Saynète n° 35

 

 

Il y a dans les afflictions diverses sortes d’hypocrisie. Dans l’une, sous prétexte de pleurer la perte d’une personne qui nous est chère, nous nous pleurons-nous même ; nous regrettons la bonne opinion qu’il avait de nous ; nous pleurons la diminution de notre bien, de notre plaisir, de notre considération. Ainsi les morts ont l’honneur des larmes qui ne coulent que pour les vivants. Je dis que c’est une espèce d’hypocrisie, à cause que dans ces sortes d‘addictions on se trompe soi-même. Il y a une autre hypocrisie qui n’est pas si innocente, parce qu’elle s’impose à tout le onde : c’est l’affliction de certaines personnes qui aspirent à la gloire d’une belle et immortelle douleur. Après que le temps qui consume tout a fait cesser celle qu’elles en avaient en effet, elles ne laissent pas  d’opiniâtrer leurs pleurs, leurs plaintes, et leurs soupirs ; elles prennent un personnage lugubre et travaillent à persuader par toutes leurs actions que leur déplaisir ne finira qu’avec leur vie. Cette triste et fatigante vanité se trouve d’ordinaire dans les femmes ambitieuses. Comme leur sexe leur ferme tous les chemins qui mènent à la gloire, elles s’efforcent de se rendre célèbres par la montre d’une inconsolable affliction. Il y a encore une autre espèce de larmes qui n’ont que de petites sources qui coulent et se tarissent facilement : on pleure pour avoir » la réputation d’être tendre, on pleure pour être plaint ; on pleure pour être pleuré ; enfin on pleure pour éviter la honte de ne pleurer pas. 

 La Rochefoucauld, Maximes, maxime 233, Garnier Flammarion, 1977, p. 65-66.


 
 


A. Leroy

20/02/2016


Difficile de lire  pareille sentence sans éprouver un violent besoin de jeter La Rochefoucauld par la fenêtre. Le deuil, la douleur, l’expression de la douleur, me sont comme des mots sacrés, les seuls dont je rêve qu’ils se profèrent loin du masque des convenances,  appelant le vrai visage des immenses chagrins. Comme si le territoire de la mort, étant vierge de sociabilité, favorisait l’authentique manifestation d’un moi métaphysique dépris de son identité convenue, au nom dissous, pur corps de souffrance. Tout en moi tempête contre le moraliste qui s’en prend à la sincérité de ma peine.

Mais difficile aussi de fermer le livre, d’ordonner la cessation de ce quelque chose qui reste à gratter après que j’ai lu cette maxime. J’ai l’impression qu’on m’arrache mes larmes, ou plutôt que mes larmes sont mises à nues et violées dans leur secret mystique, orphelines de leur mythique singularité, ma douleur à moi que je serre au plus près comme une enfant. L’asyndète, provoquant un effet d’énumération, cisaille mon intériorité de coups secs ; l’efficacité du dispositif rhétorique, cette occurrence si surprenante d’un « je » dont La Rochefoucauld est d’ordinaire avare, et cette gradation finale qui désacralise les larmes qui m’ont toujours semblé naturellement accompagner l’expérience de la mort, tout cela éveille l’émoi d’une découverte : la mort est radicalement insondable, alors que les rituels qui l’accompagnent sont enregistrables et analysables ;  la mort n’est qu’un mot aveugle à partir duquel s’agence un tissu de relations, sociables, génériques, psychologiques, qui ne peuvent se départir d’une expérience commune de la perte.

Et progressivement une lumière se fait, doucement, comme sous l’effet de ma peur apprivoisée et convertie en clarté du regard. Le moraliste ne fait pas le procès de l’intime rapport à la disparition, il en étudie au contraire l’organisation collective et les manifestations communes, et ceci dans une époque différente de la mienne.  L’expérience de la finitude comme aporie métaphysique se métamorphose  alors en une ressource pour l’activité politique intégrée à une économie des affects. En affirmant que « les morts ont l’honneur des larmes qui ne coulent que pour les vivants », La Rochefoucauld souligne la dimension théâtrale et publique du deuil qui obéit au système de la double énonciation : une adresse cérémonielle se destine au monument des morts, tandis qu’une autre signifie et inscrit l’affectivité dans le réseau de la vie. En creux, comme aiguisant ma conscience critique, se dessine la forme impudique des abus : la capitalisation de la douleur et l’injonction à la passivité, substituées au travail de mise en commun de la souffrance, relèvent d’une stratégie ayant pour horizon la confiscation de l’activité politique au profit d’un pouvoir qui ne me donne le droit que de pleurer.

Finalement, je le partage, ce moraliste. Il me met en garde contre la récupération de ma peine par une rhétorique du pathétique mais aussi me réconforte : face à la mort nous ne souffrons pas tout seuls.

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