Abécédaire

 

 
Topique n° 2
 
 


Gilbert Cabasso

10/06/2017

 

Je n’ai eu d’abord de la topique qu’une approche analytique précise, systématisée, pédagogique, en somme. Une approche scolaire, j’allais dire scolastique…Comme nous avons tendance à tout traduire en termes d’espace, le plus commode est de nous représenter ce qui se passe en nous sous la forme d’une fiction simplificatrice : Freud nomme appareil psychique l’image spatialisée de mon « âme ». Les lieux métaphoriques qui la constituent (topoï) élargissent ce que l’on considérait auparavant comme l’exclusivité de notre psychê, la conscience. Voulons-nous nous faire une idée plus juste du destin de nos pulsions et de nos représentations ? L’appareil psychique nous accueille en ses lieux cachés, refoulés, hors d’atteinte : voici l’Inconscient. Mais il faut nuancer : ce dont je n’ai pas conscience à l’instant, à quelle place faut-il me le représenter ? Disponible au regard, accessible à tout moment, pas conscientes mais presque, voici les représentations préconscientes. Pour les autres, il suffit d’y être sensible. La conscience est le lieu réduit à la fleur de mon présent. Première Topique.

On n’en restera pas là : plus célèbre, la Deuxième Topique coince le misérable petit moi entre les sombres exigences du ça, tyrannique et pulsionnel, la hauteur surplombante du surmoi, surveillant de haut ce qu’il convient ou ne convient pas de satisfaire, et tout l’espace du monde extérieur, avare en objets de satisfactions, ne nous les livrant qu’avec parcimonie. À quoi il faudrait ajouter que, pour être plus rigoureux, cette topique-là relève plutôt d’une chronique, tant il est vrai que Ça, Moi, Surmoi se constituent l’un après l’autre.

Mais quoi de plus galvaudé, de plus schématique ? J’enrage, ici, de perdre de vue la subtilité des histoires. La topique freudienne tourne à ce qu’il faudrait nommer un « lieu commun ». Le temps en brouille les significations et leur valeur. Il suffit de passer des Topiques d’Aristote aux Idées reçues dont Flaubert nous livre Le Dictionnaire pour en prendre conscience : une seule expression les rassemble, justement : « Lieux Communs ». Insupportable confusion des genres ! Nous nous irritons des platitudes mal agencées d’une mauvaise copie d’élève et des idées reçues qui nous font avoisiner la bêtise, nous exigeons de nous-mêmes et des autres une vigilance constante qui nous en préserve, sans nous souvenir que la Rhétorique exigeait, elle, du temps glorieux des Romains comme des auteurs classiques les plus célébrés, l’ordonnancement logique et affectif qui devait conduire les discours à leur force maximale, aux généralités des Principes nécessaires aux meilleures plaidoiries judiciaires : Lieux Communs prescrits! Il y allait aussi de l’Art de la Mémoire, de celui des classements et des répertoires. Penser, classer : dans les Palais de la mémoire, comment circule-t-on, aujourd’hui ? Mon smartphone anticipe toutes les expressions convenues : un mot écrit dans un SMS en annonce un qui vient, celui que, cent fois déjà, j’ai dû écrire, ou d’autres, et qu’il me propose. La machinette connaît bien mes tics topiques, impossible pour elle comme pour moi de les ignorer ! Facile de m’y abandonner. Gain de temps garanti. Plus difficile de lui résister, d’inventer, d’oser l’inattendu ! Défaire toute topique, tracer pour soi-même et les autres le chemin d’un nouveau labyrinthe : utopie ?

Je me souviens d’un temps où, jeunes adultes, nous avions le goût prononcé de défendre les « lieux communs » de la banalité, de l’ordinaire. Une drôle de ruse qui prétendait sans doute déjouer la tentation inverse et si forte de nous distinguer.

   

 

 

 

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