Sablier n° 10.4

 

Ce qui nous arrive  n°4
 

Benoit Autiquet

09/01/2021

 

Ecrire « ce qui nous arrive » : les évènements, mais aussi les pensées qu’ils suscitent en nous. La plupart du temps, ces pensées, ces scènes, sont de l’ordre de l’imaginaire, dans la mesure où elles sont très difficilement argumentables. Mais on peut supposer que c’est l’amas de ces pensées sans argument qui finit par constituer une politique. Ecrire « ce qui nous arrive », c’est faire ce geste bizarrement politique (et pourtant important) qui consiste à écrire les pensées qui tombent dans nos têtes à mesure que les évènements se présentent à nous.

Quand j’étais petit, mes parents, mon frère et moi prenions la voiture pour aller dans une ferme du Haut-Jura parfaitement isolée dans les pâturages. Etant parisiens, nous devions prendre le périphérique, emprunter les échangeurs, suivre la longue bande d’asphalte de l’autoroute ; après quoi les routes étaient plus étroites, d’abord la Nationale qui traversait la Bresse, les départementales après Lons-le-Saunier, puis les petites routes de montagne ; la fin du voyage, qui consistait à « monter la pâture » pour accéder à la ferme, se faisait selon les saisons en voiture (mais il fallait qu’il n’ait pas plu) ou en ski de fond : moments héroïques. J’ai toujours connu ce voyage (le premier a eu lieu quand j’avais deux mois, en hiver) et je crois que je ne me suis jamais tout à fait remis du changement radical d’environnement qu’il impliquait. Une fois rentré à Paris, dans l’étroitesse de notre appartement moderne, je savais que nous vivions sur une sorte de grand atol de macadam, où nous étions à la fois protégés et étouffés, à l’abris des grands vents, des grands froids, de la forêt qui craque, et des araignées grosses comme ma petite main.

Sur le fronton de notre ferme était inscrite la date de construction, quelque chose comme « 1853 ». Et la traversée de la Bourgogne (qui précédait celle de la Bresse) correspondait souvent à quelque petit détour pour visiter une église romane ou une abbaye. Loin du périphérique et des échangeurs, je découvrais à la fois la nature et l’histoire, qui se rejoignaient dans mon imagination pour former l’immémoriel, un endroit infiniment rassurant. Je m’imaginais quelque chose comme ça : ceux qui avaient bâti cette ferme et ces églises avaient vu la nature telle que je la voyais, elle n’avait pas beaucoup changé. J’avais d’ailleurs une prédilection pour les églises perdues dans la nature, pour les abbayes dans le « désert ». Quant à la ferme, j’étais sûr (sans doute avec raison) que la forêt qui la bordait n’avait guère évolué depuis 1853.

La neige s’est faite de plus en plus rare à la ferme, au fil des années. Les loueurs de ski de fond fermaient les uns après les autres. Il y a une grosse dizaine d’années, l’information est devenue de moins en moins confidentielle : le « trou de la couche d’ozone », pour lequel on s’était inquiété dans les années 90, avait beau être résorbé, on allait au-devant de gros problèmes climatiques. Par ailleurs, il ne suffisait plus de s’inquiéter pour les pandas et autres espèces exotiques ; sur notre sol aussi, les animaux disparaissaient. En allant à la ferme, on trouvait de moins en moins d’insectes écrasés sur notre pare-brise. « Où sont les papillons de mon enfance ? », demandait mon père, jamais avare de constats mélancoliques. Il y a cinq ans, on a vendu la ferme ; de toutes façons, on y allait de moins en moins.

Mon immémoriel a du plomb dans l’aile ; la « douceur envenimée » de cette automne me le rappelle invariablement. Mais il faudrait que je sois un peu amnésique pour n’en faire qu’un motif de mélancolie. Pendant que nous nous affairions en ville, nous tentions de « conserver » les parcs naturels et les monuments historiques ; et peut-être que la discrète schizophrénie de cette enfance urbaine que l’urbanité terrorisait n’est jamais que la traduction, à l’échelle individuelle, des peurs d’une société qui sentait bien qu’elle marchait à l’aveugle. Et puis je voyais bien, quand j’étais petit, que mon immémoriel n’était pas celui de mes copains les plus pauvres, souvent arabes ou noirs. Ils ne connaissaient pas bien la campagne, ni la forêt qui craque, encore moins les vieilles fermes ; de toutes façon, ils ne partaient pas souvent en vacances. Quel était-il, leur immémoriel, à eux ? Avaient-ils eu l’occasion de s’identifier à des gens du passé, et d’imaginer qu’ils voyaient la même nature qu’eux ?

Je me prends parfois à rêver qu’un jour, à la faveur de la très nécessaire transition écologique, ce soient les campagnes et non les banlieues qui deviennent métissées - que plus personne ne puisse mobiliser, au nom de la défense d’une identité nationale fantasmée, l’image si puissante du village avec son clocher, perdu au milieu des champs – et que plus personne non plus ne considère que cette image est ringarde, vichyste, que la vraie politique se passe à la ville, dans la lutte des classes structurée par la production industrielle. Bien sûr, cela impliquerait que mon immémoriel soit modifié, qu’il ne soit pas « conservé » tel quel. Et tant mieux : ce serait la preuve qu’il est resté vivant.

 

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