Saynète n° 34

 

 

CHANSON

Il naissait un poulain sous les feuilles de bronze. Un homme mit des baies amères dans nos mains. Étranger. Qui passait. Et voici qu'il est bruit d'autres provinces à mon gré... « Je vous salue, ma fille, sous le plus grand des arbres de l'année. »

*

Car le soleil entre au Lion et l'Étranger a mis son doigt dans la bouche des morts.  Étranger. Qui riait. Et nous parle d'une herbe. Ah ! tant de souffles aux provinces ! Qu'il est d'aisance dans nos voies ! que la trompette m'est délice, et la plume savante au scandale de l'aile !... « Mon âme, grande fille, vous aviez vos façons qui ne sont pas les nôtres. »

*

Il naquit un poulain sous les feuilles de bronze. Un homme mit ses baies amères dans nos mains. Étranger. Qui passait. Et voici d'un grand bruit dans un arbre de bronze. Bitume et roses ; don du chant ! Tonnerre et flûtes dans les chambres ! Ah ! Tant d'aisances dans nos voies, ah ! tant d'histoires à l'année, et l'Étranger à ses façons par les chemins de toute la terre !... « Je vous salue, ma fille, sous la plus belle robe de l'année. »

Saint-John Perse, « Chanson », Anabase, dans Eloges [...], Paris, Gallimard, 1960, p. 106-107.


 
 


H. Merlin-Kajman

13/02/2016


Accueillir.

Annoncer, accueillir.

Célébrer.

Ce sont les verbes qui me viennent en écoutant en moi ma propre voix me lire ce poème. Et je le lis comme je lis tous les textes que j’aime : d’abord en barbare. J’ai beau savoir – difficile de ne pas le savoir, ça saute aux yeux – que Saint-John Perse écrit avec culture, une immense culture même, et des plus impressionnantes : la culture antique au grand complet, les mots rares à l’infini, les allusions subtiles et cachées ; tout pour intimider. Ça m’est égal, comme quelque part ça devait lui être égal à lui aussi, à ce niveau-là. Son affaire, c’était la langue, avec quelques croyances métaphysiques qui ne sont pas les miennes. Elles donnent lieu parfois à des aphorismes ou à des sentences un peu lourdes à mon goût. Pas ici. Ici, ce sont comme les mains d’un cérémoniant qui s’ouvriraient pour souffler vers moi une sorte d’esquisse de paysage tout à la fois profondément connu et profondément inconnu. Le poème m’impose une hospitalité et une reconnaissance – mieux, une gratitude.

Les miennes, ou les siennes ?

C’est pareil.

Bon. Puisque je le lis en barbare, c’est sûrement en barbare que je dois pouvoir le commenter et le transmettre. Je dois pouvoir transmettre ce qu’il soulève. Parce que, d’emblée, il y a soulèvement : « il naissait un poulain... », avec cet étrange imparfait qui étire le mouvement, déploie le surgissement, décrit un espace-temps de conte : « il était une fois » – non, c’est bien mieux, une sorte de grâce tellurique - « il naissait... », - « il naissait un poulain », – et tout frémit et s’étonne, devient extrêmement attentif en moi (la peau qui frissonne comme la robe du poulain)...

Donc, d’abord, laisser la langue monter en soi, comme un parfum, comme une ivresse. Ne pas chercher à comprendre plus que ce qui vient. C’est suffisant. Ne pas chercher à comprendre, mais laisser pleinement venir ce qui vient. D’où ça vient, pas nécessaire de comprendre. Suffit que ça jaillisse, que ça ait forme animale et grâce d’enfant-cheval. Mon corps, avant ma culture (du moins ma culture consciente), reconnaît des vers (des alexandrins blancs) : il suffit de s’abandonner pour entendre, de se laisser pénétrer – d’accueillir, d’accepter de prendre les baies amères mises dans nos mains. Et alors, un choc, une déflagration ardente : « Étranger. Qui passait. »

Je relis ces mots. Ils m’élancent. J’ai envie d’inventer un néologisme : ils me tumultuent et m’empressent. Comme on s’empresse (qui s’empresse ? La fille ? Celui qui parle ?) lorsqu’arrive un hôte tant attendu, mais dont on sait qu’il ne restera pas longtemps, si bien que tous les moments pèseront fort, auront une intense nécessité, une sorte de somptuosité légère et cérémonielle à la fois.

Et voici le soleil, et le soudain éclat, la lumière brutale d’un rire énigmatique : « Étranger. Qui riait. ». De quoi ? D’avoir mis « son doigt dans la bouche des morts » ? C’est si bref, surtout ! Ca entame. Rien ne préparait ce verbe. Il impose l’étranger comme une survenue vitale, une violence qui réveille, en soi, de l’inconnu (une source de plaisir irréfutable). Comment effleurer ça, aujourd’hui, effleurer pour que ça ne devienne pas un message (vraiment, ici ! ce serait tellement absurde – absurde ? Pas totalement pourtant – à condition que ça reste effleuré – mais il faut réussir à faire sentir l’entame, quand même...) Et le bonheur quasi érotique de variations imperceptibles (« il naissait », « il naquit » ; « des baies », « ses baies », etc.) sur fond de régularité des anaphores : profusion, profération, jaillissements.

L’évidenceevidentiaevidence – parler de l’évidence – alors même que le sens reste obscur, vraiment.

Pas le choix : on accueille. On s’expose. On s’incline, même. Royale, passe la cigale. Pas question pour nous de jouer à la fourmi de la fable.

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