Sablier n° 10.5

 

Ce qui nous arrive  n°5
 

Guido Furci

09/01/2021

 

« Ce qui nous arrive continue de nous arriver », m’écrit un ami via WhatsApp.

Quelques instants plus tard, il m’envoie une vidéo où je découvre que dimanche dernier, lors de la prière d’ouverture de la session parlementaire du Congrès américain, un élu démocrate a prononcé un « amen inclusif » : « a-men and a-women ». Enfin, à vrai dire, dans la vidéo, l’on entend plutôt « a-woman ». Quoiqu’il en soit, l’initiative du député en question – un certain Emanuel Cleaver, dont on ne peut pas vraiment dire que le nom ait été le fil conducteur d’un destin (ou alors si, à une voyelle près justement) – a immédiatement suscité quelques réactions. Du côté républicain, ma préférée est sans aucun doute celle de Guy Reschenthaler qui, dans un Tweet, se dit choqué, car il nous explique que le mot « amen » n’est pas genré, et qu’il s’agit d’une expression latine (sic) qui pourrait se traduire par « so be it » (dans le fil de conversation quelqu’un opte plutôt pour « let it be », ce à quoi quelqu’un d’autre répond « let it go »). À la fin de son message Reschenthaler commente : « Unfortunately, facts are irrelevant to progressives ». Il ajoute : « Unbelievable ».

Certes, depuis dimanche dernier nous sont parvenues des nouvelles bien plus importantes en provenance des États-Unis. Et pourtant, si je cherche à creuser le sens de celle-ci en particulier, c’est parce qu’il me paraît, malgré tout, moins évident que ce que je voudrais. Entre deux corrections de copies sur Dante, j’y pense lorsque je tombe sur une succession de vers qui m’avaient beaucoup marqué quand je les avais lus pour la première fois :

Et les deux chœurs alors, multitude infinie,

Répondirent Amen avec tant d'harmonie

Que je vis clairement que tous ces bienheureux

Désiraient retrouver leurs corps, non pas pour eux,

Mais afin de revoir et leur mère et leur père,

Et ceux qu'ils chérissaient autrefois sur la terre

Avant de s'envoler aux divines grandeurs,

Et d'être dans le ciel de vivantes splendeurs.

Ce soir j’ai le sentiment de devoir interpréter ces vers autrement que d’habitude et de ne pas en être capable. La « multitude infinie » me fait penser à l’école – et à la vie – « en présentiel » ; aux poèmes qu’il fallait apprendre à la maison et répéter devant la classe le lendemain matin ; à l’envie qu’ont les fantômes de retrouver leurs corps, afin de redevenir reconnaissables aux yeux de ceux qu’ils ont perdus (et qui les ont perdus). Le reste me rappelle une pièce du dramaturge suédois Lars Norén pendant laquelle, à un moment totalement inattendu, tout le monde se met à chanter dans une tentative désespérée de traduire les mots (et la douleur) de chacun en une seule et unique voix. Chez Dante, c’est précisément une « voix plurielle » qui dit « Amen ». Elle semble vouloir exprimer plusieurs choses, y compris ce que les traductions les plus loufoques de Twitter suggèrent dans un contexte radicalement différent – aussi paradoxal que cela puisse paraître.

Quand on réfléchit à un mot ou à une idée, on finit par les voir partout (j’ai appris récemment qu’on appelle cela « illusion de fréquence » ou « phénomène de Baader-Meinhof »). Les réseaux sociaux me rappellent que le contraire (voir partout un mot ou une idée imposant qu’on y pense sans cesse) est également vrai, de manière pour le moins caricaturale, dans un enchaînement de notifications et de « bip bip ».

8 janvier 2021

 

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