n° 2 - G. Sfez, Civilité et littérarité dans l’oeuvre de J.-F. Lyotard

  

Littérarité n°2

 

Préambule

Associer la réflexion sur la civilité (ou, de façon plus générale la convivialité) à la réflexion sur la littérarité : Gérald Sfez aborde la question à partir de la pensée de Jean-François Lyotard, c'est-à-dire à partir d'une pensée qui fait très exactement boîter les deux termes à l'aide du concept de « différend ». Ce n'est pas la première fois que Gérald Sfez nous alerte ainsi sur les décrochements et déchirements qu'une idée trop polie (trop carrée, trop décente, trop aimable, mais aussi bien trop structurale, etc.) tant de la civilité que de la littérarité, sous les auspices de la transitionnalité, risquerait d'éluder. Les enjeux de la transmission de la littérature s'approfondissent : sans rien perdre de leur importance et de leur urgence, ils sont ici dégagés en-dehors de tout appel humaniste. Voici qui nous aide aussi à défendre la littérature (un idiome incontournable, peu importe son nom puisque ses enjeux se jouent à la limite, voire en dehors, de l'institué) en dehors de la scénographie pesante, voire déprimante, de la « crise des humanités ».

Gérald Sfez est professeur de philosophie (Khâgne, lycée La Bruyère de Versailles). Il a écrit de nombreux ouvrages de philosophie, notamment sur Machiavel, Leo Strauss, Jean-François Lyotard. Il est l’auteur de La Langue cherchée (2011), Lyotard (2007), Jean-François Lyotard, la faculté d’une phrase (2000), Machiavel et la politique du moindre mal (1999).

 

 



Civilité et littérarité dans l'œuvre de J.-F. Lyotard

 

Gérald Sfez

03/10/2015
                                        

  

« Le crime contre la présence peut se couvrir d’une extrême civilité1. »

Je souhaiterais réfléchir avec vous à partir de la pensée du philosophe Jean-François Lyotard, avancer quelques propositions et poser quelques questions sur les relations entre civilité et littérature.

Je partirai des différentes propositions définitionnelles du Différend. Il y en a plusieurs, chacune présente un caractère atypique sur le plan des critères d’une définition en bonne et due forme, et elles ne coïncident ni ne s’agencent nécessairement entre elles. Je cite : « Le différend est l’état instable ou l’instant du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrases ne peut pas l’être encore. Cet état comporte le silence qui est une phrase négative, mais il en appelle aussi à des phrases possibles en principe. Ce que l’on nomme ordinairement le sentiment signale cet état : “On ne trouve pas ses mots”, etc. 2 ». Et au paragraphe qui suit : « Dans le différend, quelque chose “demande” à être mis en phrases, et souffre du tort de ne pouvoir l’être à l’instant3 ».

Qu’est-ce qui fait que quelque chose « demande » à être mis en phrases et ne s’y retrouve pas ? Il y a deux raisons à cela. La première est, je dirais, l’existence du vide : quelque chose est encore dans le vide, et bute contre ce rien, un rien ou une indétermination, qui fait qu’il n’a pas encore franchi le seuil de l’expression : il en est à l’exprimable. Cela se signale par le sentiment qu’il y a bien quelque chose à phraser, et ce sentiment qui n’est pas encore exprimé, est, en un sens, déjà une phrase, c’est une phrase en creux, une phrase qui en appelle à … elle-même, ce que Lyotard nomme une phrase négative. La seconde est que ce qui est à phraser ne trouve pas dans les idiomes existants de possibilité d’accueil, de lieu, pour se prononcer. Comme l’écrit Elias Canetti : « Le monde, plus que jamais, regorge de choses qui voudraient se prononcer 4. » Il faut entendre ce terme « se prononcer », dans le sens à la fois d’une profération et d’une décision. La phrase se prononce sur quelque chose, elle le détermine, elle tranche. Lyotard dit : elle plaide, car, du fait même de s’affirmer, elle argumente. Si quelque chose ne parvient pas à se dire, c’est donc aussi — c’est la seconde raison — que les discours existants ne permettent pas à ce dire-là de trouver lieu d’être.

C’est là que nous rencontrons une autre définition du différend qui l’exprime : « J’aimerais appeler différend le cas où le plaignant est dépouillé des moyens d’argumenter et devient de ce fait une victime5 ». Il s’agirait d’une phrase qui ne peut pas se dire à l’instant : in situ. Il convient, ici, de distinguer deux occurrences-types :

La première est celle où l’expression est inappropriée relativement à une procédure particulière d’argumentation ou à un certain idiome qui est celui proféré in situ et où cette expression relèverait de la procédure d’un autre régime de phrase (c’est une confusion des genres) ; la seconde est celle qui s’oppose à toute idiomatisation instituée.

Cette première occurrence-type se comprend mieux à partir d’une troisième définition du différend (il n’y a pas d’ordre entre ces définitions) : celle qui affirme la confrontation entre des argumentations ou des idiomes qui ne sont pas commensurables, ou tels que le mode de dire de l’un exclurait le dit possible de l’autre, du fait d’un conflit entre deux légitimités égales qui ne peuvent s’entendre entre elles. Lyotard présente cette question au début du Différend de la manière suivante : « À la différence d’un litige, un différend serait un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait pas être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations. Que l’une soit légitime n’impliquerait pas que l’autre ne le soit pas6. » Argumentation doit s’entendre ici en un sens très aristotélicien : une parole que le sujet soutient, qu’il ne se contente pas de dire en l’air, mais dont il se porte responsable, dont il répond. Dès lors qu’un langage est autre chose que « des mots », la parole est, en un sens, ce qui se plaide, ce que l’on avance. On remarquera que cette présentation lyotardienne du problème relève d’une syntaxe et d’un lexique juridiques : parties, jugement, verdict, légitimité et jugement, donc justice rendue, et, que le terme de « jugement » y occupe un double rôle : au titre du judiciaire et au titre de la faculté de bien juger de quelque chose, en un sens donc plus général qui comporte seulement métaphoriquement la scène du tribunal (par exemple : le tribunal de la raison) ou même qui n’implique pas le registre judiciaire et se détache partiellement, voire totalement, de la justice rendue.

Ces deux valeurs fortement soulignées, le conflit entre des argumentations, la scène proprement judiciaire, peuvent se trouver fortement allégées du poids de cette scène, et plus exactement cernées d’abord, dès Le Différend, lorsque Lyotard écrit : « Un cas de différend entre deux parties a lieu quand le règlement du conflit qui les oppose se fait dans l’idiome7 de l’une d’elles alors que le tort dont l’autre souffre ne se signifie pas dans cet idiome8 ». Dans Le Différend, Lyotard parle d’argumentation et d’idiome de façon quasiment interchangeable du fait même que, comme il l’avance ailleurs, « la perspective est que de toute façon on argumente, ou que les phrases sont en conflit ou en différend les unes avec les autres, donc elles ne peuvent se passer d’argumenter9 ». Plus tard, dans le commentaire qu’il fait de la Critique de la faculté de juger (de Kant), il en modifie la formule, la précise ou l’accentue différemment d’une manière qui, à la fois, infléchit le caractère argumentatif de ce qui se prononce, allège encore davantage le conflit de sa tonalité judiciaire, et explique plus finement comment deux langages (également légitimes bien que sourds l’un à l’autre) peuvent entrer en relation sans se comprendre : « Le différend, écrit-il, ne signifie pas que deux parties ne s’entendent pas. Il requiert que chacune connaisse l’idiome de l’autre (forme, Idée) bien qu’elle ne puisse satisfaire à sa demande avec les moyens de son propre idiome. […] Que les parties “s’entendent” l’une l’autre est évidemment nécessaire à leur différend. Mais chacune ne parvient pas à faire sienne la légitimité de la demande de l’autre10. » La question est désormais celle d’une rencontre entre deux idiomes qui ne s’accordent pas, tout en s’entendant, et non plus du conflit entre deux argumentations absolument sourdes entre elles ; et, cette fois, d’une épaisseur des idiomes qui implique nécessairement une surdité relative. Qu’il en soit ainsi, rien ne le montre mieux que cette autre affirmation : « Cette irréductibilité n’est certes pas telle que l’interlocuteur qui “parle esthétique ” ne puisse pas entendre celui qui “parle connaissance”. Au contraire, […] c’est parce que lui-même peut parler de plusieurs façons ou, si l’on préfère, parce que sa langue admet des enjeux et des procédures complètement différents, que le différend est possible 11. » Il faut donc bien qu’il y ait comme une entre-expression, il faut bien s’entendre, en quelque façon, pour se mésentendre.

Il semble bien que Lyotard ait entendu l’objection que lui avait adressée Habermas : pour ne pas s’entendre, encore faut-il se parler, serait-ce minimalement : tout désaccord enveloppe une interlocution. Certes, pour Lyotard, cette interlocution minimale, à supposer qu’elle existe, n’est pas suffisante pour constituer une condition transcendantale d’un être ensemble autour de quelque chose de commun (se parler) au point de pouvoir servir de procédure d’engendrement génétique, de point de départ ou germe de l’accord véritable ; et l’optimisme génétique d’Habermas est, selon lui, un mirage. Mais Lyotard retient, sans le dire, l’objection d’Habermas. Et il la retient à tel point qu’il admet que chacun des protagonistes connaît en lui-même, pour partie, l’idiome de l’autre, qu’il a en lui, serait-ce sur le mode mineur, la part de l’autre. Aussi, la question première, inhérente à l’être ensemble, la première touche de la démocratie est bien ce point que Claude Lefort avait fortement exprimé : « S’entendre ne signifie pas nécessairement s’accorder. L’important est que chacun se laisse travailler par la parole de l’autre. Telle est la vertu de l’échange 12. » Mais avant même cette vertu de l’échange, n’y a t-il pas de l’écoute au sein même du différend ? C’est précisément parce que le différend enveloppe un certain degré du « s’entendre » qu’il est lui-même porté par un degré de civilité.

Cette civilité du désaccord prend tout son relief dès lors qu’une part du différend peut se projeter en litige, offrir matière à compromis, même si (et pendant que) l’autre part, l’instance du reste, ne le peut pas. Le différend se maintient à même sa projection, pour partie, en litige, et le non-négociable accompagne le négociable sans qu’aucun des deux efface le fait de l’autre. Litige ou demande partiellement acceptée, voilà ce qui donne lieu à une forme de civilité qui n’efface pas que le tort fait à l’une ou à l’autre ou aux deux parties, selon que l’une ou l’autre l’emporte ou aucune, que ce tort se maintienne et réclame justice, expression. C’est cela que l’on peut appeler la reconnaissance à même la méconnaissance, et qui représente la réponse lyotardienne ou, dans le concert des philosophies de la reconnaissance, l’une d’entre elles, selon une modalité plus complexe.

L’instance de reste pourra trouver de nouvelles formes de projection en litiges, mais, sur cette scène de parole, que l’on appellera politique en un de ses sens larges, l’instance de reste, la part de reste, elle, ne pourra pas être entendue : elle se maintiendra et réclamera d’être entendue sans compromis.

C’est là qu’intervient la question de la littérature.

Car, pour Lyotard, c’est à l’écriture qu’il revient de témoigner de ce reste, en levant l’étouffement et en donnant voix à la trace définitivement cachée, mais qui se montre. Je dirais que, pour Lyotard, cette vocation de l’écriture désigne deux choses : en premier lieu, la poussée vers une expression inappropriée à tous les idiomes disponibles, et où le différend est entre la phrase absente et tous les idiomes disponibles, c’est-à-dire avec la syntaxe de l’idiomatisation en général dans son cours actuel ; en second lieu, lorsque l’idiome est trouvé, il n’est pas la conversion du différend en litige, et son institution n’en vient pas à se laisser corrompre, à terme, dans la stabilité pétrifiée de l’institué, comme s’il existait un destin d’ossification de l’instituant dans l’institué. L’idiome trouvé, si imparfait soit-il, n’est pas un litige et rompt avec tout cercle vicieux. La voie prise par l’idiome trouvé présente une puissance d’écart qui n’est pas calculable, à la différence des traductions en litige. C’est une puissance en réserve que manifestent toutes les philosophies, les littératures, les arts. L’écriture n’est pas « résorbable », elle proteste d’une résistance non-finie, dont on ne peut assurer l’infinité, mais pas davantage le terme. Il n’y a pas de destin d’usure des idiomes trouvés.

Mais à quelle condition ? C’est là le point.

Au paragraphe 22 du Différend, Lyotard parle de cet état qui comporte le silence comme d’une phrase négative, qui en appelle aussi à des phrases possibles en principe. Quelle est la relation entre ce qui doit pouvoir être mis en phrases et ce sur quoi il débouche ? Le paragraphe 202 du Différend est, à cet égard, essentiel. « Il est […] de la responsabilité devant la pensée, écrit Lyotard, de détecter les différends et de trouver l’idiome (impossible) pour les phraser. C’est ce que fait un philosophe. Un intellectuel aide à les faire oublier, en préconisant tel genre, quel qu’il soit (y compris l’extase sacrificielle), pour l’hégémonie politique13. » Que veut dire Lyotard ? Il déclare que la responsabilité devant la pensée est de trouver l’idiome pour phraser les différends incommensurables entre ce qui est à phraser et les idiomes disponibles. Il reprend ici l’idée selon laquelle Il faut beaucoup chercher pour trouver les nouvelles règles de formation et d’enchaînement de phrases capables d’exprimer le différend et permettre l’institution d’idiomes qui n’existent pas encore. Mais il inscrit dans une parenthèse tout autre chose : le fait que cet idiome cherché est impossible à trouver. Comment l’entendre ?

Pourquoi tenter de trouver l’idiome alors que celui-ci est su d’avance comme impossible ? Il faut entrer en intelligence avec la pensée de Lyotard : le rôle du philosophe ou de l’écrivain, le rôle du penseur, est de chercher et trouver l’idiome et de toucher à son impossibilité tout à la fois. Un philosophe tente un idiome pour phraser ce « reste », il l’élabore et y parvient. Mais il y parvient à la seule condition d’attester dans la chair de cet idiome de ce qui lui échappe. Le phrasable porte sa limite comme la motion même de sa relance vers une autre argumentation, un autre idiome, une autre phrase. L’imphrasable colle à la peau du phrasable, comme sa limite intrinsèque mais aussi comme son dynamisme et sa relance, car la possibilité se règle sur la structure de l’impossible. La soif anxieuse est inextinguible.

Il convient de bien entendre ici la formule de Lyotard : présenter qu’il y a de l’imprésentable ou « alléguer l’imprésentable dans la présentation elle-même14 ». Ce n’est pas là le slogan ni la ritournelle d’une esthétisation de l’indicible et l’aveu d’impuissance devant la possibilité du dit, l’acte de flancher devant l’innommable, mais une devise. Il ne s’agit pas d’énoncer qu’il y a de l’imprésentable, de le clamer et d’en rester là, mais de le faire sentir, saisir, de trouver des moyens obliques, ce que signifie ici alléguer. Alléguer, ce n’est pas énoncer que quelque chose est imphrasable, c’est ce qui entre dans un art de dire, ce qui, d’un même mouvement, présente quelque chose et présente qu’il ne le présente pas tout à la fois, et c’est cela l’art de présenter. Quelque chose relève, et nécessairement, d’un reste définitif lors même qu’un idiome est trouvé pour le mieux approcher. La justesse d’un idiome trouvé sera celle de ce qui se montre capable de conjoindre, en une co-présentation, que c’est dit et que ce n’est pas dit. Elle nécessite une invention.

Plus on avance loin dans le dit, plus on avance dans ce qui n’est pas dit. Le phrasable poussé plus loin enveloppe toujours plus d’imphrasable. On mesure par là la probité qu’il y a à respecter l’inaccomplissement. Inaccomplissement ne veut pas dire ici indétermination totale, loin s’en faut. Il y a bien de l’effectué. C’est pourquoi on ne réussit à trouver l’idiome qu’à la condition de mordre sur cet imprésentable, de trouver le moyen de le dire plus fort, tout en trouvant celui de faire signe vers ce qui lui échappe aussi, d’autant plus fortement. Le philosophe, l’écrivain, l’artiste, le penseur trouvent le biais pour à la fois dire ce qui résiste au dire, et dire, d’un geste plus, comment et où il échappe. Aussi bien s’agit-il, au fur et à mesure, de plus de détermination du dire, de plus de précisions données sur les termes de l’indétermination. « La dette s’accroît dans la mesure où elle s’acquitte »15, le non-savoir augmente avec l’augmentation du savoir. Par là même, l’indétermination s’affine et se détermine plus précisément. Aussi, ce double mouvement doit être entendu de façon plus apaisée que selon le mode d’une alternative exclusive et de façon plus aiguë, en pleine reconnaissance de la tension de l’idiome cherché. Au contraire de ce que l’on pourrait croire, il s’agit donc de trouver le langage de la plus forte déterminité. Alléguer l’imprésentable dans la présentation même, c’est esquisser ce geste contrarié, marqué du génie de l’équivoque, de trouver un langage susceptible de dire et de ne pas dire, et plus exactement ou de façon plus complexe concernant l’imprésentable, de le dire et de dire qu’on ne peut pas le dire, et cela dans un même dire.

L’acte est toujours et simultanément en double part, c’est l’acte de trouver le biais de présenter et d’alléguer l’imprésentable, et seul allègue qu’il y a de l’imprésentable qui arrive à le présenter d’un biais ; trouver l’idiome, c’est inventer un biais de cette présentation contrariée. Il faut savoir présenter et alléguer, les deux et en même temps, et ce geste relève de l’art de dire. Seul vise l’idiome cherché et a quelque chance d’y atteindre, celui qui le fait voir avec son incomplétude définitive. Chagrin, désir. La déterminité la plus forte est de l’ordre de cette disjonction inclusive. Raison pour laquelle l’idiome de la plus forte déterminité n’est pas conceptuel. Voilà ce qui fait que la signature de la littérature, c’est de nous souffler le désir qu’il nous faudra encore le dire, et que ce ne sera pas une redite. Lyotard fait référence à des auteurs comme James Joyce et Gertrude Stein (parce que cette structure de présence-absence de la présentation contrastée ne concerne pas seulement le dire de l’insoutenable), mais aussi, dans Heidegger et “les juifs”, par exemple, à Samuel Beckett16 (et toute sa lecture de Joyce est beckettienne) ou à Paul Celan 17, et cela, dans le droit fil de la démarche d’Adorno.

Si Lyotard soutient l’imphrasable, ce n’est donc pas pour nous demander d’y rester, mais pour tout autre chose : le rappeler constamment à la phrase en mouvement. Ne pas s’en croire acquitté. Tout de même que, si Lyotard dit plaider l’anesthésie 18, ce n’est pas au sens où il voudrait se faire (et nous faire) les gardiens du traumatisme, mais au sens où l’anesthésie atteste d’un seuil du sentir par rapport auquel la sensibilité est d’autant plus aiguë qu’elle en garde mémoire et en perlabore l’anamnèse. Plaider l’imphrasable et l’anesthésie, c’est s’efforcer à rappeler le tort tout en lui cherchant une pluralité d’idiomes, et éviter la fausse alternative de son dépassement ou de sa stasis dans la sidération.

Mais, si l’épaisseur de la littérature tient à cette formule de ce qui est dit sans être dit, quelle différence, dira-t-on, existe-t-il alors avec ce que l’on a toujours soutenu en littérature : les figures de l’implicite et de la métaphorisation ? La différence tient peut-être à ce point : la philosophie lyotardienne met seulement l’accent sur l’intérêt qu’il y a, dans l’écriture, à jeter une lumière crue sur le fait de l’imphrasable, à mettre le non-dit plus à découvert. Si la phrase-affect est sans projet, Lyotard décrit le projet postmoderne comme la recherche délibérée de mettre le non-dit à vif, de le montrer dans le dire. En ce sens, elle se rapporte à la différence que fait Wittgenstein entre dire et montrer : quelque chose peut se montrer dans le dire sans qu’il soit dit (énoncé).

On fera toutefois deux remarques interrogatives sur le dispositif du différend.

La première tient à la nature de la civilité. Dans ce dispositif, la civilité tient à l’instance de ce qui se constitue partie civile et témoigne pour un tort subi. L’acte de civilité est celui par lequel le différend se laisse projeter en litige. Nous ne manquerons pas de nous poser ici la question suivante : est-ce que la civilité n’est jamais que quelque chose de gagné par le compromis du litige sur un désaccord ? Ne peut-on pas penser une civilité qui ne soit pas le résultat d’une lutte pour l’attestation d’un tort ?

La seconde porte sur l’idée selon laquelle l’écriture à l’œuvre est la recherche d’une justice rendue par un autre biais, la poursuite de la scène de la plainte portée contre. En est-il ainsi ? Pourquoi, même si elle s’en démarque — comme nous allons le voir — cela constituerait-il le point d’origine ou de départ pour une ligne de fuite ?

Ces deux questions sont liées et, dans l’œuvre de Lyotard, il n’y a pas de réponse. Elles constituent, je crois, la case absente et l’escarpement de l’œuvre, ce dont l’absence est active et va de pair avec la défiance de Lyotard envers un extrémisme de la civilité.

La question se pose d’autant plus que l’on assiste, en effet, à une inflexion de la dimension judiciaire de la scène : de celle de l’accusation, de la demande d’arbitrage et de verdict, et de toute la cérémonie d’un face à face entre des « parties prenantes ». Sous ce signe, nous voudrions remarquer la puissance d’écart de l’écriture que Lyotard veut souligner. S’agit-il de la poursuite du même enjeu par d’autres moyens ?

Déjà, l’exposé du Différend n’entrait dans le langage et la scénographie judiciaire que de façon atypique, à la limite et au prix d’un forçage, sous bien des aspects. Comme le faisait remarquer Antoine Garapon, on ne peut pas juridiquement appeler des parties qui connaissent un tel différend des parties prenantes. Justement elles ne prennent pas, puisqu’elles récusent que la chose puisse être pleinement jugée. Or ici, bien plus encore, la voie oblique que prend le différend pour s’exprimer est bien plus éloignée de la scène judiciaire : le caractère métaphorique de la référence judiciaire est davantage marqué. La responsabilité de l’écrivain passe ainsi par une sécession d’avec la scène juridique et la civilité du consensus. Si l’instance de partie civile se maintient, c’est sous un mode si éloigné de la seule scène de l’accusation qu’elle est la poursuite d’un autre enjeu. La relation d’écriture n’est pas hors civilité, loin s’en faut, elle passe par une éducation et une culture, elle passe par un tact —, mais elle poursuit un enjeu de parole qui ne relève plus du droit ni de la morale. Elle se départit du témoignage d’une situation de victime dont il faudrait témoigner : elle atteste seulement de ce qui ne se laisse pas inscrire et concerne la dimension du tort sous un mode qui n’est plus moral. C’est une instance de reste qui change de mode mais aussi d’enjeu.

Je désignerais trois traits distinctifs (parmi d’autres) particulièrement importants de l’obliquité de cette instance de « reste » , trois traits dont il n’est pas dit que l’articulation soit facile, ni même qu’il y en ait une. L’articulation est une question, elle est approximative, mais l’on peut désigner les traits d’écart propres à cette voie oblique qui se corrèlent entre eux plus ou moins. Ils rompent avec la recherche du consensus : « Devant la toile ou la page, le consensus est non advenu19 ».

Le premier est celui de la dissymétrie ou de l’asymétrie entre l’auteur et son lecteur. Si la voie dialoguée fait se confronter directement les deux parties, cela n’est nullement le cas. Ici, ces deux « parties » ne sont nullement prenantes en un seul acte de consentement réciproque, et d’aucune manière, du fait même de la suspension de toute contemporanéité dans l’échange, et qui le perturbe au delà même du don et du contre-don. L’écrivain, le penseur s’adresse à un autre qui est absent, c’est-à-dire qu’auteur et lecteur ne sont jamais présents ensemble. Lyotard écrit ainsi : « Celui-ci essaie d’apprendre à arranger les mots et les phrases comme il présume que son “interlocuteur ” muet les arrange20. » Autrement dit, il s’adresse à un autre qu’il compose, et sur lequel en même temps il se règle, et cet interlocuteur muet n’est pas l’interlocuteur désignable. Lyotard pense la relation d’asymétrie sur un mode qui est celui de l’interversion et d’une complète révolution d’un cercle où le rapport non-équilibré s’échange : « Ce qui se dit du père et du fils doit s’entendre de l’écrivain et du lecteur. Le lecteur engendre l’auteur, l’auteur est le lecteur de son lecteur. »21 . Que le différend soit ici accompli dans la forme d’un échange irrégulier divisé en deux temps d’asymétrie, c’est ce que Valéry traduit à sa manière : « Un ouvrage de l’esprit est une partie qui se joue entre quelqu’un et un inconnu — lequel fait le mort pendant que l’œuvre se fabrique et l’auteur joue pour lui. Mais le mort devient vivant — et c’est le contraire. L’auteur fait le mort à son tour — et parfois en meurt22. » Tout se passe comme si cet échange avait lieu entre deux parties d’un même jeu où, à chaque fois et selon une permutation des rôles, chacun joue toujours seul par rapport à un autre absent, qui est à la fois fabriqué et supposé cet être tel, sur lequel, à tour de rôle, et jamais ensemble, chacun se règle. Ce trait du rapport auteur/lecteur où chacun s’adresse à l’autre en son absence, en effigie et selon un rendez-vous manqué, indique combien la forme de la rencontre contrevient à la civilité de la reconnaissance réciproque et contemporaine qui est celle de la projection du différend en litige, car il n’y a là nulle preuve ni trace d’un accord (ni d’un désaccord) : il y a rencontre à contretemps.

Le deuxième caractère est celui de l’équivocité de l’écriture. Contrairement au consensus, qui requiert, sinon l’univocité la plus stricte, du moins la garde et les dispositions prises pour surveiller l’équivocité, l’acte d’écriture n’est pas fondé sur l’univocité (au fondement de la certitude de savoir ce sur quoi l’on s’entend). Lyotard met en relation la sensibilité à l’événement et le génie de l’équivoque dans le paragraphe suivant du différend : « Accordez au moins ceci : les phrases du langage ordinaire sont équivoques, mais c’est une tâche noble de rechercher l’univocité, et de ne pas entretenir l’équivocité. — C’est du moins platonicien. Vous préférez le dialogue au différend. Et vous présupposez que l’univocité premièrement est possible ; deuxièmement est la santé des phrases. Et si l’enjeu de la pensée ( ? ) était le différend plutôt que le consensus ? Et cela dans le genre noble comme dans l’ordinaire ? Et en pleine “santé”, en toute vigilance ? Cela ne veut pas dire qu’on entretient l’équivoque. Mais, au bout de l’univocité, quelque chose s’annonce (par le sentiment) que cette “voix unique” ne peut pas phraser23. » La passibilité à l’événement, à une phrase nouvelle, est étroitement liée à la tangente que l’écriture prend par rapport à la voix unique à laquelle on s’attend, dès lors que l’on parle comme auparavant. Contrairement au discours où l’on se donne pour but de s’entendre sur le sens des termes, et qui représente la condition transcendantale du consensus, contrairement au fait de s’entendre conventionnellement sur un sens fixé et pétrifié des termes, l’écriture, en se rendant passible de l’événement, de l’inédit, de cette indétermination grosse de surdétermination, se place nécessairement du côté d’une équivocité non réglée et que l’on pourra dire sauvage.

La question posée ici est celle de l’écart entre le littéraire et le littéral. Si le littéraire est présentation à même l’imprésentable, sa structure de présence-absence est celle de ce qui, à la fois, est dit et n’est pas dit. On l’a et on ne l’a pas. C’est par là que se marque la différence entre le littéral et le littéraire. Lyotard est un disciple d’Adorno. Je citerai à cet égard deux références d’Adorno qui, de façon très rudimentaire, éclairent tout de même la différence de traitement et l’écart entre littéralité et littérarité : « J’ai dit un jour que, après Auschwitz, on ne pouvait plus écrire de poèmes et cela a donné lieu à une discussion à laquelle je ne m’attendais pas lorsque j’ai écrit cette phrase. Si je ne l’attendais pas, c’est parce qu’il est propre à la philosophie […] de ne jamais s’exprimer de façon complètement littérale. La philosophie porte toujours sur des tendances et ne consiste pas en statements of facts (en relevés de faits) 24. » Adorno précise ici que, dans cette affirmation, la réflexion philosophique manifeste son caractère spécifique d’être à mi-chemin dans la tension entre deux possibilités (écrire des poèmes après Auschwitz/ne pas en écrire), et que ceci est à entendre comme vibration entre deux tendances qui, sinon, ne sont plus que des formules littérales qui, dit-il, s’opposent platement. Ce conflit interne de tendances est l’interrogation philosophique elle-même, et elle appartient à la littérarité de l’écriture philosophique. A contrario, lorsque Adorno oppose la mort à Auschwitz à l’expérience de la belle mort, il ajoute : « si vous ne m’en voulez pas de dire cela de façon un peu littéraire : il n’y a plus de mort épique ou biblique aujourd’hui 25 ». Adorno pose précisément qu’il n’y a pas plus lieu d’exercer un criticisme du langage qui viserait à établir l’univocité de sens d’une langue pure (un kantisme du langage), suivant un purisme qui frôle l’idolâtrie de l’authenticité que de poser la détermination de la situation a priori du sens d’un terme relativement à tous les autres, du fait que, selon lui, « le tout est le non-vrai ».

Une question se pose ici : c’est celle de savoir s’il convient de bannir l’équivoque, et jusqu’à quel point il convient de le faire. La littéralité a toujours été une des acceptions fortes de l’exactitude. Ainsi, comme le fait remarquer Jacques Derrida, selon Husserl, exactitude et univocité se recoupent et, si la géométrie l’emporte comme modèle de scientificité, c’est du fait de la valeur accordée au critère d’univocité comme valeur de référence de l’exactitude elle-même : la vraie science se défie de la plurivocité et de toute conjecture de la profondeur, et fait de l’univocité l’autre nom de la vérité comme exactitude. La vraie science, aussi loin qu’atteigne sa doctrine réelle, ignore toute profondeur et toute équivocité 26. Il y aurait ici un lien serré entre univocité, littéralité et scientificité. S’il y a un titre de la lettre (des lettres) dans le travail scientifique, il passe par ce critère de littéralité. Ainsi, Jean-Claude Milner dans Clartés de tout soutient que le modèle galiléen de la science n’est pas l’exactitude du nombre mais l’exactitude de la lettre, et que c’est par là que les sciences sont des lettres. Je cite : « Quand Galilée dit que le grand livre de la nature est écrit en lettres mathématiques, le mot important est lettres et non pas mathématiques27. » La question de Galilée serait : « Qu’est-ce qui pourrait jouer le rôle de la lettre pour la nature ? Mais c’est un second temps, le premier temps est celui de la lettre 28. » Cette littéralisation serait le for intérieur, la manœuvre au sens valéryen de la « structure », comme chez Lévi-Strauss ou Lacan.

Que faut-il entendre par littéralisation et littéralité ? Dans la perspective de Wittgenstein, c’est l’exactitude du mot à mot, c’est une linéarité diachronique ; dans la perspective structurale, c’est le fait qu’un élément ne prenne pas sens en lui-même, mais qu’il tienne son « exactitude » de la position qu’il occupe par rapport aux autres éléments dans un tout, autrement dit, l’équivocité est réglée, et si Pascal pense la possibilité et la nécessité, non de dissiper l’équivocité, (ce qui serait le modèle de la science parfaite qui n’est pas la mesure de l’homme) mais de surveiller l’équivocité, le modèle demeure celui de l’univocité. On pourrait dire que l’accent mis sur la littéralité dans la pensée structurale équivaudrait à une fixation du terme en fonction des positions qu’il occupe dans un ensemble fermé. Cela n’empêche pas Milner de partager avec Lyotard l’idée moderne de l’espérance en une phrase nouvelle, tout en soutenant la valeur de la littéralité : « Le grand livre pour moi, dit-il, c’est le livre qui n’a pas encore été écrit. Tout ce qui a été écrit est en principe faible par rapport à ce qui n’a pas encore été écrit. Selon moi, tous les littérateurs s’inscrivent sur ce fond, surtout si ce sont de grands écrivains […]. Ils sont persuadés que ce qui n’est pas encore l’emporte sur ce qui est, mais ce qui n’est pas encore, on n’est jamais certain ni du jour ni de l’heure ni de ce que ce sera29 ». C’est la foi en la possibilité d’une « phrase nouvelle », selon l’expression de Milner.

Toute la question est de savoir comment cela peut se composer avec le présupposé du fait structural et de son invariance diachronique, de la prédiction nécessaire des possibilités structurales, hors temps, hors possibilité de devenir. Car, « ce qui est très caractéristique de la structure, c’est la thèse selon laquelle les éléments n’ont de propriété que par la position qu’ils occupent. Il en est ainsi des phonèmes jakobsoniens30 » ; et « le véritable enjeu de la structure consiste à littéraliser sans mathématiser 31 ». Cela suppose que la profération est bien davantage du côté de la découverte d’une situation nouvelle (structuralement possible de façon diachronique) que du côté de l’invention. C’est ce qui, d’ailleurs, de l’aveu même de Milner, sépare les sectateurs de la lettre de ceux de la littérature au sens de l’écriture des grands écrivains : tendanciellement, l’écriture littéraire est une foi en l’aléatoire. Elle pose un écart relativement à la littéralité structurale, mais le modèle demeure la littéralité.

Or, c’est exactement là ce que Lyotard récuse. C’est que, selon lui, la langue ne forme pas plus un tout où un terme pourrait se définir par ses positions par rapport aux autres termes que le langage n’est un tout. Il y a des phrases, et l’aléatoire comme l’équivoque ne sont pas réglables : il faut tantôt les surveiller, tantôt les laisser filer. C’est ce que fait l’écriture ou la littérarité. L’écriture est inscription, marque du partage du différend, parce qu’elle s’annonce dans le génie de l’équivocité. Il ne s’agirait donc pas de dissiper l’équivoque du langage ordinaire au nom d’un langage idéal ; mais au contraire, la littérarité consisterait précisément à poser une certaine règle du jeu de la fécondité de cette équivoque inhérente à cette structure de la présentation nommée plus haut : c’est dit et ce n’est pas dit. Elle serait indissociable de l’attention à l’événement.

Une question ici ne manque pas de se poser : pourquoi penser que la littéralité n’admet pas l’équivoque et qu’elle n’est pas là seulement pour la mesurer ? Ainsi, lorsque Leo Strauss se fait le lecteur de Spinoza et du sens secret d’écrire, revenant sur une première lecture où il avait pris ce que Spinoza disait pour argent comptant, il ne démet pas la référence à l’attention à la lettre, mais déclare : « J’avais alors compris Spinoza trop littéralement, parce que je ne l’avais pas lu assez littéralement32 ». Il y aurait un second degré dans la littérarité. Et, s’inspirant de Lessing, Strauss lie très fortement littéralité et littérarité. La littérarité est l’attention à la profondeur de la surface, non pas à ce que la surface dissimule, mais à ce qui se présente à la surface même mais à une autre surface, en un autre lieu du même espace : une lettre manifeste où le sens caché est obvie (dans le sens pascalien du terme).

L’adresse à l’interlocuteur muet, la passibilité à l’événement et l’équivocité qui l’accompagne, la marge de jeu avec la lettre, entretiennent des relations avec une certaine condition de solitude. C’est à propos de cette condition que se découvre une relation où se noue une interférence essentielle qui se joue à l’instant du langage, une accentuation de cette solitude en esseulement (loneliness), un différend affectuel et intérieur qui donne à écrire. Cette misère est celle du dénuement et de l’esseulement (loneliness), selon la distinction proposée par Arendt et qui reprend sous ce dernier terme, loneliness (esseulement), le fait de ce que Kant appelle notre « désolante contingence », dans ce qui est surnommé « private language » dans la pensée de Wittgenstein, dont Lyotard nous dit qu’elle transit toute écriture. Ce qu’il y a de commun entre la petite fille avec ses chiffons, au plus près de la phrase-affect, et l’écrivain avec ses mots, ce qui fait qu’avec les chiffons et les mots, la petite fille et l’écrivain font bien des choses, font œuvre, c’est le partage d’un langage solitaire hanté par l’autre.

L’écriture se rapporte à ce que Lyotard nomme « la phrase-affect », le se-taire, « on ne trouve pas ses mots », et ce silence est lui-même tout proche de l’équivocité comme l’énonce le paragraphe 105 du Différend : « Qu’est-ce qui distingue ces phrases-là des autres ? Équivocité, sentiment, “souhaits”, etc.33 » Dissymétrie, équivocité, mutisme, tout cela se rapporte au même registre : celui de ce qui donne lieu à l’invention littéraire. La littérature offre matière et forme à ce qui est encore informe, et toute inventivité littéraire se ressource à cet informe qui, dans l’après-coup, apparaît un entre-deux-formes. Comme l’écrit Valéry : « Se remettre à l’informe pour retrouver la forme34. »

De quelle nature est cette solitude ? Au paragraphe 22 du Différend, Lyotard nous disait : le différend est l’instant du langage où quelque chose demande à être phrasé, ou plus exactement : « Le différend est l’état instable ou l’instant du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrases ne peut pas l’être encore ». Et au paragraphe 23 : « Dans Le Différend, quelque chose “demande” à être mis en phrases, et souffre du tort de ne pouvoir l’être à l’instant ». Ce qui est à écrire relève de l’obligation, de la responsabilité (de la pensée) à l’égard de cette « demande » à l’égard de laquelle nous sommes en dette.

Or, il semble que, plus tard, Lyotard ait conjugué cette responsabilité avec cette autre intimation impérieuse du différend affectuel. Ou que, pour que cette demande de quelque chose à être mis en phrases nous parle, parle à la singularité de l’existant, il y faut l’intervention et l’interférence d’une autre dette qui vient surdéterminer l’instant, comme le retentissement du différend extérieur dans un différend intérieur qui fait le soi et sa préoccupation, dont tout régime d’oppression veut nous priver en nous contraignant à la diversion. Dans Survivant, Lyotard rapporte, en effet, l’instant du langage à une autre présence d’esprit : celle de l’épreuve de la singularité impartageable, affrontée à l’énigme ontologique de la naissance et de la mort, du soi nu, exposé à la différence sexuelle et ontologique, à ce que Paul Valéry nomme « notre nudité nerveuse ». Décroché de la trame du passé comme de celle de l’avenir, hors de toute la narrativité d’un enchaînement, c’est ce même instant qui n’est pas autre chose que l’instant du jugement : « Reste l’interstice, sans extension, écrit Lyotard qui est l’instant de juger, celui de lire, d’apprendre et d’écrire 35. » L’instant du langage est ainsi l’instant critique de la faculté de juger réfléchissante, d’un lieu du jugement où le sujet, au plus près de sa « nudité terrible » de l’enfance en lui, livré dans la désolation à l’inquiétude de la naissance et de la mort comme énigme ontologique, se sent tenu d’écrire. À ce point, on saisit que la pulsion d’écrire n’est pas purement de l’obligation morale ni de la demande de justice, mais l’expression d’un témoignage qui s’est dessoudé de l’accusation de la partie civile, qui marque une prise d’écart. Ce qui se lève ici est d’une autre tournure : celle du « droit de partager le récit, la naissance et la mort de l’improbable, de partager le jugement.36 ».

Mais quel est donc ce partage pour un philosophe qui s’est défié de la forme du récit ? Il s’agit du partage du singulier, c’est-à-dire de la communication qui ne peut être qu’une communication à peine de ce qui est précisément impartageable. Lyotard attribue le fait d’écriture (qui est de jugement en un sens qui n’est plus du tout judiciaire) à cette communication à propos de ce qui est plus réel que la réalité extérieure même : cela que l’on ne peut pas changer, qui représente la consistance de notre être-tel, de cette désolante contingence qui nous fait naître et mourir, et qui est, pour chacun, son ipséité. Le réel, c’est-à-dire (Lyotard reprend ici le sens lacanien de ce terme) ce que rien ne peut venir changer quant à la formule de destination, ce hasard d’être soi, ce qu’il y a en moi de plus résistant. Ce plus résistant, cela que l’on ne peut pas changer et qui transit tout le cours de chaque vie singulière, qui est un maintenant incessant et non pas seulement les deux points de ma ligne de vie ou les deux bouts de l’apparition et de la disparition, par où apparition et disparition vont scander ma vie, ce n’est rien d’autre que l’in-interchangeable. Aussi, l’important n’est pas la nature de la singularité, qu’on l’appelle différence sexuelle ou qu’on la qualifie autrement ; l’important est l’abstraction de ce qui, de moi-même, est in-interchangeable : moi-même, et ce qui, de l’autre, l’est aussi. La signature de la naissance et de la mort, comme la signature sexuelle ne sont que des figures de l’in-interchangeable de l’irréductible singularité. Or ce réel, c’est, très exactement, ce que Lyotard, dans un entretien avec le peintre François Rouan, appelle, en reprenant une formule de Merleau-Ponty, « ce que d’autrui je ne toucherai jamais et pas plus de moi-même », et qu’il donne comme le vrai nom de la beauté : son étrangeté 37. Ce qui nous fait écrire — et répondre à la demande pressante de l’obligation de dire ce qui requiert d’être dit —, cette factualité de « ce que l’on ne peut pas changer » et qui résiste à toute entreprise de falsification comme à toute espérance de modification, c’est « ce que je ne toucherai jamais », une part intacte parce qu’étrange, l’irréductible de l’ipséité qui échappe à toute prise : à la prise de l’autre comme à ma propre prise, de sorte que ce qui résiste est exactement ce qui se dérobe, ou de sorte que ce qui fait consistance de soi est inaccessible. C’est cela qui, selon Lyotard, préside aux écritures de l’art, ce partage du singulier, infiniment résistant et infiniment inabordable. Il faut donc que ce partage ait lieu obliquement, par un biais. C’est cela le fait littéraire : le partage de notre étrangeté intérieure.

Lyotard l’entend comme ce qui s’enlève toujours à la limite, à l’arrachée. Qu’est-ce qui fait que nous puissions le partager alors qu’il n’y a rien de commun entre ma singularité et celle de l’autre, par définition, hormis cette universalité du singulier, de l’individuel ? Comment pouvons-nous entrer en intelligence avec un autre idiome intérieur ? Si nous nous tournons vers Merleau-Ponty, la formule était en étroit rapport avec son hypothèse sur notre reconnaissance d’autrui : le cogito ne peut sortir de soi pour avoir en lui-même — consciemment — l’esquisse d’autrui, et la voie husserlienne de présence en soi de la forme-autrui comme visée de conscience, bute sur une impasse. Mais la solution de la révélation d’autrui, la solution de la radicalité d’autrui dont le visage s’impose à moi dans sa transcendance, n’est pas la solution de Merleau-Ponty. Ce dernier pose que nous ne reconnaissons autrui que du fait que nous fréquentons notre propre étrangeté. Mais, à ce compte, si l’accent de la radicalité est celui de ce qui en chacun est inappropriable, je reconnais autrui — et la littérature en est l’expérience d’excellence — du fait qu’il est mon semblable : un étranger à soi. Lyotard ne choisit pas cette voie, tout en partageant avec Merleau-Ponty le chemin de cette autre radicalité, celle de l’altérité intérieure. Il pose que mon intime est l’extime, et que la rencontre a lieu par extraordinaire, à un cheveu près de la séparation et à même la séparation, l’abrupt.

Le livre, écrit comme dans une langue étrangère, est enfant du silence. De la langue intérieure. Nous ne pouvons pas communiquer cette langue, et d’ailleurs n’est-elle pas hors de nos prises ? Elle est seulement sur le bout de la langue et au bord des lèvres.

Paul Valéry nous instruit dans ses Cahiers, en deux paragraphes de réflexions sur la relation de la langue exposée avec le langage intérieur, de l’identité absolument singulière de celui-ci, dont nous n’avons jamais que le verso, et du rêve qu’il suscite de la fabrication d’une langue à soi, alertée toutefois, désappointée et peut-être sauvée, ravie d’être une langue qui parle aux autres et à travers laquelle aussi, nécessairement, les autres parlent.

Dans ses Cahiers, au registre Psychologie, Valéry évoque la question du langage intérieur en ces termes :

« De quoi se compose le langage intérieur réel ? Cela a l’air connu et ne l’est point. Et l’on touche le point de l’intraductible. Là il faut bien s’arrêter et trouver quelque chose qui se comprend de soi-même.

Ce qu’on appelle ordinairement pensée n’est encore qu’une langue. À vrai dire très particulière et dont les axiomes diffèrent beaucoup des axiomes du langage ordinaire.

Mais où commence la traduction ? Et quoi est traduit ? Il ne s’agit pas d’aller inventer un fond inexistant. Mais le criterium sera : si tel fait mental est une traduction ou une représentation — il y a une relation entre ce phénomène et le phénomène traduit. Mais si ce dernier a été traduit c’est qu’il était presque impossible de le connaître en lui-même. La traduction ne peut aller que vers le plus clair… ou amplifier — ou quitter 38. »

Ainsi, cette langue intérieure à laquelle nous avons accès et que nous appelons notre pensée, qui ne renvoie à aucun fond déterminable, est le continuum d’une traduction de ce qu’il nous est impossible de connaître. Nous ne traduisons en langue intérieure que de l’impossible à connaître, pris que nous sommes dans l’alternative (et l’alternance) entre une clarification et une séparation. D’une certaine façon, on ne pourra qu’amplifier ou quitter, se quitter soi-même, et se quitter tout court.

Au registre Langage des Cahiers, Valéry, dénonçant le beau projet et la belle imposture d’une langue taillée sur mesure de sa voix, le scandale tout à la fois de son impossibilité et de son vœu, décrit aussi l’autre côté du tableau qui est aussi un miroir sans visage :

« Fabriquer une langue ?

Bon dessein qui conduirait à considérer, sous un jour et un angle défavorables à l’habitude, la propre langue incarnée, ou plutôt inspiritée en nous.

Toute notre confiance aveugle en nos moyens de réponse aux impressions et aux impulsions en serait corrompue — nous possédons tout ce qu’il faut pour expédier au plus tôt ce qui naît, et le changer contre de la monnaie usée. Battre monnaie, droit régalien. La souveraineté. Eh quoi ! Vous êtes l’unique, ô Moi, et vous n’avez jusqu’au plus intime de votre pensée, que des voix statistiques. Vous vous éveillez, pensée, toute préformée par je ne sais qui ou quels ! Et dans mon sein je ne trouve que d’autres39 ! »

Le partage d’un idiome, mais aussi bien sa constitution ne sont-ils pas toujours le fait d’un « nous » quelconque ? Ce « nous » est-il de l’ordre d’une certitude première ou est-ce que tout « nous » n’a de légitimité que s’il est constamment interrogé, convoqué ou révoqué par l’in-interchangeable de l’ipséité, la nudité terrible de ce que Lyotard nomme « l’enfance » ?

La question qui ne manque pas de se poser est celle de savoir si cette singularité ou ipséité n’est pas toujours contiguë avec une détermination plus épaisse, et si ce n’est pas l’extériorité d’un « nous », que ce soit celui d’une communauté particulière ou de celle de tous les hommes, notre humanité, qui adhère à elle, d’une façon indémêlable et historique, sans que l’on puisse repérer le singulier dans sa distinction d’avec la particularité d’un « nous », d’une communauté, tant les deux sont indémêlables. De se demander si la littérature peut être le partage du singulier, d’un idiome à un seul personnage, sans être, en même temps, le partage d’un idiome qui a la compacité d’une détermination collective. Existe-t-il, en somme, un tel noyau, un être même séparé de ce qui est touché, sauf à poser un informe qui est un rien ? Purement indéterminé, une pure absence, un mirage ? Si nous nous rapportons à la naissance et la mort que nous ne choisissons pas personnellement, les expériences nouvelles historiquement du mode de naissance et du mode de mort ne sont-elles pas, au niveau collectif, des métamorphoses de leur être même ? Si, par exemple, pour reprendre une idée d’Adorno, après Auschwitz, toute mort est vécue différemment, ou si, comme l’explique Barthes à propos de son séjour au sanatorium du fait de sa tuberculose, nous avons un corps historique, en quoi, sur le plan d’un « nous », ces paramètres de l’être même ne se trouveraient-ils pas configurés et reconfigurés sur un plan qui n’échappe nullement à nos responsabilités sur un plan collectif, et, ce, de telle façon que l’être même serait traversé par sa détermination ?

Du reste, la nomination de l’être même, en tant que tel, est encore une des significations de l’Être, elle est plongée dans le multiple. C’est toujours sous détermination, ce qui veut dire : sous le multiple. C’est ce que voulait dire Aristote, en affirmant que l’être en tant qu’être est encore une de ses acceptions parmi d’autres, la catégorisation de l’Être en tant que substance, de sorte que l’Être hors catégories n’a aucun sens. Il n’y a pas d’être même intransitif : être se dit toujours transitivement, et jamais intransitivement, si bien que les deux « parts » ne sont que des déterminations logiques : en réalité, l’être même est traversé de part en part d’un mode auquel il adhère, et l’action d’être se modifie avec ce qui est tel. Si bien qu’on ne peut isoler un être-tel comme l’in-interchangeable que de façon purement théorique et/ou imaginaire. De même pour le moi qui est toujours hors de soi, en un « nous ».

Rappelons ici la formule qui termine si magnifiquement Tristes Tropiques de Levi-Strauss : « Le moi n’est pas seulement haïssable : il n’a pas de place entre un nous et un rien. Et si c’est pour ce nous que finalement j’opte, bien qu’il se réduise à une apparence, c’est qu’à moins de me détruire — acte qui supprimerait les conditions de l’option — je n’ai qu’un choix possible entre cette apparence et rien 40. »

C’est toute la question (in-soluble) de l’Intérieur — et du « Nous ».


1 J.-F. Lyotard, « Que peindre ? Adami, Arakawa, Buren », in Ecrits sur l’art contemporain et les artistes, Leuven, Leuven University Press, 2012, p. 110.

2 J.-F. Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, 1983, § 22.

3 Ibid. , § 23.

4 E. Canetti, Le territoire de l’homme, Paris, Le livre de poche, 1978, p. 330.

5 J.-F. Lyotard, Le Différend, op.cit., § 12.

6 Ibid. , p.9.

7 souligné par nous.

8 Ibid. , § 12.

9 J.-F. Lyotard, Sur le différend, Traces n°11, p.8.

10 J-F. Lyotard, Leçons sur l’analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991, p. 187.

11 J.-F. Lyotard, Moralités postmodernes, Paris, Galilée, 1993, p. 118.

12 Cl. Lefort, « La liberté à l’ère du relativisme », Le Temps présent, p.633.

13 J.-F. Lyotard, Le Différend, op.cit., § 202.

14 J.-F. Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 2005, p.31.

15 E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Martinus Nijhoff/La Haye/ 1978, p.14.

16 J.-F.Lyotard, Heidegger et les “juifs”, op.cit., p. 79.

17 Ibid. , p. 71.

18 « L’anesthésie pour lutter contre l’amnésie » J. -F. Lyotard, Heidegger et les “juifs”, Paris, Galilée, 1988, p. 84.

19 J.-F. Lyotard, Moralités postmodernes, op.cit., p. 184.

20 J.-F. Lyotard, « Un partenaire bizarre » in Moralités postmodernes, op.cit., p. 129.

21 J.-F.Lyotard, « Retour », in Lectures d’enfance, Paris, Galilée, 1991, p. 27.

22 P. Valéry, Cahiers, I, op.cit., p. 373.

23 J.-F. Lyotard, Le Différend, op.cit., § 146.

24 Th. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2007, p. 164.

25 Th. Adorno, Métaphysique « Quatorzième leçon », Paris, Payot, 2006,p. 160.

26 J.-Derrida, « introduction » de Husserl, L’origine de la géométrie, p. 103.

27 J.- Cl. Milner, Clartés de tout, Paris, Verdier, 2011, p. 16.

28 Ibid. , p. 16.

29 Ibid. , p. 74.

30 Ibid., p. 66.

31 Ibid. , p. 65.

32 Leo Strauss, « Préface à “la critique spinoziste de la religion” », Pourquoi nous restons juifs, Paris, La table ronde, 2001, p. 113.

33 J.-F. Lyotard, Le Différend, op.cit., § 105.

34 P. Valéry, Cahiers I, op.cit., p. 823.

35 J.-F. Lyotard, « Survivant » in Lectures d’enfance, Paris, Galilée, 1991, p. 84.

36 Ibid. , p. 76.

37 Il ajoute : « Cet intouchable absolu, c’est ce qui s’appelle réel ». Et il poursuit l’échange par ces mots : « J’attendais donc réel, vous dites beauté ». J-F.Lyotard, « L’atelier de François Rouan, Le visuel touché » (entretien avec Dolorès Djidzek-Lyotard et François Rouan), in Passions et politique, op.cit., p.225. cf. M. Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, Tel, 1979, p 306.

38 P. Valéry, (1900-1902. Sans titre, II, 95-96), Ibid., p.880.

39 P. Valéry, 1939. Sans titre, XXII, 248-249), Cahiers I, op.cit., p.453.

40 Cl. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p.479.

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