Réflexions n° 3 - A. Pignot, « Les enfants de Shakespeare »

 

 Réflexions  n° 3

 

Préambule            

D'Antoine Pignot, nous avons publié une série de photographies intitulée City lights et ses exergues sur Spitzer et Giraudoux. C'est aujourd'hui une expérience qu'il nous fait partager. Son récit nous emmène au sein d'une compagnie théâtrale, Le Feu Follet, composée d'enfants qui s'apprêtent à interpréter... Shakespeare. Surprenant ? oui, sans doute. Mais c'est sans compter que, si « Richard III n'est pas tout à fait ce qu'il convient d'appeler un spectacle pour enfants », il en va tout autrement lorsqu'il s'agit d'un spectacle par des enfants. Le texte de Shakespeare est violent dans ses contenus, dans son expression. On serait tenté de dire, surtout, qu'il est complexe, trop complexe pour des esprits enfantins. En est-on bien sûr ?

Ce que le travail de la metteur en scène Corinne Kemeny et de son équipe met en évidence, c'est que le texte se réalise in fine par son interprétation - théâtrale comme sémantique -, par son appropriation. Le Richard III des enfants du Feu Follet, imprégné de Macbeth, va plus loin en ajoutant un degré : celui de l'adaptation. C'est moins la question théorique du sens du texte littéraire (essentiel et univoque ou relatif et pluriel) qui est en jeu ici que les usages qu'il offre. Le texte d'Antoine Pignot souligne notamment la suspension radicale que permet (ou qui permet) cette appropriation : il n'y a « ni réussite ni échec » mais une invention de mondes « comme autant d'actes poétiques ». Le spectacle des enfants du Feu Follet met en évidence, pourrait-on dire, que le texte théâtral, poétique, littéraire, n'est pas monologue, qu'il ne parle pas aux gens. Il parlerait plutôt avec les gens, en un double sens : celui d'un dialogue entre le texte et le lecteur, l'ouverture d'un espace d'expérience par la lecture et l'interprétation, mais également dans une voix toujours nouvelle que texte et lecteur tisseraient ensemble.

M. E.

  

Antoine Pignot est né en 1988. Titulaire d'un master en littérature française, il est actuellement admissible au CAPES-CAFEP de Lettres modernes.

 

 


 

 

 Les enfants de Shakespeare

 

Antoine Pignot

05/05/2012 

 

 C’est une enfant de dix ans. Au contact des adultes, elle rentre les épaules, elle se voûte, elle serre les poings. Dans la salle de répétitions, elle se tient à l’écart, elle ajoute au brouhaha des autres enfants sa mélodie particulière, un silence bouillonnant de retenue et d’envie. Entre ses mains, Richard III de Shakespeare, qu’elle connaît par cœur. Elle joue le rôle de Clarence.

 Sur la scène, allongée sur le sol, elle fait naître autour d’elle la saleté, l’humidité, la solitude de la Tour de Londres. Pas celle des touristes, bien sûr. Celle du XVe siècle, où l’on envoyait mourir les traîtres ou les innocents, au gré des bouleversements politiques, des complots et des rébellions. Elle s’éveille en sursaut et raconte.

« J’ai passé une nuit misérable, pleine de rêves effrayants. J’ai rêvé que je m’échappais de la Tour. Je m’enfuyais en bateau vers la France, et mon frère Richard était avec moi. Comme nous marchions sur le pont, en regardant vers l’Angleterre, il m’a semblé que Richard trébuchait ; et alors que j’essayais de le retenir, il m’envoyait par-dessus bord, au milieu des vagues…

Oh, Seigneur ! Qu’il m’a paru douloureux de me noyer ! Quel affreux vacarme dans mes oreilles ! J’ai cru voir un millier d’épaves au fond des eaux, mille hommes rongés par les poissons, des milliers de joyaux au fond de l’océan… Mais je ne me suis pas réveillée, mon rêve se prolongeait au-delà de la vie. »

 Les autres enfants se sont tus. Il n’y a plus de salle de répétitions, plus d’adultes, mais un enfant qui parle par images, dans la langue de Shakespeare, qui est à présent sa langue propre, son souffle, son regard et sa voix. La poésie a pris le pas sur le silence. Il n’y a plus de silence que mesuré. Dans l’état de demi-conscience où les yeux s’entrouvrent, où la panique du rêve est encore agissante et déforme les contours de la geôle, le récit de Clarence énonce une vérité dont il n’a pas encore pris connaissance : son frère Richard, qui l’a pris dans ses bras sur le chemin de la Tour et qui a juré de travailler à sa délivrance, est en réalité celui qui le précipitera dans la tombe.

 Richard III n'est pas tout à fait ce qu'il convient d'appeler un spectacle pour enfants. Au contraire, Richard est probablement le plus fascinant des tyrans shakespeariens, et par conséquent le plus dangereux. Bossu, boiteux, le bras flétri, c'est un monstre qui peut sembler tout droit sorti d'un conte de fées, comme un lointain cousin de Baba Yaga, la sorcière unijambiste, comme un grand méchant loup dissimulé sous les draps, comme un Lagardère sans amour. Plus encore, Richard parle au public comme à un miroir et s'en fait un complice : il se vante, il expose sans scrupules son projet d'accéder par le sang au trône d'Angleterre, l'étendue de son génie et l'efficacité de ses stratagèmes, il joue les amuseurs publics. Le langage du personnage est mortifère : il embrasse, il séduit, il cajole, puis il tue tous ceux qui se dressent  souvent malgré eux sur son chemin.

Si la colère, la méchanceté et la jalousie sont les premières choses que l’on réprime dans l’éducation, Shakespeare les réinvestit partout : il autorise les cris, les larmes, les noms d’oiseaux – et les enfants-comédiens de la Compagnie Le Feu Follet d’Antony (92), d’abord hésitants, s’en donnent finalement à cœur joie.

 Corinne Kemeny, créatrice et metteur en scène de la compagnie, n’en est pas à son premier défi : depuis 1998, avec une équipe d’artistes professionnels (costumières, maquilleuses, décorateurs, musiciens, techniciens), elle reprend chaque année avec ses enfants-comédiens les grands textes la littérature et de la culture occidentale, de L’Orestie d’Eschyle au Pinocchio de Collodi, en passant par Puck de Kipling ou la Tétralogie de Wagner. De Paris à Berlin, les enfants du Feu Follet sont sur scène, dans les théâtres et dans les festivals, au même titre que les troupes professionnelles de comédiens adultes, et plus encore, avec les mêmes textes.

 Le travail de découverte, d’appropriation et de restitution du texte est bien évidemment plus long et radicalement différent de celui qui conduit un comédien adulte à interpréter un personnage de Shakespeare. Corinne Kemeny a choisi d’axer son travail artistique sur la « méthode anglaise » : en début d’année, elle accompagne sa troupe au zoo, et au retour, les enfants imitent les animaux qu’ils ont observés et interprètent les scènes de la pièce (qu’ils découvrent progressivement) avec les griffes du tigre, la carapace de la tortue ou les ailes du vautour. Il n’y a plus alors ni réussite ni échec : l’instinct revient au cœur de la compréhension du texte et de la création des personnages.

 Dans son film-documentaire Looking for Richard (1996), Al Pacino rend compte de l’inhibition avec laquelle les acteurs américains abordent l’œuvre de Shakespeare, intimidés par la contrainte du pentamètre iambique, par la poéticité de la langue et par les attentes du public à l’égard de ce répertoire. Il fait descendre Shakespeare dans la rue : il interroge les passants, improvise une scène de Richard III avec un enfant rencontré sur le chantier du Théâtre du Globe, et renonce à l’accent britannique.

 De leur côté, la plupart des enfants du Feu Follet ne connaissaient pas Shakespeare en début d’année, si ce n’est parfois Roméo et Juliette, « Être ou ne pas être », ou « Mon royaume pour un cheval ». Mais le jeu fait partie intégrante de leur vie : ils ont l’habitude de s’inventer des mondes, comme autant d’actes poétiques, même s’ils le font généralement à l’abri du regard des adultes. Aussi Shakespeare ne leur a-t-il pas fait peur : ils ont aimé l’histoire, et affiché un grand sourire en allant chercher leur exemplaire de Richard III à la librairie. Ils nous ont surpris quelques semaines plus tard en récitant, sans que nous l’ayons encore travaillée avec eux, la célèbre tirade qui ouvre la pièce : « Voici l’hiver de notre déplaisir, mué en radieux été par ce soleil d’York, et les nuages qui menaçaient notre maison sont enfouis, tous, dans le sein profond des mers… » Les plus grands l’ont reprise en imitant le président de la République, recomposant à leur manière le spectacle politique qui défile chaque jour sous leurs yeux.

 Au fil des improvisations et des discussions, les enfants ont mis en valeur dans le texte de Shakespeare ce qui les a touchés – car la pièce mêle aux enjeux politiques de la Guerre des deux Roses des enjeux familiaux et affectifs qui les renvoient à leur propre situation – et ce qui les a révoltés, c’est-à-dire finalement ce qu’ils avaient à cœur de représenter, et c’est en priorité à partir de leurs remarques et de ce qu’ils avaient compris de l’œuvre que l’adaptation du texte et la mise en scène se sont faites. La pièce a fait l’objet de coupures et d’adaptations, pour établir une juste répartition des rôles, en fonction de l’âge, du sexe et de l’ancienneté des différents enfants dans la compagnie. Corinne Kemeny y a notamment intégré les sorcières de Macbeth pour faire le contrepoint avec la figure monstrueuse de Richard, elle a également créé un personnage de fou, qui le tourne en ridicule, le démasque et le met à distance. Mais le fait est que ces enfants de neuf à quinze ans jouent du Shakespeare, dans le respect quasi systématique de la syntaxe originale (démêlée et éclaircie pendant les répétitions) et avec passion. 

 2012.05.05 pignot exprience dessin nathalie novi
« Raconter des histoires », les entendre, c’est ce qu’interroge le questionnaire de Transitions, et c’est ce qui dans ce projet mobilise les enfants, à la découverte d’un texte difficile qu’ils vont ensuite jouer. Peut-être est-ce dû ici aux conditions particulières de la création théâtrale, mais il me semble qu’occulter cette dimension-là dans l’enseignement du français, en promouvant par exemple une approche technique des textes littéraires, en vue de développer chez les élèves l’esprit critique et de les mettre sur un pied d’égalité (en faisant en sorte que les enfants les plus favorisés socialement ne bénéficient pas à l’école du capital culturel de leurs parents), c’est peut-être aussi se priver d’un outil de construction démocratique ; car le récit, s’il peut être perçu comme un piège[1], est d’abord un lieu de plaisir, qui met effectivement tous les enfants sur un pied d’égalité, et les fait accéder à la réflexion.

  Dessin : Nathalie Novi

La littérature n'est plus au coeur de notre société [2], ni même sans doute de notre vie culturelle, mais s'il faut interroger la mission du professeur de français, je crois que le plaisir de raconter et d'entendre des histoires, et de faire connaître les œuvres (les « grandes ») en fait partie. C'est du moins ce qui m'a conduit vers les études littéraires, puis aujourd'hui vers l'enseignement du français, et ce qui m'a fait pousser, pendant quelques mois, la porte des ateliers du Feu Follet.


Un Trône pour un tyran, d’après Richard III et Macbeth de Shakespeare, sera représenté :

A l'Auditorium du Conservatoire d'Antony (92), le samedi 02 juin à 14h puis à 16h30, et le dimanche 03 juin à 14h puis à 16h,
        
 En Haute-Maurienne (73 – Savoie), le 02 juillet dans le Fort La Redoute Marie-Thérèse à Avrieux, à 14h, et le 04 juillet dans l'Auditorium Laurent Gerra à Lanslebourg-Mont-Cenis à 20h.

 Réservations auprès de Corinne Kemeny : 06 75 74 87 81

 Pour en savoir plus sur la Compagnie Le Feu Follet et sur ce spectacle : www.lefeufollet.fr



[1] Voir Louis Marin, Le récit est un piège, Paris, Editions de Minuit, 1978, 175 p.

[2] Voir Hélène Merlin-Kajman, « Au plaisir des lecteurs », Le Monde des Livres du 23 mars 2012.

 

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