Exergue n° 180

 

 

 

 

Maintenant que je me suis souvenue de nous, que j’ai marché à ta recherche, que je t’ai en quelque sorte dessiné mais sans parvenir à te représenter, je peux te nommer sans plus craindre de te porter malheur. Tes parents t’ont appelé Gilbert-Jean. Et si je tiens finalement à laisser une trace de ton prénom, c’est qu’après que nous aurons l’un et l’autre disparu, sans descendance, notre nom et nos prénoms, imprimés, sauvegardés, survivront un temps dans le clair-obscur des bibliothèques qui sont les seuls tombeaux d’où il arrive parfois qu’un lecteur vous fasse revenir.

Élisabeth de Fontenay, Gaspard de la nuit. Autobiographie de mon frère, Stock, 2018, p. 132.

 
 

 

Michèle Rosellini

01/06/2019

 

Dans Gaspard de la nuit, Élisabeth de Fontenay donne consistance narrative à une existence privée d’incarnation sociale, celle de son frère frappé dès l’enfance par une obscure maladie mentale qui l’a maintenu à vie en deçà de l’infans, dans une parole qui ne communique pas. Si elle se fait chroniqueuse de cette existence muette dans une forme littéraire paradoxale (l’auto-biographie énoncée par un tiers à la place du sujet qui se dérobe), c’est pour soutenir son refus de confondre cette existence avec celle des « bêtes » sans voix et sans histoire, dont elle a si longtemps scruté le « silence » dans les écrits des philosophes. Or l’entrée dans l’humanité se fait par l’attribution d’un nom. Un nom qui n’a pas pour fonction de distinguer un individu des autres membres de son espèce à des fins de domestication ou d’appropriation, comme celui que reçoivent les animaux, mais qui donne au sujet humain sa place dans une lignée (le nom du père transmis) et une fratrie (le prénom choisi). C’est ce geste inaugural d’accueil singularisant à la vie commune que rappelle la narratrice dans une formule dont, significativement, elle s’absente : « Tes parents [et non pas : nos parents] t’ont appelé Gilbert-Jean ». Pourquoi, alors, avoir, tout au long du récit, dissimulé ce prénom – faute de pouvoir taire un nom appelé à figurer sur la page de titre ? Pour éviter de livrer la personne réelle à la curiosité voyeuriste que ne pouvait manquer d’éveiller la banalisation de l’objet du livre en récit de cas de handicap, que l’édition fait fructifier comme un genre à part entière ? Certes. Mais si l’on remarque que le pseudonyme dissimulateur est le nom du double imaginaire, vagabond et mystique, à qui Aloysius Bertrand a attribué son unique recueil de poèmes, on peut voir aussi dans ce choix un hommage discrètement rendu à la conscience opaque du compagnon subi et accepté par la narratrice comme la part obscure de sa propre existence.

Avec plus d’évidence encore, cet ultime dévoilement du prénom véritable a une finalité que l’on peut dire transitionnelle, puisqu’elle implique les lecteurs. Non pas nous, lecteurs réels d’un livre actuel, mais la longue chaîne des lecteurs anonymes et innombrables, « fossoyant – comme l’écrit A. Bertrand – le poudreux charnier des bouquinistes ». Pourtant n’est-ce pas chez nous littéraires, chercheurs, fouineurs professionnels des fonds anciens des bibliothèques qu’elle éveille la conscience d’une responsabilité impensée ? Car l’attention aux textes, l’écoute de leurs échos assourdis par le temps, le partage de leur part sensible nous prédispose peut-être à rendre la dignité de la vie vécue aux êtres réduits à des noms entre les pages des livres.

 

 

 

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