proposant une transmission fondée sur le partage émotionnel avec comme enjeu non pas faire connaître des auteurs et des textes pour eux-mêmes, mais bel et bien de transmettre des textes pour leur capacité à créer du collectif autour d'effets de lecture.

Puissent ces quelques réflexions inspirer un enseignement fondé sur le partage.

1 La citation exacte est « Pensez-vous que je ne baise point aussi de tout mon cœur vos belles joues et votre belle gorge ». Elle provient de la lettre du 8 avril 1671 in Madame de Sévigné, Lettres de l'année 1671, Gallimard, coll. Folio Classique,p. 140.

2 Sur la question du texte comme don public, je renvoie aux nombreux travaux d'Hélène Merlin-Kajman sur cette question, depuis Public et littérature en France au XVIIème siècle, Les Belles Lettres, coll. Histoire, 2004 jusqu’au récent Lire dans la gueule du loup, Gallimard, coll. NRF essais, 2016.

3 Hélène Merlin-Kajman, dans Lire dans la gueule du loup, définit le partage du texte littéraire « empathique » comme un partage « en bonne part » qui établit une aire de communication commune à la faveur de laquelle chacun peut vivre et partager ses émotions, soignant au passage les subjectivités blessées. A l’opposé, un partage « en mauvaise part » est « dispathique » dès lors qu’il substitue à cette « fonction réparatrice » de la littérature un jeu sur un réel « traumatique » qui endurcit ceux-là mêmes qu’il rassemble autour d’un texte.

4 Cette notion d’économie affective est notamment développée dans La Civilisation des mœurs (Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Pocket, coll. Agora, 1973).

5 Extrait du Roman de Renart, Hachette, coll. Bibliocollège, 1999.

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