Inédit

Gérald Sfez, Hommage à Marcel Hénaff

 

 

 

Préambule

Marcel Hénaff est décédé il y a quelques jours, le 11 juin 2018. Philosophe et anthropologue,  il est l'auteur entre autres travaux du Prix de la vérité : le don, l'argent, la philosophie (2002), du Don des philosophes. Repenser la réciprocité (2012) et de Violence dans la raison. Conflit et cruauté (2014). En 2011, il avait eu la générosité de nous offrir l'un des tout premiers textes publiés sur le site de Transitions, « Grace, oeuvre d'art et espace public », lançant ainsi notre dossier sur la Beauté. Gérald Sfez lui rend hommage.

 

Gérald Sfez est professeur de philosophie (Khâgne, lycée La Bruyère de Versailles). Il a écrit de nombreux ouvrages de philosophie, notamment sur Machiavel, Leo Strauss, Jean-François Lyotard. Il est l’auteur de La Langue cherchée (2011), Lyotard (2007), Jean-François Lyotard, la faculté d’une phrase (2000), Machiavel et la politique du moindre mal (1999).

 

 

 

 

 Hommage à Marcel Hénaff

 

 

Gérald Sfez

30/06/2018

 

 

 

Marcel Hénaff, mon ami, avec lequel j’avais échangé à Transitions sur la beauté, vient de mourir ce 11 Juin 2018. Il défendait, avec Arendt, la civilité de la beauté, je lui répondais, avec Arendt, en affirmant le caractère aporétique de la beauté elle-même : allons donc ! la beauté est abrupte, elle est rebelle, elle est surprenante, un don en-dehors du jeu, une gifle envers la cité[1]. Elle est comme la vie, elle n’en veut rien savoir. Nous en avions parlé tous les deux ensuite, je m’en souviens très bien, au café du Dôme. Chacun reconnaissait qu’il était aussi d’accord avec l’autre. Ç’avait été un duo d’amitié, cet échange, on le savait bien.

Je me souviens de la première fois où j’ai rencontré Marcel. À un dîner à Cerisy lors du colloque autour de Derrida. La première chose qui me marqua, ce fut sa désinvolture : dans le sens que Stendhal donne à ce terme, une nonchalance, une liberté, une affabilité, un sens du sourire, une jeunesse invincible, une ardeur. Il avait publié un livre sur Sade, l’invention du corps libertin, il parlait du colloque sur Deleuze dont il revenait, ce n’était pas un calculateur dans cette assemblée déjà bien auguste de jeunes esprits cherchant à nouer des parentés philosophiques (comme si cela pouvait se délibérer, la parenté !), c’était un danseur. Il paraissait trop léger par rapport à nos désirs révolutionnaires, notre obstination à être contre. Il n’était pas monté contre le capital, il ne cherchait pas à obliger Derrida à se prononcer sur la morale. Il parlait déjà du sujet de son livre qui deviendrait son chef d’œuvre, Le prix de la vérité. Les voisins souriaient. Nous étions philosophes, mais contemporains, à une époque où la vérité n’était pas très aimée, sauf si elle était toute-puissante. Quant au « prix », quelle idée ! Les esprits forts disaient que cela n’avait aucun sens.

Derrida fut étonné lorsqu’en pleine discussion sur la destination de l’Être, Marcel parla des greniers à blé de l’Europe, des mutations historiques, du grand charivari des métamorphoses dans toutes les époques. Etonné, mais impressionné. Marcel revenait du Danemark, on ne le prenait pas trop au sérieux : pas assez arrogant ni l’air assez pénétré. Et dire ! Ce fut un des plus inventifs de notre génération, celui qu’on n’avait pas prévu, l’outsider. Et certainement celui d’entre nous qui voyagea le plus, curieux de tout lien social, instruit de la relativité des mœurs, ayant pour règle de loyauté d’en faire l’expérience.

Son livre sur Sade (Sade, l'invention du corps libertin, 1979) était un grand livre, mais l’université française avait eu le grand déshonneur de lui dire non, de refuser toutes ses candidatures. En France, il n’arrivait plus à écrire, il trouvait que c’était une société de contrôle et une communauté de sous-entendus, et il avait raison. Nous fûmes amis très vite. Nous avions tous les deux un grain de solitude. Je me souviens de son départ aux États-Unis, de la dureté que cela représenta pour lui de tout quitter, de la tristesse de la séparation, de notre peine, et de son sentiment de délivrance envers le milieu parisien. De son bonheur d’écrire, après, sous le bleu aigu du ciel californien, sa joie de sillonner le monde.

Le Prix de la vérité (2002) demeurera une pierre importante du travail conjoint de l’anthropologie et de la philosophie. Retravaillant ensemble la pensée de Claude Lévi-Strauss et de Marcel Mauss, Hénaff découvrit que, dans les sociétés très anciennes, à même le fonctionnement, sans visée intentionnelle, des institutions du don cérémoniel, ordonnées au don et au contre-don, se trouvait une éthique de la reconnaissance réciproque. Cette éthique informulée était d’autant plus active qu’elle n’était pas thématisée. Ces sociétés étaient fondées sur une distinction instituée des ordres entre la sphère sociale du don, de la reconnaissance réciproque des hommes entre eux, et celle, économique de l’échange marchand, sans possibilité de confusion des rôles. Née là, l’ouverture de l’esprit à la vérité était indissociable de celle de l’humain à l’amitié. Telle avait été la valeur de la vérité, son beau risque.

Il s’interrogea ensuite sur ce qu’il nomma Le Don des philosophes (2012). Il y engageait un dialogue critique de l’anthropologie envers la philosophie et une réflexion sur leur contribution mutuelle. Il mettait en garde contre les périls d’évaporation de la notion même de don dans la philosophie contemporaine, qu’il s’agisse de l’école de la déconstruction ou de celle de la description phénoménologique de l’il y a. Le don est un geste adressé et civil, il n’est pas la donation anonyme d’un simple donné, Nature ou Être. Dans cet ouvrage, croisant ensemble anthropologie, linguistique et philosophie, Marcel Hénaff soulignait, au contraire, la portée anthropologique de la philosophie de Levinas pour la considération de la réciprocité et de l’instance du tiers dans le lien social et humain, tandis qu’il esquissait, à travers la confrontation forte de ces différentes disciplines, une théorisation nouvelle du symbolisme.

Plus tard, il se tourna vers une réflexion sur les relations entre le développement de l'esprit et le surgissement de la cruauté (( Violence dans la raison?, 2014), battant en brèche l'idée d'une responsabilité de la raison, tout en montrant que la cruauté naissait bien à un certain seuil des facultés imaginatives et représentatives, en rapport avec la pensée symbolique. Le vif de l'esprit devenait un être des possibles, et tout particulièrement de la pluralité des possibles de la cruauté. Dans ses récents articles, son regard anthropologique sur l’usage symbolique et réglé de la justice vindicatoire permettait d’éclairer sous un certain angle la question du terrorisme meurtrier sans frein ni règle. Marcel Hénaff refusait toute politique de l’excuse, mais également le point de vue de ceux qui abandonnent l’inexcusable à l’incompréhensible. Il s’agissait pour lui d’analyser la perversion meurtrière et d’en appeler à une voie de reconnaissance réciproque des civilisations. Ce même regard permettait de déployer les formes de respect de la dette dans les sociétés traditionnelles et de brosser le tableau de leur vivant contraste avec l’endettement sans principes, brisant la chaîne des générations entre elles, de nos sociétés.

Maintenant qu’il est tout à fait ailleurs, je le revois à plusieurs temps. C’est toujours le même effet que me fait la disparition de quelqu’un que j’ai aimé : tous les temps s’égalisent, il est aussi jeune qu’âgé : il réapparaît à toutes les stations des âges, il ne peut plus vieillir davantage, il ne peut plus que rajeunir. Davantage : c’est comme s’il était aussi bien ici que là, et qu’avec l’éternité, il était désormais de tous les temps. Il a gagné l’ubiquité.

En trente ans je crois, nous n’avons jamais cessé de nous revoir, chaque année, chaque fois qu’il venait à Paris, en Juillet. Au début, il parlait comme mon oncle américain, il disait tout le temps : ce n’est pas comme cela aux États-Unis. Comme il était très bon cuisinier, chaque fois que nous allions ensemble au restaurant, il interpellait les garçons (comme mon oncle), discutait longuement avec eux, il leur expliquait que ce n’était pas comme cela qu’il fallait faire cuire les plats (comme mon oncle). Il demandait de les refaire, cela m’agaçait positivement. Je ne me souviens plus à quel moment cela s’est arrêté.

C’était un conteur infatigable, plein d’amitié, généreux en un sens ancien, à la fois magnanime et simple. Nous avions toujours de longues conversations sur ce que nous écrivions l’un et l’autre : lui, sur le don ; moi, sur le mal ; lui, sur la réciprocité, moi sur l’asymétrie. Lui sur les règles, moi sur la loi. Lui sur la parole donnée, moi sur la langue cherchée. Il défendait l’entière clarté ; je soutenais, pour nos temps irréversiblement modernes, la justesse de l’ambiguïté intérieure, tout à l’opposé de son homonyme qu’est l’équivoque mensongère et calculée, la fausseté. On parlait de nos vies, ouvertement et entre les lignes. Du monde que nous avions de moins en moins envie de voir dans la glace, tout comme nos visages. « Mais, c’est le miroir qui nous voit comme cela, tu sais, lui disais-je, pas nous ». Nous parlions des philosophes que nous aimions ou que nous n’aimions plus, de nos accords et de nos divergences, en toute franchise, et, sans discontinuer, de la vérité et de la liberté que nous savions unies.

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