Republication

 Claude Reichler,  Une entrevue suivie de lettres


 

 

 

Préambule            

« Une entrevue suivie de lettres » est paru en 1976, dans le numéro 10-11 de la revue Obliques consacré à Antonin Artaud. Avec ce texte de critique-fiction, on entre dans la critique et dans la littérature par une seule porte - et la porte se met à gonfler comme une voile. « Le vertige littéraire emporte tout », écrit Claude Reichler dans le « regard en arrière » qu'il jette  sur lui dans un postambule publié ci-dessous.

H. M.-K.

Claude Reichler est professeur à l'Université de Lausanne. Il a publié notamment La Diabolie. La séduction, la renardie, l'écriture (Paris, Minuit, 1979) ; Le Corps et ses fictions (Paris, Minuit, 1983) ; L'Age libertin (Paris, Minuit, 1987) ; La Découverte des Alpes et la question du paysage (Genève, éd. Georg, 2002) ; il a aussi dirigé de nombreux ouvrages, par exemple L'Interprétation des textes (Paris, Minuit, 1989) et dirige une équipe de recherche consacrée au voyage dans les Alpes, Viaticalpes (http://www.unil.ch/viaticalpes)

 

 

 

 

 

Une entrevue suivie de lettres

 

Claude Reichler

02/12/2011 

 

 

 

Oiseaux ! Ailes d’oiseaux ! Caquetis volatils d’ailes d’oiseaux ! Il n’y a pas de place pour l’amour !

C’est ainsi qu’Antoine parlait lorsque je l’ai rencontré. On voyait déjà sur son visage ce désir d’être vieux qu’il a toujours montré par la suite, dans l’espoir d’être totalement reconnu, comme si l’histoire amassée derrière lui eût pu lui tenir lieu de pleine existence. Non que ses traits fussent burinés, ou son visage alourdi, ou ses yeux particulièrement chargés. C’était plutôt, dans son maintien, quelque chose de trop précis, d’exagérément laconique, quelque chose qu’on sentait à la fois tenu et sans cesse prêt à s’effriter : comme si sa face et son corps même étaient guettés par une sorte de paralysie. Il semblait friable comme une paroi de verre dépoli, sous laquelle pouvaient éclater d’un instant à l’autre des sons insensés, ou que des orages muets venaient parfois ternir.

Voici le récit qu’il m’a fait.

Je roulais un jour, vers le soir, sur un boulevard encombré. Le ciel était gris, le temps pluvieux, de rares piétons marchaient sur les trottoirs mouillés et il n’y avait, à cet endroit-là, ni magasins, ni cinémas, ni cafés. J’étais contraint par la circulation de prêter une extrême attention à la conduite, et pourtant mon esprit se promenait dans des franges incertaines. A quoi pensais-je ? Je ne le sais pas. Selvaggia était assise à côté de moi et je la devinais le buste droit, ses minces épaules appuyées au dossier, ses deux mains posées sur ses genoux, immobile et comme morte, le regard fixé devant elle, la bouche étroite, le teint pâle, les narines minces. Des mots me venaient sur les lèvres : comme la mort ! absurdement, et pourtant je la savais insensible à la mort et à la faim, puisque Paul et moi avions cessé de la nourrir depuis plusieurs jours. Je voyais tout cela sans me tourner, du coin de l’œil je pouvais vérifier sa présence.

Une silhouette, debout sur le bord du trottoir et attendant l’occasion de traverser, attira mon attention, à une certaine distance. Je regardai mieux, car il me semblait reconnaître le personnage, et je faillis crier de surprise au moment où, en un éclair, je me rendis compte que c’était moi-même qui me tenais là, debout et prêt à m’élancer sur la chaussée ! Je me souviens de cet instant de terreur froide, comme la vision du passeur obscène dans la caverne des nuages ! Et j’étais incapable de demander le témoignage de Selvaggia, qui ne s’était apparemment aperçue de rien.

Comme la voiture, prise dans le flot des autres véhicules, avançait lentement, nous nous rapprochions de l’homme immobile. Je ne savais si mon souffle, suspendu comme mes yeux affolés à cette apparition perplexe, devant moi, n’allait pas cesser brusquement d’embuer la vitre qui me séparait d’elle.

Une seconde plus tard, j’aurais pu sourire de mon angoisse : car à la distance où j’étais parvenu, je pouvais reconnaître J.R. dans ce personnage élancé qui hésitait à poser le pied sur la route et dont le visage, maintenant visible, était tourné dans la direction d’où venaient les voitures, c’est-à-dire vers moi.

Je pus lire sur ses traits tout ce que je savais de lui et que j’aimais : son inhabileté devant les choses, sa profonde rêverie, sa crainte d’affronter les autres. Je me demandai comment il se faisait qu’il se trouvait là sans son secrétaire. Je pensai m’arrêter, lui faire signe, lui proposer de le conduire, mais je vis combien cette idée était absurde, puisqu’il ne me connaissait même pas, qu’il ne m’avait jamais rencontré, et que même si je me nommais mon nom lui serait autant de syllabes étrangères. Passant à ce moment devant lui, je me penchai pour le regarder mieux, et je m’aperçus qu’il ne s’agissait pas du tout de J.R., mais de son cousin probablement, dont j’avais appris qu’il travaillait à la Bibliothèque nationale et qu’il habitait ce quartier.

C’est à la suite de cette entrevue qu’Antoine s’est décidé à écrire à J.R. pour lui soumettre quelques pages de sa production (je me souviens qu’il s’agissait d’une partie de ce drame mental intitulé l’Oiseleur), et que s’est amorcée entre eux une correspondance dont on peut dire pour le moins qu’elle fut passionnée. Mais bien rares furent les moments où Antoine parvint à se libérer de toute idée impure : tant il était nécessairement occupé par le désir de plaire à celui que le destin lui avait fixé pour maître, et tant il était tourmenté du besoin d’être reconnu de lui, d’en recevoir, plus que la vie même, la certitude de son existence dans le monde de l’Esprit. Car d’avance il avait accordé à J.R. et à ses jugements un droit souverain sur sa pensée.

Ils se sont parlé certainement deux ou trois fois. J.R. le faisait venir dans le bureau où il avait coutume de recevoir ses visiteurs, s’asseyait lui-même à la table après lui avoir désigné le large fauteuil proche.

Calmes fins d’après-midi ! Que ce fût aux premiers jours de juin, lorsque vers six heures le trafic de la ville redouble mais que, dans la cour intérieure sur laquelle donne la fenêtre du bureau, les oiseaux s’affairent sur le tilleul, ou peut-être encore dans l’hiver, quand la nuit saisit très vite la pièce, efface les contours des piles de livres et de revues posées un peu partout, rogne l’angle des meubles, rassemble près de l’abat-jour les visages des deux causeurs, donne à leurs paroles une consonance ouatée qui rature ce qu’elles peuvent avoir de fébrile – Antoine avait remarqué ce goût des choses surannées, des atmosphères tièdes, comme hors du monde, toute l’ambiance à la fois désuète, mélancolique et silencieuse qui entourait J.R. Il avait l’impression qu’en allant chez lui, il changeait d’époque, qu’il se retrouvait à peu de choses près chez son grand-père, dans l’immense appartement de la rue Grimaldi, et il s’étonnait de ne pas voir au plafond les moulures de stuc, ni contre le mur le grand miroir au cadre doré, ni le velours rouge des fauteuils et du canapé.

Qu’ont-ils pu se dire au cours de ces conversations trop brèves ? Antoine parvenait mal à se confier par la parole et préférait écouter l’autre lui raconter quelque souvenir ou lui exposer quelque vue essentielle que son expérience lui avait acquise. Il avait un sens de l’organisation longuement mûri et ne manquait jamais de rappeler l’excellence de cette vertu. Ainsi, par exemple, il réussissait à ne jamais oublier un seul anniversaire, y compris ceux des enfants de ses cousins et cousines ! Cette ponctualité qui faisait l’admiration de ses proches, il ne la devait, avouait-il, qu’à la seule technique d’une disposition minutieuse de son agenda. Et bien qu’il fût vieux maintenant, ou peut-être à cause de cela, de la responsabilité due à son âge et à son état, il ne pouvait se permettre, encore moins qu’autrefois, de rien laisser à vau-l’eau.

Il avait le goût du travail manuel et avait découvert à Antoine sa boîte aux trésors. C’était bien plus qu’une boîte, tout un rayon d’un vaste placard au fond du vestibule, où il gardait rangés tous ses instruments, les tournevis, les marteaux, les pinces, les vrilles, les clés, les scies, les tenailles, le rabot, les vis, les clous, la lunette, le fer à souder et les différentes sortes de ficelles… Tout était méticuleusement arrangé et étiqueté, on pouvait lire sur chaque instrument son nom, le nom de son propriétaire désigné par des initiales, et l’année de son acquisition.

Il lui avait raconté par le menu ses rencontres les plus mémorables, ses grands voyages, et notamment cette chute à vélo dans la campagne, lorsqu’il s’était démis l’épaule droite, dont il prenait exemple pour montrer combien les événements les plus lointains peuvent marquer la vie, puisque maintenant encore, à son âge, après toutes ces années, il souffrait certains jours vivement de cette ancienne chute, au point que parfois l’usage de son bras lui était impossible.

Antoine ne parlait guère et s’étonnait que jamais, à aucun moment, J.R. n’eût fait la moindre allusion au texte qu’il lui avait envoyé, et qui était pourtant à l’origine de leurs rencontres. Il tentait quelques approches, glissant un mot sur la difficulté de se saisir tout entier, parlant vaguement d’une sorte de manquement profond de sa faculté de penser… Mais il ne recueillait à chaque tentative que l’impression d’être à côté du sujet, comme on dit, et d’ennuyer son interlocuteur. Aussi se décida-t-il rapidement à ne plus retourner chez lui et à ne poursuivre leurs entretiens que par lettres.

Entre Antoine et J.R., cette histoire-là n’était pas la seule. En m’efforçant d’assembler d’autres bribes de récits, j’arrivai à quelque chose qui pouvait paraître cohérent.

Antoine avait eu l’occasion de voir souvent J.R. Il se rappelait tout particulièrement un soir de gala à l’Opéra, où il l’avait aperçu dans une loge voisine de la sienne. J.R. était accompagné d’un ami qui a laissé son nom dans quelques débats littéraires, et qui lui vouait à cette époque une vénération sans bornes.

Je servais de guide, raconte Antoine, à trois femmes d’âges divers, dont une, très belle, s’éprenait visiblement d’elle-même à recenser les regards d’homme que notre loge conviait. Elle était vêtue d’un fourreau noir. Des deux autres femmes, l’une était presque fanée, l’autre trop effacée pour tenter d’imposer sa présence en une telle circonstance. La lumineuse!  avec des oiseaux de feu dans les cheveux, Paul et moi l’appelions Selvaggia.

Ses yeux s’étaient arrêtés sur cet homme debout non loin de nous, appuyé à la colonne d’or, qui ne regardait que la salle et aspirait la grande bouffée brûlante, au bord du trou. J’avais déjà reconnu J.R. Sa tête semblait vouloir disparaître et se fondre dans une vapeur, jusqu’à prendre les dimensions de ce cube immense, rouge et or, comme si elle avait pu le contenir tout entier, comme si le plateau, la fosse, l’orchestre, la fausse simplicité de l’assemblée, ces étages d’hommes, ces remuements secrets, tout avait émané de lui pour lui permettre d’en jouir. Un moment il me fixa, puis ses yeux s’arrêtèrent sur Selvaggia. Son regard était effrayant : je m’imaginai qu’il allait la supprimer, la réduire, par sa seule volonté, à l’état de fauteuil ou d’accoudoir.

Quel homme étrange, me disais-je. Un théâtre inspiré de ses méditations serait un désert sans nom, ne serait rien ! Il se voudrait sans délire, il barre ses gestes, qu’il tient pour des hoquets de marionnette, il est hanté par une absence de lui-même qu’il pourrait observer et dont il aimerait cerner le goût… Un homme comme cela, que peut-il aimer ? L’espace l’ennuie. Il a tout concentré dans l’exercice de la maîtrise de sa pensée, les objets et les êtres ne servent qu’à lui permettre de la vérifier.

Moi aussi je rêvais J.R., comme le faisait certainement l’ami qui l’accompagnait ce soir-là. Je vis que Selvaggia souriait. Cet homme me craint, dit-elle en le désignant, et elle en paraissait plus belle encore. Il aimerait n’avoir pas de corps, n’offrir aucune prise, n’avoir pas de nom, n’avoir pas besoin de parler. Le monde rangé devant lui, il s’imagine qu’il l’invente, et il détourne son regard de moi.

A partir de ce soir-là, Antoine se mit à observer J.R. de plus près, et s’efforça de se faire admettre parmi ses intimes. Ceux-ci n’étaient qu’en nombre très restreint et, à part le jeune homme qu’il avait vu à l’Opéra et une femme dont il ne parlait jamais, on ne lui connaissait que deux amis. Il a changé de vie plus tard, et il s’est remis à fréquenter les milieux mondains depuis qu’il s’occupe activement de la revue. Mais à l’époque dont parle Antoine, celui qui avait connu les plus illustres écrivains n’entretenait plus avec les autres que des échanges de lettres épisodiques. Il tentait de vivre de médiocres opérations hebdomadaires à la Bourse et prenait ses repas dans un modeste restaurant de la rue Vivienne. Il fit venir Antoine à plusieurs reprises dans le petit appartement « garni » qu’il habitait en haut d’une maison bourgeoise, et comme celui-ci s’étonnait, la première fois, de n’y pas voir un seul livre, il expliqua qu’il n’était là que transitoirement (comme il était partout, au fond) et qu’il avait préféré confier ses caisses au garde-meubles. D’où je viens, et pour ce que j’ai à faire, c’est bien mieux ainsi, aurait-il dit.

Antoine se familiarisa peu à peu avec cet homme, et s’habitua presque à considérer l’énigme de sa vie comme une chose normale, comme une chose en tout cas qui devait, par quelque nécessité, se tenir hors de sa connaissance. J.R. parlait beaucoup, sur tous les sujets, d’une voix sourde extraordinairement rapide, et il n’était pas toujours facile de suivre son éloquence spéciale. Il serait encore moins aisé, d’ailleurs, de la reproduire.

Peu après l’envoi d’un manuscrit qu’il avait résolu brusquement, Antoine avait reçu de J.R. un bref mot l’informant que celui-ci ne pouvait accepter ses textes tels qu’ils se présentaient, mais qu’il y avait pris assez d’intérêt pour avoir envie de connaître leur auteur. Antoine se rendit donc au bureau de J. R. un vendredi en fin d’après-midi.

J.R. est de taille moyenne, il se tient droit, très digne, mais sans pose. Il sourit avec gentillesse, il écoute longuement, mais ses yeux, derrière les lunettes, fuient le regard de l’interlocuteur, le plus souvent, d’un air un peu gêné. S’il regarde de face, ses yeux se mouillent très vite, cillent, on sent que sous la prunelle les nerfs s’affolent, que la pupille se distend, soumise à une fébrilité pénible, comme si quelque force inconnue tirait la peau sur les tempes (le cerveau se vide, la gorge s’assèche, l’aiguille de l’oscillographe intérieur bat la chamade, on ne sent plus son cœur que dans une veine qui gonfle et pulse sottement, sur le cou tendu, la gorge maintenant racle, le ventre se creuse et se noue).

Il avait lu très attentivement le drame mental qu’Antoine lui avait fait parvenir, mais il ne semblait guère décidé à formuler un jugement tranché. Il faut vous méfier, disait-il pourtant, vos personnages manquent de consistance ! On ne sait qui est qui, ce sont des ombres qui se battent ! Et il posait de brèves questions, d’apparence banale, dont Antoine s’efforçait de saisir toute l’importance. Finalement, il ne s’agissait pas moins que de savoir si son drame, tout comme ses personnages évanouis dans leurs dialogues et leurs paroles ourlées d’imprécisions et de nuit, possédaient une existence littéraire ou non, si tout cela parvenait à prendre corps dans l’esprit du lecteur. C’est encore informe, objectait J. R., ne voyez-vous pas ces trous, ces failles, ces brusques déliquescences… Ah ! mon cher ami, la rigueur, la rigueur vous manque, et la rigueur dont je parle fait la forme, c’est comme si l’objet même de votre travail vous échappait, dirait-on… Et puis, après un silence : voyez-vous, l’imagination ne peut investir du néant ! elle ne peut se nourrir d’elle seule, il faut une résistance à votre esprit, il lui faut même un but, une contrainte, quelque chose enfin, dirais-je, d’extérieur, qui le retienne, le repousse, et l’attire, qui lui survienne ! Comprenez-vous ?

Antoine comprenait qu’on voulait de lui précisément ce qu’il lui était impossible de s’assurer, la maîtrise de ses moyens. On voulait de lui ce qu’il avait renoncé à poursuivre, ce qu’il tenait pour un leurre, et dont le renoncement conscient lui apparaissait comme son âme même. Qu’était-ce que cet extérieur ? Il ne connaissait que les béances du dedans, et d’ailleurs pas de dedans du tout, en fin de compte. Il n’y avait que des fuites, des galeries sans parois, sans limites, un tourniquet, des visages nocturnes dont les conversations lui semblaient familières, mais d’aucune manière, s’il devait les écrire, ces conversations ne pouvaient se dérouler hors de lui. Il n’y avait que des oiseaux captifs dans le labyrinthe de son esprit et lui, se battant pour les faire exister, c’est lui-même qu’il devait accoucher.

Il s’effrayait de la résistance de J.R. Comment ? Lui ? Il aurait dû tout comprendre, ou du moins tout admettre. Lui parler avec bonté, comme un médecin si l’on veut, lui faire confiance jusqu’au bout. Qui sait, même, simplement se souvenir ? Il se mettait à divaguer, ses discours s’embrouillaient, il faisait part de mille projets confus, n’explicitait rien, voyait en toute production des rêves, des fictions de fictions. Il appelait de ses vœux, disait-il, des cauchemars de terreur glacée, le fil du rasoir, le cri, l’écorchure profonde, le corps enfin éclaté, des mots, des songes aigus et cruels comme des piqûres d’aiguille capables de percer ce revêtement de tissus mortuaires. C’est vous qui rêvez, disait J.R. en souriant. Antoine s’en allait désolé, inquiet, certain de tout connaître de J.R. sans que celui-ci ne sache rien de lui, et dans l’air du soir des visages de passantes lui sautaient sur les lèvres, il était parcouru de brusques émois, tout le théâtre de son esprit lui apparaissait insondable et les mots lui manquaient.

Ah ! aurait-il voulu crier, Selvaggia, où es-tu ? Puisses-tu ne pas disparaître avant de m’avoir connu : avant que j’aie mis ma langue dans ta bouche et mon sexe dans ton ventre ! Les seins de Selvaggia étaient comme des ailes d’oiseaux, mais Selvaggia n’était pas de chair, elle n’avait pas besoin dans sa bouche de nourriture ni sur son ventre de mains d’homme, elle était plus belle encore et plus éthérée qu’une fleur de son esprit.

Antoine entrait dans un délire dont il n’était jamais sorti, et toute la peau de son corps vivant le brûlait.

Mais pouvais-je croire Antoine ? Oh ! je ne dis pas que je le soupçonnais d’altérer la vérité, ni même de travestir tant soit peu la réalité des rencontres qu’il me narrait, non, mais je me demande néanmoins quel crédit on pouvait accorder à ses récits. J.R. n’aurait certainement pas raconté les mêmes choses, ni au sujet d’Antoine, ni sur son propre compte. Et même dans l’hypothèse fort improbable où j’aurais été, moi, un intime de J.R., aurais-je pu croire celui-ci ? Aurais-je pu me croire moi-même, si j’avais été J.R., ou bien Antoine lui-même ?

D’une fois à l’autre, les rapports d’Antoine se modifiaient, et je remarquais bien que J.R. était soumis dans son esprit à tout un travail de remâchage, à une sorte de rumination fiévreuse qui avait pour résultat que, à chaque fois que l’autre se croyait plus proche d’Antoine, pensait le comprendre mieux, le voir de l’intérieur, comme il disait, il en était au contraire d’autant plus éloigné que la réalité qu’il représentait lui-même s’était modifiée.

Antoine s’assimilait J.R. et le recréait sans commune mesure avec le personnage aperçu dans un bureau, à l’Opéra ou dans une chambre, et pourtant exactement. Car pour Antoine, J.R. n’avait qu’une réalité : il fallait qu’il lui permette d’écrire. C’était la véritable question qu’il lui avait posée en lui envoyant son manuscrit : pouvez-vous publier cela, cela est-il écrit ? Il ne lui avait pas dit : parlez-moi de mon travail, qu’ai-je fait, qu’est-ce que c’est ? Ou encore : qui suis-je ? Comme d’autres demandent à leur maître d’identifier leur inexistence et d’oblitérer leur confusion. Antoine avait besoin de J.R. pour faire naître en lui-même un maître tel qu’il pût lui demander simplement : est-ce que je suis ?

Il savait bien qu’à cette question celui-ci répondrait non. Non, pas encore ! évidemment. Mais cela voulait dire : absolument, non ! Antoine n’avait posé cette question qu’afin de pouvoir arracher son refus à J.R. S’il l’avait pris pour maître, ce n’était qu’en vue de le façonner selon cette exigence.

Il n’avait guère eu besoin, ou envie, de le voir. Il s’était arrangé pour lui écrire. J.R. était devenu le destinataire des lettres, mais aussi comme une figure d’Antoine lui-même, à qui ces lettres-là pouvaient s’écrire. Pendant tout le temps de cette correspondance, l’esprit d’Antoine n’avait existé que sous cette forme d’adresse au lecteur, et le premier lecteur était Antoine lui-même. C’est pourquoi le sujet des lettres est l’esprit, et pourquoi aussi elles disent toutes la même chose : quoique je n’existe pas sans vous, disent-elles, j’existe : car vous êtes moi. Elles répètent ce motif inlassablement, acharnées à obtenir une certitude qui ne leur est jamais acquise.

Lorsque J.R., dans sa chambre, dans son bureau ou à l’Opéra, eut compris cela, cette voie retorse et tout ce détour, à supposer qu’il ait pu les comprendre, et le piège qui l’avait vidé de sa propre substance en le contraignant à donner, non des conseils éclairés et cordiaux, mais le spectacle de son impuissance, lui qui, à chaque lettre, s’était efforcé de répondre en croyant relancer la balle pour mesurer les progrès de son interlocuteur, il s’était trouvé brusquement happé, pris de vertige, il avait su d’un coup qui il était, qu’il n’était rien que cet enchevêtrement où Antoine l’avait poussé.

Mais il est possible aussi que, recevant ces longues lettres et se trouvant pris contre son gré pour une sorte de médecin littéraire, jugeant les lettres après tout assez bien écrites, et le problème de la création posé de manière intéressante, il ait voulu en même temps satisfaire un esprit tourmenté, offrir une marche vers la vie littéraire à un jeune homme ambitieux, faire servir aux buts de sa revue, à travers cet échange épistolaire, sa gentillesse et sa fermeté jamais démenties.

Ou peut-être encore découvrit-il tout à coup chez Antoine quelqu’un comme un frère pitoyable ? Peut-être prit-il peur de ce que les lettres le contraignaient à savoir sur ce qu’il s’imaginait être ?

Lui qui n’avait pas accepté de publier le manuscrit, il proposa de publier cette correspondance, en donnant aux signataires des noms inventés, comme un petit roman par lettres qui, disait-il, serait assez curieux. A quoi Antoine répondit immédiatement que cette idée lui plaisait, le réjouissait, le comblait ! mais à condition que cela apparaisse comme les éléments d’un roman vécu. Pourquoi mentir, disait-il, pourquoi donner des apparences de fiction à ce qui est fait de la substance indéracinable de l’âme, qui est comme la plainte de la réalité?

Et à ce moment, pour lui, la réalité rejoignait son âme éclatante, et le maître se trouvait tout entier inscrit dans l’œuvre vivante de l’élève.


 

 

             
 
 Un regard en arrière           

Le premier thème (musical) de ce texte est un commentaire de la correspondance échangée entre Antonin Artaud et Jacques Rivière, telle qu’on peut la lire dans le volume I des Œuvres complètes d’Artaud chez Gallimard. Mais ce commentaire n’est pas analytique, il est plutôt un développement narratif : il se donne comme une histoire incertaine, comportant plusieurs trames. Il inclut des situations venues de textes d’Artaud qui sont contemporains de la correspondance (« Paul les Oiseaux », par exemple, proche du surréalisme), et des situations venues du Monsieur Teste de Valéry. Ces textes se tissent ensemble et se répondent l’un à l’autre, s’appliquent l’un à l’autre, s’interprètent (musicalement). Le second thème relève de ce qu’on peut appeler une critique-fiction, jouant des identifications du « cercle herméneutique » entre le critique et son objet, projetant dans le texte lu des éléments qui appartiennent au monde du lecteur. En l’occurrence, au monde de lecteur qui me constituait dans ces années-là : les initiales J.R. renvoient à plusieurs figures : Jacques Rivière, alors directeur de La nouvelle Revue française, Jean Rousset, l’un de mes maîtres en lecture, Jean Reichler (Jean était le second prénom de mon grand-père, prénom qui existait dans ma famille et qu’on a pensé me donner). Autour de ces figures pivotent des décors changeants, et des situations qui renvoient à une même interrogation : celle d’un jeune homme au seuil d’une vocation littéraire et du maître auquel il s’adresse. Le maître a plusieurs visages, il y a en lui de la splendeur et de la vieillerie. Rien n’est jamais définitivement compris. Les affects occupent le premier plan, contestant la neutralité du commentaire critique : le désir, l’angoisse, l’ambition, l’adhésion à soi-même ou le sentiment de déchirure … Le vertige littéraire emporte tout. Ce récit se joue des notions de forme et de conscience, qu’il construit et déconstruit tour à tour, à propos d’une discussion – celle de Rivière et d’Artaud – qui porte précisément sur la maîtrise interprétative.

C. R.

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