Saynète n° 38

 

 

MADEMOISELLE BISTOURI

Comme j'arrivais à l'extrémité du faubourg, sous les éclairs du gaz, je sentis un bras qui se coulait doucement sous le mien, et j'entendis une voix qui me disait à l'oreille: « Vous êtes médecin, monsieur ? »

Je regardai; c'était une grande fille, robuste, aux yeux très ouverts, légèrement fardée, les cheveux flottant au vent avec les brides de son bonnet.

« — Non; je ne suis pas médecin. Laissez-moi passer. Oh! si! vous êtes médecin. Je le vois bien. Venez chez moi. Vous serez bien content de moi, allez! Sans doute, j'irai vous voir, mais plus tard, après le médecin, que diable!... Ah! ah! fit-elle, toujours suspendue à mon bras, et en éclatant de rire, vous êtes un médecin farceur, j'en ai connu plusieurs dans ce genre-là. Venez. »

J'aime passionnément le mystère, parce que j'ai toujours l'espoir de le débrouiller. Je me laissai donc entraîner par cette compagne, ou plutôt par cette énigme inespérée.

J'omets la description du taudis; on peut la trouver dans plusieurs vieux poètes français bien connus. Seulement, détail non aperçu par Régnier, deux ou trois portraits de docteurs célèbres étaient suspendus aux murs.

Comme je fus dorloté! Grand feu, vin chaud, cigares; et en m'offrant ces bonnes choses et en allumant elle-même un cigare, la bouffonne créature me disait: « Faites comme chez vous, mon ami, mettez-vous à l'aise. Ça vous rappellera l'hôpital et le bon temps de la jeunesse. Ah çà! où donc avez-vous gagné ces cheveux blancs? Vous n'étiez pas ainsi, il n'y a pas encore bien longtemps, quand vous étiez interne de L... Je me souviens que c'était vous qui l'assistiez dans les opérations graves. En voilà un homme qui aime couper, tailler et rogner! C'était vous qui lui tendiez les instruments, les fils et les éponges. Et comme, l'opération faite, il disait fièrement, en regardant sa montre: « Cinq minutes, messieurs! Oh! moi, je vais partout. Je connais bien ces Messieurs. »

Quelques instants plus tard, me tutoyant, elle reprenait son antienne, et me disait: « Tu es médecin, n'est-ce pas, mon chat ? »

Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris [Petits poèmes en prose], Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1975, « Mademoiselle Bistouri», XLVII, p. 353-354.

 
 


Jennifer Pays

02/04/2016

La rue : lieu de rencontres. Le poète du Spleen se laisse tenter par « la bouffonne créature » qui l’invite chez elle. Mlle Bistouri, monomaniaque, comme l’indique son nom, crée, invente, construit une identité à l’autre : « tu es médecin ». Elle l’invite dans un mode relationnel précis, elle dicte les règles « n’est-ce pas, mon chat ». Le poète crie qu’il n’est pas médecin, niant d’abord le rôle qu’elle lui assigne, sans pour autant dire qui il est, sans se défendre par un recours à la revendication de son identité. C’est moins de l’identité dont il s’agit ici que du lien créé pour tenir dans le vivre ensemble. Tous deux se sentent reliés par le même constat : le réel est insuffisant. Alors, ils tissent une toile follement conviviale.

Cependant, comment le lien pourrait-il se faire puisqu’il n’y a pas d’écoute ? « si vous êtes médecin » ; le « non » n’est jamais pris en compte. Le nom ne compte pas non plus. Pourtant, Baudelaire l’appelle Mlle Bistouri – alors le nom compte un peu, est déjà proleptique mais il est aussi réducteur. Mlle Bistouri, dont le nom porte son obsession, a fait plus qu’être une monomaniaque, elle a restructuré le monde avec la richesse de son monde intérieur. Elle a aboli toutes les frontières : monde extérieur / monde intérieur ; raison / folie ; vrai / faux ; personnage / poète. Elle a fait venir le poète chez elle. Elle l’a dorlotée, charmée. Lui pensait résoudre une « énigme », mais ses talents d’herméneute sont mis en échec, il ne reste finalement chez elle que pour découvrir le monde de Mlle Bistouri.

On assiste au vivre ensemble selon la folle Mlle Bistouri. Elle croit reconnaître cet homme, elle croit qu’il émane d’un souvenir tandis qu’il n’est que le reflet de son imagination toujours en acte. Est-ce pour autant une relation-monologue ? Il ne me semble pas. Le poète participe, il se révolte d’abord mais il entre chez elle. Mlle Bistouri est le fil conducteur qui fait passer le poète du refus à l’acceptation du rôle.

Que Mlle Bistouri soit interprétée comme une prostituée, une aliénée, qu’elle soit sinon une métonymie de l’art puisqu’elle rend la fiction vraisemblable, sans doute. Mais, ce qui me touche dans ce poème, c’est le monde intérieur de Mlle Bistouri, ou plutôt ce qu’elle a construit de plus fou sans se laisser détruire par la folie. Elle ne s’isole pas, elle cherche le lien avec l’autre, le crée et le maintient. Grâce au poète participant, une structure mystérieusement et follement conviviale prend forme pendant que le réel est défaillant. La quête identitaire tout comme la quête herméneutique sont troublées. En revanche, refaire le monde est possible : restructurer autrement, joyeusement, en jouant un rôle. Ce poème est un espace de jeu, c’est une scène de théâtre. Le poète quitte son rang de spectateur, ôte ses préjugés, quitte les conventions et vient sur scène. Nous, lecteurs, nous les suivons à notre tour, transportés par le lien qui se tisse sous nos yeux. Le monde extérieur demeure seul spectateur. Il n’agit pas et est sans emprise sur l’imagination débordante de Mlle Bistouri. L’art a fait son effet, a fasciné sans qu’on parvienne pour autant à fixer des savoirs potentiels.

 

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