Saynète n° 33

 

 

« Une lueur falote de lanterne tempête apparut à la hauteur du sentier qui reliait Uderan à la propriété des Pecresse. Si on la recherchait, elle aurait dix fois le temps de s’enfuir. L’idée que l’on s’inquiétait d’elle, l’émut un peu. Des larmes lui vinrent, qui traçaient sur ses joues de frais sillons. Ils n’étaient pas heureux eux non plus, là-bas. Personne ne l’avait jamais été chez elle. Ils vivaient dans le désordre et leurs passions donnaient aux événements les plus ordinaires un tour à part, tragique, et qui vous enlevait toujours davantage l’espoir de posséder jamais le bonheur.

Mais lorsqu’on vous avait trop fait souffrir, ensuite on vous recherchait et on vous ramenait de gré ou de force. Seul cet ultime remords prouvait qu’on tenait à vous d’une certaine façon et que, sans vous, quelqu’un eût manqué à la maison. Ces pensées la touchèrent d’abord, mais elle ne tarda pas à résister à son émotion.

Non, elle ne reviendrait pas. C’était bien inutile maintenant qu’elle avait parfaitement compris comment leur attachement se manifestait. Jacques prenait plaisir à vous humilier, puis il s’efforçait de vous rassurer lui-même, afin de ne pas perdre complètement ses victimes. Non, au grand jamais, elle ne reviendrait.

Mais n’avait-on pas appelé ? Le fantôme de sa mère la frôla, si tendre dans son souvenir, bon comme l’été qui reviendra et auquel on pense alors qu’on est encore en hiver. Elle ne bougea pas, mais ne put empêcher ses larmes de couler. »

Marguerite Duras, Les Impudents, Paris, Gallimard, 1943, p.182-183
 
 


N. Israël

06/02/2016


Les impudents vivent, se meuvent et agissent de manière offensante pour les autres, jusque dans le cercle familial, qu’ils ne quittent quasiment pas dans le premier roman de Marguerite Duras. Ils croisent des chiens qui ont l’air plus humains que les hommes, que les membres de la famille Taneran et leurs voisins – les Pecresse. Des chiens patients, au regard humble et discret, aux oreilles pudiques (tombantes), qui attendent sans rien demander ni remuer pendant qu’entre deux propriétés bourgeoises, hommes et femmes se déplacent et se tourmentent mutuellement – arpentant la campagne, lorgnant, quémandant, geignant… C’est un enfer, pour eux et pour le lecteur. Mais cet enfer, l’écriture de Marguerite Duras me l’a toujours rendu plus facile à apprivoiser ; non à domestiquer mais à contourner, à en faire un peu mieux le tour comme on s’approprie un peu un espace ou un lieu. Bien sûr, ce lieu est sans cesse assiégé par la violence du frère qui joue constamment à chasser sa sœur hors d’un cercle au sein duquel il la retient en même temps prisonnière. La jeune fille est perdue et captive à l’intérieur de ce cercle. S’il a un peu de cœur, le lecteur en éprouve le caractère insupportable – il respire moins bien –, en même temps que certains muscles à l’emplacement de ce cœur se desserrent, un peu.

En arrière. La communauté des impudents est invivable, comme celle de L’Amant. On ne montre rien, par habitude. On ne se parle pas davantage. « Jamais bonjour, bonsoir, bonne année. Jamais merci. » (L’Amant). Mais le livre est en gestation. Elle l’écrira à Dionys Mascolo, le livre va « tomber » de Marguerite qui dira l’histoire de Maud. L’effroi ne se dissipera pas ; il sera inlassablement contourné – « inlassablement », ça va pas, il faut souligner que parfois et même de plus en plus seront nécessaires la bouteille de rouge, puis les alcools forts, dans l’espoir toujours déçu d’endurer « l’effroi et le désir d’une enfance sans doute pas facile » (toujours la dédicace de l’exemplaire du premier roman, destiné à son mari). Pourtant, comme je le vois, comme je l’entends, ce premier roman constitue le premier acte, peut-être le plus heureux mais pas le plus réussi, d’un desserrement – d’une sorte de soulagement et, de loin en loin, de délivrance.

Pour la lectrice que je suis, en tout cas, tel est le don reçu de Marguerite, même si Maud reste prisonnière du frère aîné et, plus encore, de la mère. « Le » frère, « la » mère, ce « neutre » – là n’est pas la civilité ; on n’est pas rendu. Et puisque je l’appelle Marguerite plutôt que Duras, une telle familiarité semble m’en écarter davantage. Oui, mais je ne le crois pas.

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