Saynète n° 37

 

 

C’est que le Conestable de Portugal se promenant avec Aubigné au bord de la Drongne, commença à jetter de grands souspirs, arracha de l’escorce, comme lors estant les arbres en seve, sur ceste escorce, apres plusieurs souspirs et discours Espagnols sur les regrets d’une dame, il escrivit ce qui s’ensuit :

Oceani foelix properas si flumen ad oras,
Littus et Hesperiumn tangere fata sinunt:
Siste parum, et liquidas qui jam dissolver in undas,
Me exctinctum lachrymis ad vada nota feres ;
Sic poterit teneras quae exurit flamma medullas
Mersa tamen patriis vivere forsan aquis.

Comme il le vouloit jetter dans l’eau à genoux, et fondant en larmes, Aubigné le prit par le poing, et promptement ayant prononcé ce distique, il traduisit sur la mesme escorce, en un sonnet lyrique, l’exastique Latin :

Fleuve, si le cours de tes eaux
Va rendre l’Ocean prospere,
Si la Fortune moins amere
Apres tant de morts et de maux

Permet aux bien heureux ruisseaux
De l’Espagne, ma douce mere,
Mesler leur onde belle et claire
Avec tes flots, et mes flambeaux :

Fay une pose pour me prendre,
Et me prens affin de me rendre
A ces bords distillé en pleurs :

Le feu qui brusle mes moëlles
Pourra, sans noyer ses ardeurs,
Vivre en ses ondes naturelles.

Ses promptitudes concilierent une grande amitié du Conestable, et esmeut entre les deux d’estranges Dialogues sur le fait de la Religion.

Agrippa d'Aubigné, Sa vie à ses enfants, éd. Gilbert Schrenck, Paris, Librairie Nizet, Société des textes français modernes, 1986, pp. 118-119. 

 
 


Côme Jocteur-Monrozier

19/03/2016

Cet extrait me semble inespéré. En un sens il est trop beau pour être vrai.

Aubigné, racontant son passé à la troisième personne, se représente ici en discussion avec le Connétable du Portugal sur les bords d’une rivière. Ce sont deux étrangers l’un à l’autre par leur religion et leur appartenance politique. Cette seule situation aurait été suffisante pour que, quelques années plus tôt, ils luttent à mort. Ici, ils se promènent simplement. Peut-être qu’ils partagent déjà quelque chose car le Connétable est dans une position qui n’est pas si éloignée de celle d’Aubigné : il est en exil, dans une forme de solitude et de déracinement, tout comme le protestant s’éprouve « Bouc du désert ». Surtout, le Connétable est amoureux et nostalgique.

De la discussion, nous ne savons pas grand-chose. Nous avons une situation avec quelques (beaux) gestes : des soupirs, un arrachement, le Connétable qui se met dans l’eau à genoux, des larmes, le geste d’Aubigné qui le prend par le poing et le geste d’écrire. Les corps parlent en premier. Dans cette pantomime émouvante se préparent déjà l’écriture et la réécriture qui suit immédiatement le contact.

Je ne peux pas juger le poème latin. En revanche le sonnet lyrique me touche. Je vois dans le poème des traces, les brûlures des Tragiques : il est encore question de fleuve, de « tant de morts », du « feu qui brusle [l]es moëlles » (cet écho au grand poème épique ravive ce que pourrait avoir de topique une telle image). Le traumatisme historique partagé par les deux hommes affleure. Cependant une mélancolie vient brouiller les images de violence. Poème sans grande originalité par bien des aspects et qui pourtant me touche par la situation-même. L’écrit, et le don qui en est fait. Quelque chose se partage ici.

Je suis frappé par les images de réunion et de cohabitation : le « Fleuve » français rejoindra les « heureux ruisseaux/De l’Espagne » au sein de l’Océan, les deux pouvant se « mesler » là-bas. Le Fleuve viril rencontre les ruisseaux féminins de l’Espagne, cette « douce mère », le masculin et le féminin eux-aussi s’entremêlent. Le poème qui permettra une « amitié » et « d’estranges Dialogues sur le fait de la Religion » porte lui-même des images de rencontre et de mélange.

Cependant, les larmes s’ajoutent elles aussi aux flots mouvants, l’élément liquide, à la fois maternel et envahissant (menace), est peut-être le signe d’une fusion, d’un oubli de soi possible (le Léthé ?). Le Je pourrait s’y noyer, se perdre dans son chagrin, dans sa nostalgie. Tout disparaîtrait mêlé, unifié.

Pas de fusion pourtant, une rencontre (ou plutôt un espoir de rencontre). Ainsi dans le dernier tercet on trouve l’image d’une cohabitation du « Feu » avec les « ondes naturelles », cohabitation qui se fera peut-être « sans noyer ses ardeurs » : la nature des éléments ne change pas mais l’eau et le feu se rencontrent, comme les « flots » se mêlaient aux « flambeaux ».

Le poème est, au sens propre, une bouteille à la mer qui ouvre un espace de discussion, sans passion de l’Un contrairement aux Tragiques où le Je cherche à s’unir mystiquement à Dieu et à s’imposer au lecteur, ni régression dans « l’obscur d[u] ventre » maternel.

Je voudrais pouvoir faire de ce texte une poétique de toute l’œuvre d’Aubigné. Belle image de la littérature, que je sur-interprète sans doute. Mais tout m’échappe : ce n’est pas le paradigme de la communication littéraire dans les écrits d’Aubigné, plutôt un moment singulier dans une œuvre où le Je a tendance à s’isoler des hommes pour mieux asséner ses jugements, pour mieux adresser une violence reçue. Et pourtant ce texte est là. 

 

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