Hélène Merlin-Kajman

 


Juillet 2016

 

Et que sur l'eau du port 

Voici la dernière lettre de l’année. C’est aussi la dernière des miennes : Transitions change de direction. Lise Forment, assistée de Mathilde Faugère et de Brice Tabeling, me remplace ; et le bureau est renouvelé (cf. « Équipe »). Je ne serai pas loin, mais en retrait (cela se traduit pour moi par le titre de présidente).

Alors, pour cette dernière lettre au carré, je me contenterai de vous montrer, sur les textes parus depuis la lettre écrite par Mathilde Faugère et Virginie Huguenin et publiée très en retard en raison des problèmes informatiques qui ont retardé nos publications sur le site depuis le mois de mai (un peu un cauchemar comme tous les problèmes informatiques), comment, en cinq années de vie du site, nous avons, sous mon impulsion (j’ose le dire : c’est ma dernière lettre !), créé un style.

Comment le présenter – faut-il le présenter ?

Ce sera : pas une présentation juste, juste une présentation !

Je pourrais résumer en mettant en avant une triade qui allègue le politique sans y finir, sans même y aboutir nécessairement : théorie-socialité-écriture.

Nous avons placé notre manifeste sous le signe d’une phrase de Jean-François Lyotard : « Une communauté de destinataires en alerte de la merveille ». Je crois que c’est cela que nous avons réussi – non sans approfondir (et ce n’est pas fini) notre rapport à la pensée du philosophe, notamment grâce à notre dialogue avec Gérald Sfez. Même si elle n’est pas la seule, la pensée de Lyotard nous aide en effet à fonder notre geste esthétique-et-théorique (adjectifs pour nous inséparables, oui) qui consiste à conjuguer une préoccupation à l’égard de la civilité (et des divers modes de convivialité) et une préoccupation à l’égard de l’intensité belle des formes artistiques, au premier rang desquelles, bien sûr, la littérature.

Et la cohérence de notre mouvement tient autant au partage de convictions qu’à la rencontre heureuse de singularités.

Convictions : une préoccupation oriente nos réflexions, celle de l’enseignement. Ce mois-ci, Sylvie Cadinot-Romerio nous présente une analyse importante du type de difficultés rencontrées dans un lycée à la fois très particulier et exemplaire, celui de Clichy-sous-Bois où avaient commencé les émeutes en 2005. On y comprend bien les impasses des programmes scolaires, les blocages sociétaux, mais aussi l’extraordinaire champ du possible pour qui accepte de regarder la situation sans œillères ni a priori.

Singularités : Ce mois-ci, dans la rubrique « Juste », vous trouverez un nouveau « Convergents » (n°3), avec deux poèmes en prose de Coline Fournout et une vidéo d’Henri Ekman (juste une vidéo...) : un chat sur un vasistas où se découpe un ciel bleu, et une mongolfière qui par hasard y passe ; et la merveille de figures vues/écoutées, un clown, un funambule (regardez et lisez pour rendre à César ce qui appartient à César).

Bon condensé, ce troisième « Convergents » de l’année : un vrai cadeau ! S’y accrochent sans peine la dernière fable d’Helio Milner, que je ne commenterai pas puisqu’il est temps que j’écrive noir sur blanc qu’Helio Milner, c’est moi ; et deux dreamscapes de Mary Shaw, avec leurs figures qui surgissent dans un mélange improbable d’humour, de tendresse et d’effroi, d’enfance soucieuse, d’adultité rieuse...

La tendresse, l’effroi, l’humour : il est rare que nos textes ne conjuguent pas ces trois dimensions, avec des dosages très différents bien sûr. Ainsi se trouve écartée la tentation si fréquente, aujourd’hui, du ton apocalyptique, de l’accablement, de la vérité assenée d’un haut d’une tribune ou d’une chaire. Les raisons de s’inquiéter nous hantent comme tout le monde. Nous essayons de garder le regard fixé un peu plus loin : car à nos yeux, c’est le meilleur moyen de les combattre.

La tendresse, l’effroi, l’humour , donc. Les dernières saynètes (celle d’André Bayrou sur un extrait de Trois hommes dans un bateau de Jérome K. Jérome, celle de Natacha Israël sur un extrait du Malentendu de Camus et enfin la mienne sur un passage de Candide de Voltaire) l’illustrent : l’humour surtout pour la première, l’effroi surtout pour la seconde – et rien de futile, et rien de lourd. Et quant à la mienne, j’essaie de montrer les limites politiques de l’ironie voltairienne, qui, sans tendresse d’aucune sorte, amène à regarder l’humanité souffrante comme une autre espèce – des marionnettes.

Car même si Brice Tabeling et moi avons croisé le fer dans nos définitions respectives de « ridicule » (je dirais : « avec humour » ; mais lui, peut-être : « non sans ridicule » ?), ni lui ni moi ne plaidons en faveur de cette ironie-là. C’est même plutôt ce que nous évitons toujours, à Transitions. La plupart du temps, l’ironie est trop magistrale, elle a trop de hauteur et casse trop de liens au passage. Notre abécédaire, dont chaque mot est comme un petit galet jeté pour ricocher sur l’eau (et qui, de nous tous, fera le plus de ricochets et les plus beaux ? Émulation joyeuse !) joue avec bonheur de la liberté offerte par une définition. Effroi, tendresse, humour, on les retrouve encore, mais bien sûr, c’est un jeu sérieux aussi, surtout lorsque les mots sont graves (on s’amuse plus librement sur les légers) : « Rime » (une troisième définition d’Augustin Leroy après celles de François Cornilliat et de Natacha Israël), « Timidité » (de Jennifer Pays et de Brice Tabeling), « Vivacité » (du mystérieux Jules Brown), « Sottise » de Virginie Huguenin, « Tout » (moi), « Wagnérien » (de Gabriel Marie d’Avigneau et de Côme Jocteur-Monrozier) – enfin, deux « Z » cette année, « Zombie » d’Augustin Leroy et mon « Zoo » final !

Difficile de leur rendre justice un à un (une à une). Je me contenterai de faire de la définition de « Wagnérien » un emblème, puisque ses auteurs imaginent pour conclure un « Wagner » à taille humaine. Ramener les grandeurs à taille humaine, rappeler la « race des mortels » comme le faisait Nicole Loraux dans La Voix endeuillée : tel est à coup sûr l’un de nos buts. Pas de mépris pour la timidité ni pour la sottise, pas d’exaltation de la totalité ni de la vitalité, de l’émerveillement pour la rime et même pour le zoo, et un apprivoisement du zombie : voilà comment on pourrait résumer ces définitions – qui ne sont pourtant pas du tout, mais vraiment pas, couleur passe-muraille...

Nous sommes aujourd’hui le 16.07.16 : j’aime bien ça. Tout aura commencé le 15.09.11. Mais le mouvement avait un an déjà. Tout avait commencé le 16.06.10 (à quelques cheveux près : nous n’avons pas gravé dans le marbre la date de la fondation, préférant déchiffrer, voyez-vous, l’inscription des Bergers d’Arcadie, ou plutôt le point sur le « i » de Transitions - celui du milieu naturellement...). C’était donc il y a six ans.

Rendez-vous en septembre : le site reprend le 17.

C’est le même mouvement, auquel va être imprimé un mouvement nouveau.

Et que sur l’eau du port se balancent nos coques marines bien amarrées.







Mathilde Faugère

Virginie Huguenin

 


Juin 2016

 

Des difficultés techniques nous avaient empêchés de publier la lettre de juin, la voici donc, en attendant celle de juillet !



Un petit peu de guérir

Sandor Ferenczi s’interroge en 1932, dans son Journal clinique, sur « Ce qui guérit dans la psychothérapie (Healing) ». Découragé lui-même par le découragement de ces patients qui le trouvent « inutile et impuissant à aider », il doute de l’utilité du jugement dans la psychanalyse et finit par se dire qu’« Insérer ce "guérir" dans la psychothérapie de la façon qui convient et à la bonne place n’est certainement pas une tâche tout à fait indigne ». Guérir, soigner, sauver. Healing.

« Un petit peu de guérir », sauver un petit bout, voilà bien ce qui occupe une partie de nos textes, et particulièrement les Convergents de ce mois-ci. Beaucoup d’entre eux tentent de se guérir de quelque chose, de sauver quelque chose et racontent. « On raconte pour transmettre, n’est-ce pas ? Et ce qui est transmis est sauvé… » Voilà un espoir de François Jacquet-Françillon, qui évoque sa mère, sauvée de la déportation au contraire de ses grands-parents : espoir des points de suspension, espoir du « un petit peu de guérir ».

Guérir ? Sauver ? Sauver quoi ? Sauver la mémoire, les circonstances, comme tente de le faire Alexievitch dans ses récits et dans celui que commente, en saynète, Benoit Autiquet. Sauver un passé «dont tout, désormais, nous sépare », comme le fait Gilbert Cabasso en racontant l’Egypte, « les récits parentaux » et la restitution d’un Taleth, don qui « oblige » en retour.

Mais sauver, guérir, de quoi ? Des catastrophes du passé, des spectres qui hantent le présent. Se sauver soi-même de cette peur au ventre de l’impossibilité du lien, de la compréhension. Gilbert Cabasso, toujours, dans sa saynète sur Pascal Mercier, ouvre une question, ne la ferme pas : et si l’entente n’était « qu’une fiction, le travestissement de nos différences ? », et si nous étions condamnés, emmurés dans « l’indépassable séparation de notre solitude » ? « Un petit peu de guérir ». Où le trouver alors ? Henri Ekman nous donnerait-il une piste ? Ses personnages ces semaines-ci sont seuls et pourtant on voit apparaître, dans certaines des peintures, un autre : une image peinte.

Sauver donc, mais que sauver alors ? Comment savoir ? Anouk Siboni s’interroge, en colère. Se sauver de la culpabilité « quant au don », quantodon ; « je » se sauve d’être la « fille descendante directe de ses mères », de s’être retrouvée/placée elle-même dans la position du cancre. « Je » se demande ce que c’est que se sauver quand on se sauve des siens. S’agit-il de sauver en courant ?

Helio Milner pose la même question, autrement, dans « Les Membres et l’estomac ». Il réécrit les fables il les garde et s’en sauve, poussé par l’enfant qui appelle à raconter pour « Pour donner de l’espoir, pas pour [lui] parler du désespoir de [ses] arrière-grands-parents. »

« Un petit peu de guérir » -- Comment enfin ?

Le rire ? Hélène Merlin-Kajman et Brice Tabeling discutent par définition interposée du ridicule : l’une lui préférant le rire de l’humour, l’autre pensant qu’en riant du ridicule de l’autre on ne rit finalement que de soi-même. Le ridicule, ambivalent donc : que penserait la « Très Jeune Fille » de la Cendrillon de Pommerat du rire qu’elle suscite chez les spectateurs (Virginie Huguenin) ?

Le sexe ? Pour Gilbert Cabasso, Hélène Merlin-Kajman et Michèle Rosellini, la même question revient : en parler, ne pas en parler ? Comment ? Avec sottise sans doute (non, attendez, Jules Brown nous dit que le mot est « détestable »), ou légèreté, ou sérieux ou sagacité (à la manière du lecteur « subtil » décrit par Michèle Rosellini donc...)

La rime alors ? Peut-être qu’elle soigne dans la définition de Natacha Israël, lorsqu’elle se transforme dans la voix en « frottements du sentiment sur les replis de la complexion intérieure ». Elle est « endurante » en tout cas comme nous l’explique François Cornilliat, elle est là quand on l’attend et quand on ne l’attend pas. Résilients comme une rime...



Brice Tabeling

 

Février 2016

 

Un monde sensible

Dans sa définition de «monde », Sonia Velazquez cite ces lignes de La Condition de l’homme moderne d’Hannah Arendt : «To live together in the world means essentially that a world of things is between those who have it in common, as a table is located between those who sit around if, the world, like every in-between, relates and separates men at the same time ». Le monde : une table. La comparaison m’a immédiatement ramené à la définition proposée par Ivan Gros. Elle commence par la question de son fils : « Papa, comment on fait pour sortir du monde ?» Question vertigineuse ! Mais reformulée dans les mots d’Arendt, elle se fait plus familière : quel enfant n’a pas interrogé ses parents pour « sortir de table » (le quand, le comment, le pourquoi pas) ? Et de la question de l'enfant, je reviens à la citation : la spatialité un peu abstraite du « monde » d’Arendt n'y gagne-t-elle pas une sensibilité nouvelle, comme réchauffée au souvenir des interminables dîners familiaux de mon enfance ?

Rendre l’espace sensible : un tel projet se tient au plus près de l’aire transitionnelle de Winnicott qui occupe une place si importante dans les travaux de notre mouvement ; et il rend compte assez bien, selon plusieurs modalités, de la production de ce début d’année 2016.

Donner une affectivité aux formes : dans le poème « Cosmologie » de François Cornilliat, il s’agit d’abord de l’histoire d’un œuf ; or, face au mot, je ne vois plus que ça, un ovale dont je ne peux dire s’il est parfait ou stupide (les deux, certainement). Mais le récit, la satire et l’énigme allégorique l'animent au point de susciter un attachement paradoxal pour ce bout de blancheur poétique. Surtout, au terme du poème, un « appel » nocturne dont « la forme non plus [n’] est pas fixée », résonne et fait vibrer tous les contours du texte. La définition d’ « Industrie » de Sonia Velazquez introduit une vibration équivalente, c’est-à-dire émue, à ce qui est, de façon exemplaire, une spatialité indifférente : le parc industriel. Il faut en passer alors par l’usage pastoral des mots, celui que Tityre, le berger amoureux de Virgile, ferait de « parc » et d’ « industrie ». Les « parcs industriels » actuels n’y gagnent rien, sinon d’indiquer, via notre mémoire de la langue, ce qu’il peut y avoir d’« affectivité dans le réseau de la vie ». L'expression est d’Augustin Leroy dans la saynète qu'il consacre aux formes cérémonielles du deuil dénoncées par La Rochefoucauld. Mais elle pourrait qualifier, de manière joyeuse, les « Fariboles » d'Anne Régent-Susini et de Virginie Huguenin qui, comme le souligne la première, importent moins par « leur contenu » que par la « continuïté du dialogue » qu'elles mettent en jeu. Quant à André Bayrou, il nous suggère un lieu où se joue ce devenir sensible du monde : espace de rencontre entre la phôné et le logos, point d'émergence du chant, « nuage de son chaud et rose » - c'est le « Gosier».

Dans tous ces textes, il s’agit de modulations légères de l’espace qui n’opèrent, sur les lignes visibles ou invisibles qui le délimitent, ni transgression, ni renforcement : ils « l’apprivoisent » en l’ouvrant à une altérité. C’est ce que fait, pour Natacha Israël, l’écriture de Marguerite Duras agissant sur l’ « enfer » du cercle familial : doubler le raconté par la voix qui raconte, c'est rendre une affectivité posthume à un espace surchargé d’émotions violentes. Pourquoi parle-t-on de littérature avec des amis? « Pour entendre une autre voix que la mienne » répond karma dans son questionnaire (voir aussi les réponses de Cécile Boulaire et de S. C-R). Comme l’écrit Hélène Merlin-Kajman à propos de la figure par excellence de la spatialité terrifiante, « c’est à deux, toujours à deux, qu’on se sauve du labyrinthe ». Peupler l'espace et ainsi le rendre habitable: pour le peintre Henri Ekman, le cinéaste Christophe Loizillon et le photographe Patrice Deregnaucourt, une telle ambition a un lieu privilégié : leur atelier.

Accorder du temps aux lieux : dans Immortels, le court-métrage de Mandana Ferdos, la caméra s’arrête sur une sculpture de Darius le Grand, roi perse du Ve siècle avant J.-C. L’image d’abord ne se distingue pas pour moi des illustrations de mes livres d’histoire. Mais la perplexité de la narratrice face à ce vestige issu de la culture de son pays, les bruits et les images de l’Iran contemporain, la voix lointaine d’une mère qui relate les circonstances de ses exils, donnent à la figure de pierre une soudaine mobilité qui, parce que les relations restent troubles, loin de tout parallèle efficace, me fait accéder à une pure consistance du temps. L’œil rond du monarque reflète alors comme une vibration générale des espaces - le Louvre, l’Iran contemporain, la Perse de Darius -, une vibration temporelle dont je ne tire nulle leçon mais qui résonne en moi.

Cet usage de la temporalité pour rendre sensible le monde ne se décline sur le site que rarement sur le mode du souvenir (figure éminemment proustienne du temps, évoquée par le séminaire Critique sentimentale) : c’est davantage la perception d’une vitesse historique des choses et des êtres, vitesse inaugurale d’un premier vote en Tunisie que laisse apercevoir l’intensité des gestes, des paroles, des regards de tous les acteurs de cette première expérience démocratique (dans La Voie de la démocratie, de Cyprien Bisot), vitesse incertaine du dépérissement d’une rose autour de laquelle un dialogue fragile se noue (dans la fable « Cueille la rose, cueille le jour » d’Hélio Milner), vitesse enfin de l’arrivée de l’apocalypse et interrogation sur les conséquences éthiques et politiques d’une écriture qui se risque à ce rythme inquiet (rencontre avec Santiago Amigorena).

Le temps devient ainsi un opérateur de sensibilité, une manière d’inscrire les espaces dans le monde. La définition que proposent Boris Verberk et Noémie Bys d’« Hier » lui donne une figure animale qui, par la chaleur qui s’en dégage, évoque avec une curieuse efficacité son pouvoir de sensibilisation : « Hier n’existera jamais qu’aujourd’hui. Il m’accompagne, tendre animal de compagnie sur lequel je jette un regard mélancolique. […] Je le laisse ronronner sur mes genoux, et souvent il m’empêche de me lever. Il pèse de tout ce qui nous sépare. » (Voir également les définitions d’Hélène Merlin-Kajman et d’Augustin Leroy). On pourrait, à la suite de Virginie Huguenin, nommer ce pouvoir « magie » : il donne, quoi qu’il en soit, une énergie vibrante aux choses – cette énergie que les Epicuriens attachaient à l’évidence du sensible et par laquelle on nomme aujourd’hui un effet possible de la littérature évoqué ce mois-ci par Hélène Merlin-Kajman dans une saynète autour de Saint-John Perse : enargeia, autre nom de l’hypotypose, fragment de temps dans le langage, vestige d’expérience dans le livre, devenir sensible à la surface de la page.



Benoit Autiquet

Lise Forment

 

Mai 2016

 

Quels pouvoirs pour la littérature ?

Dans sa lettre de décembre, Brice Tabeling proposait de redéfinir ainsi le pouvoir de la littérature : « nous laisser la possibilité d’intercaler une nuance dans la mécanique du même – et de là, un différer qui nous accueille. […] La littérature répète (un référent, des récits, la langue) mais répétant, elle nous offre un délai, un très bref instant vraiment, pour inventer le nouveau et nous préparer. »

« Inventer le nouveau et nous préparer », résister à la « mécanique du même », c’est aussi l’effort et le délai que Transitions essaie de s’imposer et de vous offrir. De ces derniers mois, se distinguent d’abord les cinq définitions que le mot « pouvoir » a inspirées pour notre Abécédaire. Littérature et pouvoir : la littérature du pouvoir, les pouvoirs de la littérature ? Essayons d’aller au-delà ou en deçà de ces jeux de mots éculés.

L’expérience du pouvoir, d'abord. Il entame la pureté, qui, à l’adolescence par exemple, nous opposait sans reste au monde autoritaire des adultes. Comment ne pas s'apercevoir, pourtant, qu'en toutes sortes de situations, « c’est comme si dans moi le pouvoir avait transité » (Manon Worms) ? Ce qui n’empêche pas que, l’instant d’après, j’en sois à nouveau la victime. Bref, je suis alternativement agent et patient du pouvoir – et je ne peux plus tirer, de ma pure condition de victime, un élan pur d’émancipation.

Mais à l'inverse, il y a les situations de pouvoir absolu et ses victimes impuissantes : face à elle, je suis requis(e), je ne peux pas « faire comme si [je] ne voyai[s] rien » (Hélène Merlin-Kajman). Comment alors dépasser la très légitime paralysie (Michèle Rosellini) qui me saisit ? Comment rester optimiste, quand mon émancipation se réduit souvent aux enthousiasmes très mitigés du samedi soir (David Kajman) ?

Plusieurs possibilités s’offrent à nous, que nous vous offrons ici en désordre. Les unes ont été esquissées dans notre Abécédaire, les autres dans nos Saynètes. Jennifer Pays nous en propose un bel exemple dans sa lecture de Mlle Bistouri, où le monde intérieur de l’aliénée, d’étrange et inquiétant qu’il est traditionnellement, devient convivial et arrimé à la réalité par l’intermédiaire de celui qu’elle accueille chez elle, le poète. Sans doute faut-il approfondir la question même du pouvoir pour en cerner « la part insaisissable », déterminer « où il est … ce qu’il veut. » (Mathias Ecoeur). On peut aussi envisager des formes euphémisées de lutte qui lui opposent « le pouvoir doux de l’imagination » (Nathalie Kremer), ou bien celles de l’enfant qui s'ébat dans le « bouillant désordre » « d’une boîte à couture », et « rit de plus belle » (« Ribambelle, par Virginie Huguenin »), ou encore, celles qui écoutent, dans les hurlements des collégiens rebelles, si souvent décriés, comme autant d’appels à partager des émotions (Virginie Huguenin encore, dans sa définition d’« Optimisme »). Hall Bjornstad, sensible quant à lui à la puissance d’action que présuppose le pouvoir, propose de mettre à l’honneur la notion d’agency, « intraduisible » en français. Du pouvoir au « Projet », en somme, à condition de s’éloigner des promesses d’émancipation universelle, trop souvent décevantes : Adrien Chassain nous propose un projet dont la fonction est l’opposé de la prophétie : « investir, organiser, étendre le présent ». Ce projet-là ne croiserait-il pas la « Mutation », que Mathilde Faugère nous incite à penser contre les « mutations » de nos chères « cellules » et les discours anxiogènes qui s’en emparent, celle qui évoque « changement, variation, déplacement, ou même transmutation », et dont la métaphore légère pourrait être la facétie d'un physicien bravant les lois de la pesanteur (Hélène Merlin-Kajman, qui parcourt l'étonnement que lui cause son propre rire) ? Surgirait enfin le Candido de Sciascia, qui allie à sa capacité de révolte, à sa liberté résolue, une infinie capacité d’aimer (Hélène Merlin-Kajman encore)...

Et dans le domaine de la critique et de la création littéraire, lieu qui, au départ, nous réunit ? Comment, comme lecteur ou écrivain, valoriser des mots qui, sans être dénués de puissance, ne véhiculent pas un pouvoir trop écrasant ? Sans doute faut-il contextualiser la réception des mots d’une œuvre, les considérer comme participant activement de circonstances de lecture dans lesquelles ils prennent tout leur sens : se heurtant au « Paroxysme », Michèle Rosellini nous propose de relire l’agonie de Madame Bovary à l’aune d’une nuit de « crise physique » particulièrement éprouvante dont elle-même a fait l’expérience. En écho, Hélène Merlin-Kajman, dans sa définition de « Pitié », attire notre attention sur la signification latine de compatir (souffrir avec), mettant ainsi en avant un des liens fondamentaux qui unit le lecteur avec le personnage. On peut aussi se montrer attentifs aux moments où, contre toute attente, un auteur particulièrement combattif et véhément (Agrippa d’Aubigné) préfère la rencontre heureuse et apaisée à l’affrontement possible (Côme Jocteur-Monrozier). Les zones d’impuissance qui, dans un texte polémique, sont restées muettes, demandent à être commentées, à l’image de la mère mutique de la saynète de Virginie Huguenin, laissant (ou même espérant) des enfants qui n’en ont pas fini de prendre la parole. Une certaine lecture des textes littéraires serait sans doute alors un bon moyen, en suivant les mots inscrits sur un des tableaux d’Henri Ekman publiés par Transitions, de « faire revivre les morts étrangers »…

Sur le versant de l’écriture, la fabuliste Hélio Milner nous met en garde contre la tentation de dire trop abruptement, et d’empêcher ainsi la réception de la littérature par un récit « trop vrai ». C’est bien ce que reproche l’enfant au conteur de la fable, qui prétend énoncer directement les relations de pouvoirs entre « le financier et le savetier » : « On a le nez dessus, on devient fou de douleur ! » Passons donc par le biais des animaux, ou trichons la langue comme le fait Paloma Hidalgo dans sa définition du « Paroxysme »… Mais que cela ne nous empêche pas de bovaryser ! N’est-ce pas ce que suggérait Michèle Rosellini en évoquant l’agonie d’Emma, capable d’atténuer le paroxysme de notre propre souffrance : il ne s’agit là « ni de diversion, ni d’identification », écrivait-elle, mais de « l’expérience d’un partage symbolique ».

Sans chercher à faire école, Transitions propose donc de distinguer entre plusieurs usages et pouvoirs de la littérature : tous ne se valent pas, certains sont plus désirables que d’autres pour mieux « faire société ». Mais leur élection suppose d’entendre toutes les voix : c’est l’une des fonctions que nous avons données à notre questionnaire. Faut-il pour « faire société » construire et conserver un « patrimoine commun » comme semble le penser Patrick Goujon ? Matthieu préférerait que « les élèves sortent des listes de livres de leurs professeurs et proposent des auteurs qui sont importants à leurs yeux ». La facétieuse Way (anyway) suggère qu’il serait bon que l’école commence à faire lire des « auteurs des 2 sexes » et refuse de parler d’« influence » pour la littérature… Les livres qui ont conduit la vie d’Albertine sont ceux qui « ont structuré [son] sens de la morale », en lui « permett[ant] de lire le monde, de comprendre les autres ». Mais elle ajoute un peu plus loin, d’une voix moins puissante, plus attachante : « la lecture a longtemps été un refuge pour moi dans un environnement hostile ». Stéphanie Levieux dit offrir des livres « parce [qu’elle] aime imaginer l’espace intérieur qui s’agrandit » par la lecture, « pour les enfants comme pour les adultes ». C’est également la création d’un tel « espace autorisé de liberté », le gain d’une « place […] pour respirer » qui rendent la lecture nécessaire selon Élise Vandel-Deschaseaux ; et Liloulola raconte comment à l’adolescence, la littérature et ses personnages l’ont aidée à se détacher d’elle-même… pour mieux se reconnaître. ML avoue, pour sa part, que « la littérature [lui] sert constamment d’expérimentation ».

De sa vocation collective à ses investissements les plus individuels, la littérature ne connaît pas la crise… Ou du moins, la crise ne se situe pas là où l’on croit : les lecteurs « amateurs » n’ont guère de peine à en reconnaître la beauté ou la valeur. Ce sont les « spécialistes », malmenés par les discours d’un « pouvoir » difficilement assignable (le « néo-libéralisme » ?), qui se trouvent contraints de multiplier les manifestes et les pétitions pour sauver leur discipline. Encore faudrait-il retrouver un « terrain commun » et s’interroger sur la véritable « zone à défendre »… L’essai publié récemment par Hélène Merlin-Kajman, et le colloque que nous avions organisé en juin 2014, fourmillent de propositions : vous pouvez en lire les premières interventions (Emma Gilby, Jean-Louis Jeannelle, Guillaume Bridet, Marc HersantAndré Bayrou et Jeanne Chiron) et écouter les discussions auxquelles leurs « explications de texte » ont donné lieu.  La suite paraîtra sous peu…



Brice Tabeling

 Décembre 2015

 

Répétitions

Le séminaire de Transitions a reçu mercredi 16 décembre Johannes Türk qui a évoqué devant nous ses travaux sur l’immunologie critique : comment la littérature a pu être comprise comme une manière de reproduire des formes atténuées ou simplement différenciées d’un mal dont on espérait ainsi, sinon se prémunir, du moins dégager de quoi survivre à son probable retour. La démonstration se déploie dans plusieurs directions : au sein du discours médical et psychanalytique (évoquant la littérature pour fonder leur praxis), dans les œuvres elles-mêmes (Benjamin, Kafka, Proust) et dans la théorisation des figures du littéraire (catharsis aristotélicienne, narratologie de Genette).

A l’heure où nous pouvons être pris par l'angoisse face à ce que le présent semble répéter aveuglément du passé, une telle perspective est-elle en mesure de nous apporter une forme d’espoir ? Et peut-être de faire résonner différemment, en un sens moins accablé et moins impassible, la réflexion de Marx évoquant la double répétition de l’Histoire, d’abord comme « tragédie » puis comme « farce » ?

Ce qui frappe à la lecture de la production mensuelle de Transitions, c’est à quel point les différentes contributions – et au-delà l’ensemble du mouvement dès son origine – sont animées par le désir de trouver dans la répétition même une manière de variation, parfois infime, qui parvienne à nous libérer de sa mécanique la plus aveugle. Commentaires, citations, critique théorique : nous ne faisons que travailler la répétition – ce serait un des traits distinctifs des sciences humaines – mais en souhaitant y opérer ce déplacement qui nous épargne le retour du même et nous découvre des raisons d’espérer. Projet très incertain mais, comme l’écrit Lise Forment, dans sa définition de « doxa », « on aimerait sortir de ces cercles, dichotomies, amphibologies et autre dialectiques qui épuisent nos énergies ».

Les fables d’Hélio Milner ne cessent de creuser ce problème, en confiant à l’enfant la demande, passionnée, urgente, d’espoir et d’invention face à ce que la réécriture des récits tirés de La Fontaine peut sembler parfois reconduire d’une mécanique fatale d’oppression et de cruauté. Trouver une solution heureuse aux Animaux malades de la peste ? Voilà un défi à la hauteur de notre actualité. Et ne pourrait-on pas alors lire La Fable des jumeaux comme la clé éthique de toute cette entreprise de réécriture ? Du jeu même de la répétition, faire émerger du temps et de l’espace pour que puisse se loger et s’écrire un désir propre : « Un jumeau fait l’expérience de la curiosité et de l’étonnement, du va-et-vient des regards de lui à l’autre, de l’autre à lui ». Ainsi de ces échanges de regards et de ces emboîtements narratifs au sein desquels l'écriture de Mary Shaw parvient toujours à intercaler la respiration singulière d'un je fugace et désirant.

C’est également en ce sens que, comme le rappelle Hélène Merlin-Kajman dans sa définition d’ « euphorie », notre abécédaire « n’est pas un dictionnaire » ; bien sûr, quelque chose du sens commun est répété, c’est-à-dire surtout assumé, mais ce n’est jamais qu’à la condition que de cette répétition miroitent de nouvelles significations, de nouvelles couleurs liées à notre actualité : faire tourner le mot « euphorie » et faire de ces tours possibles un motif de joie (Florence Magnot); faire entendre à travers les usages historiques de l’ « équivoque » les résonances sombres d’« une enthousiasmante apocalypse » (François Cornilliat); citer Furetière pour définir « curiosité » mais en appliquer la leçon aux tablettes informatiques (Nancy Oddo); trouver dans le « drame » un appel aux dramaticules (Christian Drapron) ou une « légèreté » qui, en dehors de l’événement même, soit le nom de son partage (Tiphaine Pocquet).

Nos saynètes sont, plus nettement encore, issues d’un effort pour déjouer la répétition sans prétendre l’annuler – pour la tricher. Une scène, tirée d’un texte littéraire, est relancée. Ajout redondant à l’infinie répétition du commentaire ? En vérité, effort pour découvrir dans l’épaisseur des répétitions, un point d’entrée du sujet. Les mots de la tribu ne sont jamais si usés qu’on ne puisse y trouver cette traverse sensible du sujet qui les fait dissoner : « Si la parole humaine est un chaudron fêlé », nous dit Adrien Chassain relisant Flaubert, « il revient à la prose d’investir et de faire sonner cette fêlure (…) de rendre les voix et les lieux communs à leur pragmatique native, de faire entendre et comprendre leurs ratés, leurs restes, leur réserve, de les inscrire autrement dit dans un espace où puisse s’exercer cette sorte d’écoute affective ». Il suffit d’un détail, d’une ombre, pour que, dans le jeu de la répétition, se révèle cette fêlure qui est la condition du commun : la silhouette d’une grand-mère ajoute une signification aimante à la « modestie » bourgeoise et à ses pouvoirs de contrainte dans Pas Pleurer de Lydie Salvayre (Lise Forment), un léger geste d’égard ouvre à un espace de partage possible de la souffrance dans Volkswagen blues de Jacques Poulin (Augustin Leroy).

Tel serait le pouvoir de la littérature : nous laisser la possibilité d’intercaler une nuance dans la mécanique du même – et de là, un différer qui nous accueille. Question d'usages bien sûr, car ce temps donné du littéraire et de ses commentaires, dont témoigne à sa manière Balzac lisant « tout un livre dans une page » de la Chartreuse de Parme (séminaire Critique sentimentale), n'est jamais que l'occasion d'un geste éthique : il revient au sujet, confronté au retour de l'identique (et à sa terreur), de l'apprécier et de vouloir s'y risquer. La littérature répète (un référent, des récits, la langue) mais répétant, elle nous offre un délai, un très bref instant vraiment, pour inventer le nouveau et nous préparer.

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration