Saynète n° 38

 

 

L’heure de quitter le tunnel arriva et nous regagnâmes l’ascenseur. Sa porte se refermait lorsqu’un physicien essoufflé s’y engouffra in extremis, lâchant un « excuse me ! » diplomatique. Notre guide lui adressa un petit signe de bienvenue, appuya sur le bouton et aussitôt une alarme retentit : à l’évidence, il y avait surcharge. Tous nos regards se tournèrent alors vers le dernier arrivé, à l’embonpoint manifeste. A sa place, n’importe lequel d’entre nous aurait présenté ses plus plates excuses avant de quitter la cage. Mais lui resta là et s’exclama : « When I say “yes”, then press ! ». Puis il sauta en l’air en s’écriant « Yes ! ». Notre guide réappuya aussitôt sur le bouton. L’ascenseur s’ébranla et prit suffisamment de vitesse, avant que les pieds du personnage ne retombent sur le plancher, pour pouvoir continuer sa course vers la surface. La masse transportée n’avait pas changé, mais cette fois le système d’alarme n’avait pas protesté. Jolie ruse. Je découvrais que les physiciens ne sont pas constitués d’un bois ordinaire. Ils aiment jouer avec les lois qui gouvernent la matière et le mouvement des corps.

Etienne Klein, En cherchant Majorana. Le physicien absolu, Paris, Gallimard, 2016, p. 26-27

 
 


Hélène Merlin-Kajman

26/03/2016

Voilà, j’étais dans le train. Je lisais sans attente littéraire particulière, par pure curiosité, aspirée par celle d’Etienne Klein. Je me souvenais de ma déception, lorsqu’il y a bien des années de cela j’avais commencé La disparition de Majorana de Sciascia. J’avais cru lire un roman : mais non, Majorana avait bel et bien existé. Certes, il avait disparu en 1938 dans des circonstances mystérieuses à trente et un an après avoir annoncé sa propre disparition. Mais à cette époque, les physiciens ne m’intéressaient pas, et l’antimatière pas davantage, et les raisons politiques de Sciascia de s’intéresser à Majorana, pas tant que ça.

J’ai changé d’avis sur les physiciens depuis que j’ai lu une vie de Türing : désormais tous les trous noirs m’attirent, surtout ces trous noirs qui dévorent des individus d’exception et leur fait produire des théories géniales et efficientes. Donc, j’étais une bonne proie pour Etienne Klein : c’est ça que je lui demandais, de m’embarquer en physicien dans cette folie, dans ce mystère.

Il m’embarque. Il raconte comment lui, futur physicien, il s’est trouvé embarqué. Il est tout jeune alors. Cela commence à Genève, au CERN. Un guide lui a fait découvrir, et à d’autres, les accélérateurs de particules. La visite donne dans l’émerveillement, le fantastique. Tout va bien : je sais qu’au bout, il y aura ces trous noirs...

Je suis dans le train. Et voilà soudain une scène, une saynète, qui me jette dans un rire irrépressible, toute seule, à ma place dans le train.

C’est une scène vraie. Le rire précède tout. Dès que j’arrête de rire et que je relis, je sais que pour rien au monde je n’aurais voulu me trouver dans l’ascenseur. Elle me fait rire comme un dessin de BD, un mouvement de Mickey ou de Donald plutôt. Elle est vraie, mais anomique. Elle ne relève d’aucun qualificatif : civile (« Excuse-me »), incivile (quand même, il aurait dû sortir en présentant « ses plus plates excuses » - non ?), familière (une facétie grandiose, et sans méchanceté ciblée ; avec la complicité du guide, sans doute – habitué ?)... Non, cette scène, elle est tout simplement incroyable : précisément parce qu’elle est vraie (ou supposée telle, diront les esprits soupçonneux : oui. Et je fais crédit à Etienne Klein, sinon, quoi ? Autant m’arrêter de lire). C’est de là qu’elle tire son comique irrésistible : qu’elle soit vraie, c’est-à-dire proprement invraisemblable...

La surprise qui me prend comme lectrice fait de moi une spectatrice pliée de rire. D’un rire littéraire : je ne peux pas le qualifier autrement.

Littéraire, pourquoi ? Un conteur sans doute, un conteur contant bien, m’aurait fait autant rire. Mais je n’ai pas l’art de l’anecdote : je n’aurais pas pu vous la raconter à mon tour. Là, je peux la citer : la relire à haute voix, la commenter. Et ressentir quelque chose qui n’est pas indiqué, qui n’existe peut-être que dans mon imagination : la secousse du corps qui retombe, et qui se propage, gagne l’ascenseur, me fait frissonner, me glace d’effroi (moi, l’ascenseur, je le sens tomber, tout simplement). C’est là que le rire pourrait s’étrangler.

J’aurais interrogé le conteur, il m’aurait raconté ce détail-là. Quelques autres encore sûrement. Tandis que là, je ne peux vraiment rien faire : je suis devant la scène, et je n’y étais pas. Mes os frémissent un peu, mais je n’y étais pas. Ce sont des mots qui me font frémir - et rire, surtout rire.

Cette secousse de la retombée du corps et de son embonpoint, personne dans la scène ne semble la ressentir. Normal, ça dégrise ! Remarquez, personne ne rit, non plus, dans la scène. Qui s’est grisé dans l’affaire ? Lui, le sauteur, à coup sûr. Et sûrement, après-coup, Etienne Klein (mais oui : c’est lui, n’en doutez pas). Du reste, lui, il tire une morale. Ou du moins, un caractère...

Mais ce n’est pas ce que la scène isole : elle isole un bond, un corps qui jamais ne retombera... Apesanteur. L’ascenseur s’élance... On retient son souffle ? Pas même – bond, projection, secousse : pour moi ça se transforme en rire...

Pour l’instant, je ne suis pas allée beaucoup plus loin. Je ne sais rien encore des trous noirs. Des tourments, de la tourmente, de la mort, et tout, et tout. J’ai simplement ri, ri : et cela allait plus vite que la flèche du temps... Littéraire, c’est le bon mot.

 

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