Brice Tabeling

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


mai 2019

 

 

Figures et météores

Dans ses cours, le philosophe Patrice Loraux évoque à plusieurs reprises les « idées météores », « pensées qui n’ont pas eu le temps de prendre comme signification », qui sont « sans forme » mais qui peuvent néanmoins animer l’ensemble d’une œuvre philosophique. Ce que l’expression désigne précède le concept, la notion ou même la figure : c’est une énergie du penser, une vitesse (« un temps plus rapide que le temps »), une mise en rapport de choses sans rapport, une légèreté. Nul langage n’étant en mesure d’en fixer la présence (et nulle procédure scientifique ne pouvant en prouver l’existence), les « idées météores » requièrent sans doute une forme d’engagement intellectuel, une manière de consentement accordé sans filet. Mais quiconque a éprouvé le sentiment, familier et trop souvent sans suite, d’être au bord d’une idée ou ressenti l’impulsion folle que peut donner une intuition informe à l’écriture d’un argument ou à la construction d’une figure, n’hésitera pas, me semble-t-il, à dégager une place dans son appréciation des différentes réflexions et travaux à ces « idées météores ».

Bien sûr, leur présence ne constitue pas une condition nécessaire de l’argumentation intellectuelle (et c’est sans doute heureux) : des procédures logiques existent, ainsi que des formes de catégorisation ou de critique, qui suffisent à établir la pertinence et l’efficacité d’un argument de pensée. Mais les quatre articles issus du colloque « Littérature et trauma » que nous publions ce mois-ci méritent, je crois, d’être aussi appréciés à la lumière de la fulgurance des rapprochements qu’ils établissent, à l’aune de l’énergie qui sous-tend leurs démarches réflexives. La communication d’Hall Bjørnstad, par exemple, s’attache à la manière dont le motif de la « perte du fils unique » dans les Pensées de Pascal permet de mettre en contact à la fois une figure rhétorique (signifiant une douleur hyperbolique), un événement traumatique indicible et, entre les deux mais ne faisant pas lien, l’énergie sombre (ou le paysage désolé) qui place l’une dans l’autre et vice versa. Ces trois éléments ne composent aucune figure stable mais la tension (scripturale, argumentative) de leur liaison impossible a une force critique nette dont le texte de Hall Bjørnstad nous donne les premiers résultats. L’article de Michèle Rosellini explore le « noyau traumatique de l’expérience sexuelle humaine » tel qu’il apparait dans un texte licencieux du XVIIe siècle, Le Rut ou la Pudeur de Pierre-Corneille Blessebois. L’argument se déploie notamment à partir d’un étonnement : pourquoi associer, comme le fait Blessebois, l’horreur de l’évocation traumatique de la mort d’un fœtus à une facétie érotique d’intention hédoniste ? Pour Michèle Rosellini, une telle association s’explique par « la force irradiante » du lien secret entre la jouissance et la pulsion de mort, une force qui se transmet au lecteur (sous la forme du malaise parfois) et que « l’idée nue de la sexualité », selon les termes d’Hélène Merlin-Kajman, permet de figurer. Adrien Chassain se consacre quant à lui au grand incendie de londres de Jacques Roubaud, texte dont les visées théoriques furent plusieurs fois reformulées à la suite de la mort de proches. L’analyse de ces reformulations conduit Adrien Chassain à interroger notamment ce que seraient la nature et les enjeux d’un déplacement du traumatique ; il esquisse à cette occasion des rapprochements difficiles mais cruciaux entre le temps, le mouvement, le trauma et le langage, rapprochements qu’expriment des formules vives et, en un sens, météoriques (le présent comme « temps arrêté par le traumatique », les bénéfices de la « ruse avec l’énergie problématique » du trauma, etc.). L’article de Julie Gaillard, enfin, repart du mécanisme de « l’après-coup » chez Jean-François Lyotard, pour montrer que chez Proust aussi, le temps perdu se cherche en avant. Il s’attache ainsi à une notion, l’affect inconscient, dont la structure temporelle aporétique peut paraitre au plus près de l’idée météore de Loraux (la mise en relation impossible du sans-relation) mais qui pourtant s’en écarte crucialement dans la mesure notamment où Freud et Lyotard lui ont donné des formulations stabilisées. À ce titre néanmoins, l’affect inconscient, qui fut peut-être d’abord seulement l’intuition de la relation secrète et informulable entre deux expériences, représenterait le devenir-figure du météore.

Ce devenir-figure du météore est pleinement en jeu dans nos fragments. Lorsque Transitions a décidé dès 2012 de consacrer une partie de sa production aux formes brèves, l’objectif était certes de prendre acte du décalage grandissant créé par la croissance exponentielle de la production textuelle du monde académique et le chiffre constant du temps que peut y consacrer chaque individu, mais aussi et surtout d’inaugurer une série de formes qui sachent faire accueil à un événement de pensée, d’écriture ou d’émotion aussi fugitif que peut l’être le mouvement d’une transition ; il s’agissait, comme l’indiquait notre manifeste, d’imager des formes en attente de la merveille, autrement dit (et d’abord) aptes à la recevoir. Les exergues sont tout spécialement conçus pour cela. L’Abécédaire et nos saynètes prolongent cette ambition quoique sous des modalités différentes (articulée à une visée définitionnelle pour le premier et accordant plus de temps et d’espace pour le devenir-figure de la pensée pour les secondes). La livraison de mai est à cet égard particulièrement riche en fulgurances diverses qui animent l’argument et/ou constituent le secret fugitif que les phrases poursuivent. On lira ainsi dans l’exergue de Boris Verberk à partir de La Vagabonde de Colette ce que peut être une écriture qui se tient entre le simple rythme du temps et la romance (voir également sa définition de muraille); Noémie Bys s’attache quant à elle à l’événement de la rougeur, point de rencontre fuyant entre le langage, le corps et l’émotion ; Tiphaine Pocquet s’amuse des variations contradictoires de la « prunelle » qui hésite entre l’extrême matérialité du fruit et la chimère d’une hyperbole ; Virginie Huguenin dans sa saynète autour du Chardonneret de Donna Tartt raconte le moment où un détour par la fiction permet d’ouvrir une scène intérieure susceptible de résister au retour du traumatique ; Hélène Merlin-Kajman, enfin, revient sur la « nature » (après la belle définition d’André Bayrou le mois dernier) : dans son texte, le terme devient l’occasion d’un trajet vertigineux entre différentes perspectives géographiques et historiques, et de là, me semble-t-il, le prétexte à un éloge de la mobilité du regard contre toute forme d’essentialisme terminologique ou notionnel (contre toute nature).

Bonne lecture ! 

 
 



 

 

 

 

 

 





 

 

 

Lise Forment

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Avril 2019

 

 

Au contact du traumatique : jusqu'« aux limites de l'humain » ?

Un « genre d’audace », disait Brice Tabeling, un « risque pris au nom de l’autre » : tel est bien le geste que Jan Miernowski accomplira pour nous le samedi 13 avril, en venant présenter son nouveau livre et dialoguer avec les pages qu’Hélène Merlin-Kajman a consacrées au rire et à la mort dans L’Animal ensorcelé. Il discutera l’hypothèse d’un « rire aux limites de l’humain », au contact du traumatique, et l’on ne peut qu’être frappé et joyeusement curieux des points de jonction entre ses travaux et les dossiers de Transitions. Il y a quelques années, une rencontre autour de son précédent ouvrage, La Beauté de la haine, nous avait permis d’étoffer notre dossier sur « La Beauté ». Tout récemment, c’est avec notre réflexion sur la transition elle-même, et sur la période early modern, qu’un ensemble de textes réunis par ses soins (et ceux de Katherine Ibbett) entraient en écho (voir « La charnière entre le XVIe et le XVIIe siècle »). Ce mois-ci, la rencontre à venir sera l’occasion de poser à nouveau la question des rapports entre littérature et trauma, à laquelle cette livraison mensuelle fait encore une grande place.

Nous publions en effet dix nouvelles communications prononcées lors de notre colloque de décembre, dix contributions qui complètent les textes déjà parus le mois dernier… et d’autres interventions suivront en mai ! Invité comme Marc Amfreville et Alexandre Gefen à réfléchir sur « l’entrée du trauma(tisme) dans la culture littéraire », Philippe Daros redéfinit la notion d’empathie à partir d’une honte d’exister, commune et « inguérissable », en reprenant les mots de Tiphaine Samoyault. C’est aussi ce terme d’empathie et l’usage de son contraire, l’apathie, que l’article de Francis Haselden sur la poésie de Vanessa Place vient éclairer et problématiser (à lire aussi le texte d’Anne-Laure Dubruille « à propos de l’apathie de l’analyste » paru en mars). Après les expériences de lecture singulières menées par Laurent Susini et Andrea Frisch au contact du traumatique (face à des textes, respectivement, de Gabrielle Wittkop et Agrippa d’Aubigné), c’est encore via des corpus littéraires extrêmement divers que Daniele Carlucco, Françoise Davoine, Xavier Garnier, Mitchell Greenberg et Morgane Kieffer s’emparent des questions soulevées par l’argument du colloque : les surréalistes lecteurs de Lautréamont, Sterne et son Tristram Shandy génialement transitionnel, quelques auteurs africains déployant des stratégies narratives pour écrire les espaces traumatisés, Racine imposant sur la scène du XVIIe siècle le spectacle de l’enfant sacrifié, un trio d’auteurs français contemporains (Leslie Kaplan, Annie Ernaux et Mathieu Riboulet) – sans oublier le parcours littéraro-cinématographique de François Jacquet-Francillon parmi les figures de l’ennemi, au milieu des « barrages contre le trauma ». Cette variété des exemples saisit, et elle saisit encore plus à la lecture des textes par la convergence et la densité des questions posées, confirmant s’il le fallait la nécessité de penser cette place du « trauma(tisme) dans la recherche et l’enseignement littéraires ». C’était le titre de la dernière session du colloque : deux textes, ce mois-ci, en sont livrés, l’un d’Anne Grand d’Esnon proposant de penser la pratique du trigger warning en suspendant son rapport au trauma, l’autre d’Alice Laumier suggérant de « défaire l’homogénéité et la cohérence dont la catégorie de trauma semble être dotée aujourd’hui ».

C’est le fil de ce dialogue crucial entre notre discipline et la psychanalyse que poursuit aussi, en mode mineur, l’exergue d’Augustin Leroy à partir d’une citation de Marta Torok dans L’Écorce et le noyau (co-écrit avec Nicolas Abraham). À l’ombre du trauma, Augustin Leroy nous parle de l’expérience du deuil qu’évoquait aussi la définition de « Mort » d’Adrien Chassain au mois de mars, qu’évoquait déjà une saynète de Virginie Huguenin parue l’an passé, et qu’évoque encore, avec une infinie délicatesse, une émotion à fleur de texte, la définition par Michèle Rosellini du mot « Patience » publiée aujourd’hui. Expérience du deuil, conscience terrifiante de la mort et de sa propre vulnérabilité peuvent ne pas laisser transi. Car elles ouvrent la possibilité d’un « passage », d’un engagement « entre passibles », d’un lien aussi à « la longue durée », comme le suggère André Bayrou dans sa définition de « Nature » et « ses cogitations de promeneur ». Le transitionnel prend parfois des voies « obliques »… À lire encore les définitions de ce mot par Hélène Merlin-Kajman et Brice Tabeling, ainsi que deux saynètes : l’une d’Éva Avian sur Le Lys dans la vallée (ou comment recevoir un don empoisonné : savoir accueillir « le fantôme » qui sort du placard, trop vite, trop fort), l’autre d’Adrien Chassain (ou comment faire d’une promesse de don le don lui-même : savoir s’installer et vaquer « entre deux empressements laborieux »).

Le dernier mot sera pour notre ami, Jean Giot, familier du séminaire qui nous a fait la surprise et le bonheur d’un don précieux : un impromptu sur La Princesse de Montpensier, écrit à la suite de notre dernière table ronde – un texte lumineux sur le rôle de Chabannes dans la nouvelle, « support de liens », « point d’articulation »… personnage transitionnel sur un fond de violence et de pétrification traumatiques ?  

 
 



 

 

 

 

 

 





 

 

 

Lise Forment

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Février 2019

 

 

 

Agitations ? Jubilation !

 

Au fil des commandes organisant nos livraisons – au gré des hasards qui les gouvernent parfois tout autant –, des relations se nouent entre les textes que nous publions. Des questions communes surgissent, les contours de nouveaux dossiers se dessinent, bien au-delà des rubriques sous lesquelles tel ou tel fragment, tel ou tel article, tel ou tel compte rendu apparaissent. Confusion ? Agitations ? Jubilation !

La définition d’Islam par Hélène Merlin-Kajman résonne lointainement avec les questions épineuses qu’avaient ouvertes en 2017 le dossier Religieux / Littéraire et que nous relancerons au printemps lors d’une séance consacrée à la séquence d’enseignement de Virginie Huguenin, « Qui est le monstre ? ».

Cela fait déjà deux automnes qu’un autre fil, évoqué par Brice Tabeling dans la lettre précédente, relie autour de la représentation des violences sexuelles et des inégalités de genre plusieurs saynètes et articles de Transitions. Plutôt que des prolongements, les « fragments » que nous publions ce mois-ci forment de nouveaux nœuds, étoffent une trame dont la bigarrure peut surprendre : les deux définitions d’« Hymen » proposées par Michèle Rosellini et Hélène Merlin-Kajman sont comme les deux faces d’une même « arnaque » dont on peut sourire ou pleurer – dont il faut peut-être savoir sourire, mais avec gravité ; par les nouvelles nuances de son exergue, André Bayrou pousse ses lecteurs de février à remettre sur le métier sa saynète de janvier et à entendre dans La Princesse de Montpensier l’idéal toujours balbutié de l’amour des chevaliers. Il était une fois, donc, un poème de Chénier, imité de Théocrite, puis un drame bourgeois, La Mère coupable, auxquels sont venus s’entremêler une nouvelle historique et galante – celle de Lafayette –, et même le modèle courtois tout entier, et encore la traduction d’un tout petit mot grec… Les genres littéraires et les échelles de réflexion ont varié, mais une question est demeurée, un mouvement a insisté : toujours considérer, en toute responsabilité, le partage littéraire qu’on privilégie et l’effet qu’un texte commenté ménage ou suscite dans sa manière d’articuler pour nous les temps présents, passés et futurs.

Que l’historicité particulière des textes littéraires ait à voir avec la position éthique de leurs passeurs, c’est l’hypothèse à l’origine du numéro que Brice Tabeling et moi préparons pour la revue Fabula / LHT ; ce sera aussi l’objet de notre prochaine séance de séminaire, le samedi 16 février. Car c’est justement en ce lieu de la réflexion que nous entraîne la suggestion lancée comme une invite, comme une provocation (mais une provocation toute civile), par Katherine Ibbett et Jan Miernowski dans le texte collectif « La charnière entre le XVIe et le XVIIe siècle » : et si la périodisation était un objet transitionnel ? et si cette vieille pratique, souvent remise en question, pouvait participer par le bougé des contextes choisis à un bon dispositif de transmission ? Il n’est pas impossible de lire ainsi les interventions d'Andrea Frisch, Pauline Goul, Helena Skorovsky, Isabelle Pantin, Toby Wikström et Hélène Merlin-Kajman. Ce geste n’est pas sans rapport avec le cadre moins savant de nos saynètes, comme le montrent tout particulièrement les dernières saynètes d’Augustin Leroy (sur une lettre de Mallarmé) et de Boris Verberk (sur un passage du Grand Meaulnes). Pas de périodisation ici, mais un souci de se glisser avec audace et délicatesse dans le tempo des textes, dans le tempo de leurs pensées et de leurs mots…  

 
 



 

 

 

 

 

 





 

 

 

Brice Tabeling

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Mars 2019

 

 

Un genre d'audace

Du 13 au 15 décembre 2018, Hélène Merlin-Kajman, aidée de Tiphaine Pocquet, a organisé pour Transitions un colloque intitulé « Littérature et trauma ». Nous avions alors accordé une large place à l’annonce de cet événement ici-même ; nous en publions aujourd’hui huit textes (de Marc Amfreville, Marcianne Blévis, Marie-Pascale Chevance-Bertin, Anne-Laure Dubruille, Annie Franck, Andrea Frisch, Alexandre Gefen et Laurent Susini) sur un total de trente-six que notre site accueillera intégralement.

Ce colloque reprenait de nombreuses questions théoriques qui caractérisent le mouvement Transitions depuis sa création et les déployait au sein d’un dispositif de parole singulier qui souhaitait privilégier la conversation et la rencontre, notamment entre deux domaines disciplinaires distincts, la psychanalyse et la critique littéraire. Les textes publiés ne rendront pas entièrement compte de l’intensité des échanges, de leur plaisir et de leur gravité, mais ils donneront, je pense, une idée de l’éthique dialogique qui aura animé l’ensemble des discussions, chaque intervenant se saisissant pleinement des notions mises en jeu par l’argument – la transmission traumatique, le différend, la phrase-affect, etc. –, n’hésitant à y risquer son expertise pour le bénéfice d’un dialogue réel. Comme nous l’avions déjà dit, nous reconnaissons dans cette part de risque pris et d’audace, une des qualités proprement transitionnelles de la conversation que nous essayons depuis plusieurs années de tenir. On la retrouve, me semble-t-il, également dans les textes parus le mois dernier autour de la notion d’early modern, textes dont la publication sur le site est due à la générosité de Katherine Ibbett et Jan Miernowski (et de l’ensemble des auteurs) à qui nous tenons à exprimer toute notre reconnaissance.

Retrouve-t-on dans les fragments (définitions de l’Abécédaire, exergues et saynètes) ce risque pris au nom de l’autre ? Les fragments sont un exercice d’écriture généralement solitaire. Pour autant, il n’est pas difficile d’apercevoir qu’un souci maximal de l’adresse précède chaque phrase (chaque mot, chaque silence) qui les compose. La définition de « mort » proposée ce mois-ci par Adrien Chassain me paraît à cet égard exemplaire. L’humour, la prudence et une forme heureuse de désinvolture s’attachent longuement à préparer le destinataire à sa rencontre avec un terme dont la charge référentielle et émotionnelle est susceptible d’immobiliser la lecture (et l’écriture). La rencontre avec la « mort » arrive pourtant mais elle incorpore alors ce délai prudent et désinvolte (ce retard, ce détour) à l’expérience évoquée par le terme, le rendant ainsi étrangement supportable et magnifiquement banal (voir également parmi les fragments : l'exergue de Natacha Israël autour d’un extrait d’Erri de Luca, la saynète de Michèle Rosellini sur un passage de l’Iliade, la définition de « judaïsme » d’Hélène Merlin-Kajman, celle de « lama » de Virginie Huguenin et celle de « muraille » de Mathilde Faugère).

Néanmoins, avec le temps, les fragments ont fini par développer une manière de conversation autonome : dès le départ, nos textes se répondaient (les définitions s’interpellaient, les exergues dialoguaient, etc.) mais ces jeux d’échange ont pris une dimension nouvelle à l’occasion de quelques polémiques. Il y eut la série Chénier (une dizaine de textes aujourd’hui). Il y a la série Princesse de Montpensier, série inaugurée par Lise Forment, poursuivie par André Bayrou et relancée aujourd’hui à travers une saynète de Sarah Nancy et un article d’Hélène Merlin-Kajman. L’ensemble de ces textes préparent une table ronde organisée le samedi 30 mars à Censier autour de ce texte de Madame de La Fayette et de son adaptation par Bertrand Tavernier.

Plus : le roman-feuilleton fait enfin son retour !

Bonne lecture !  

 
 



 

 

 

 

 

 





 

 

 

Brice Tabeling

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Janvier 2019

 

 

 

Agitations théoriques du contemporain

 

Safe space, trigger warning, violences sexuelles, culture du viol : ces termes occupent une place importante dans les pratiques et les discours contemporains. Deux articles publiés ce mois-ci, « Topolitique du safe space » d’Anne-Emmanuelle Berger et « Encore Chénier – et au-delà » d’Hélène Merlin-Kajman, les examinent en s’appuyant sur les pensées de Jacques Derrida (pour le premier) et de Jean-François Lyotard (pour le second).

L’article d’Anne-Emmanuelle Berger nous offre un long dépli politique, historique et philosophique du safe space. Le moteur réflexif de son étude est principalement constitué par la pensée du lieu chez Derrida qui lui permet d’explorer dans toute son ampleur l’aporie du safe considéré comme immunisation. Cette aporie, l’un de ses bords est la fragilisation de ce commun que le safe devait pourtant protéger (« Le commun s’attaque à sa propre possibilité en tentant de s’immuniser ») ; l’autre, la nécessité néanmoins de résister à la transparence totalitaire de l’open space en découpant dans l’espace public des lieux de secret et de retraite.

Dans « Encore Chénier – et au-delà », Hélène Merlin-Kajman reprend une discussion sur l’interprétation d’un poème de Chénier qui, autour du problème de la représentation littéraire des violences sexuelles, implique aujourd’hui une dizaine de textes. Relisant l’ensemble du débat à la lumière du différend lyotardien, elle déploie à travers une série éblouissante de variations argumentatives les enjeux de l’usage ou non du terme « viol » dans le commentaire, les différents torts que chaque lecture fait à celles qui la précèdent (ou lui succèdent) et, pour finir, propose de repenser les pratiques interprétatives de la littérature à partir du concept de différend.

Ainsi, quoique leurs procédures d’analyse soient sensiblement différentes, Anne-Emmanuelle Berger et Hélène Merlin-Kajman partagent l’une et l’autre une double préoccupation : ne jamais exiler les mots de l’action politique dans une forme de pure abstraction spéculative mais aussi ne jamais renoncer à les malmener afin de mettre au jour à la fois ces enjeux inactuels mais essentiels que les luttes présentes tendent parfois à dissimuler et ces failles internes que l’urgence militante estime souvent devoir recouvrir. Il est ainsi particulièrement remarquable que si l’une et l’autre rappellent souvent leur solidarité avec les combats passés ou contemporains que ces termes ont pu accompagner, elles ne reculent ni devant l’exposition des contradictions les plus surprenantes de certains de leurs usages militants, ni devant l’examen de leurs traits (antidémocratiques notamment) les plus inquiétants.

Une telle préoccupation s’aperçoit très nettement dans le dispositif scriptural : ces deux longs articles ne cessent de se risquer des deux (ou trois, ou quatre) côtés des questions qu’ils étudient, dans un jeu d’alternance d’autant plus vertigineux que chaque argument est vigoureusement creusé, déplacé et critiqué ; c’est cette énergie de l’écriture, le caractère infatigable et joyeux de cette agitation théorique du contemporain qui, me semble-t-il, les rassemble le plus clairement et constitue un élément des plus précieux pour inaugurer l’année 2019 du mouvement Transitions.

À lire aussi ce mois-ci sur Transitions : une saynète d'Augustin Leroy autour de Mallarmé ainsi qu'une saynète étendue d’André Bayrou autour de la séquence de la nuit de noces dans l’adaptation par B. Tavernier de La Princesse de Montpensier ; trois nouveaux termes de l’abécédaire — une véritable poussée de « fièvres » (par Éva Avian, Noémie Bys, Natacha Israël et Augustin Leroy), « gravité » (par Boris Verberk) et « hiéroglyphe » (par Sonia Velazquez) — et une nouvelle définition de « drapeau » par Pierre-Élie Pichot.

Bonne lecture et bonne année !  

 
 
Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration