Traduction


Rituels d'agonie et terriers d'angoisse chez Freud, Proust et Kafka
Prolégomènes à une immunologie critique

 

Préambule

 

L’article de Johannes Türk, dont nous donnons ici la première traduction en français, évoque – pour reprendre ses propres mots – « une technique culturelle de la plus haute importance pour la modernité » : l’immunologie critique. Il s’agit tout d’abord d’un parcours interprétatif : de Walter Benjamin à Franz Kafka, en passant par Marcel Proust, Johannes Türk montre comment ont pu être sollicitées dans les textes littéraires les procédures médicales d’immunisation mises au point notamment par Pasteur ; dans leurs œuvres, à travers leurs oeuvres, ces trois écrivains s’imposent l’épreuve volontaire et contrôlée d’une souffrance provoquée par un passé traumatique dans l’espoir de parvenir à résister à une plus grande souffrance encore.

Cette proposition de critique littéraire, que construisent des rapprochements saisissants, n’est cependant pas l’essentiel. La place accordée à la théorie psychanalytique le montre : l’enjeu est bien plutôt d’articuler des dispositifs d’écriture à des données issues de l’anthropologie, ici freudienne. En d’autres termes, il s’agit de conférer aux figures de la textualité une fonction émotionnelle et psychologique, d’en découvrir la nécessité vitale. L’usage qui est fait par l'auteur des anachronies de Gérard Genette a ainsi un léger parfum de scandale, l’analyse structurale des temps narratifs permettant la mise au jour de méthodes individuelles de gestion prophylactique de l’angoisse.

Pour Johannes Türk, les formes littéraires sont des « mécanismes vitaux ». Elles composent « un répertoire de signes » susceptibles, non seulement de rendre intelligible ce qui arrive, mais surtout de s’intercaler entre l’événement – aussi tragique et indicible soit-il – et nos intériorités de manière à nous donner, au minimum, du temps et de l’espace pour vivre. Une telle réflexion redéfinit, on le voit, profondément le rôle donné à la littérature et entretient des rapports très étroits avec le travail que nous menons à Transitions pour une compréhension transitionnelle du littéraire. Cette traduction n’est, de ce point de vue, qu’une étape d’un dialogue en cours et qui se poursuivra ici-même : une rencontre autour de Johannes Türk est organisée le 16 décembre 2016 et sera donc prochainement publiée sur le site ; une autre traduction est prévue.

B. T.

Johannes Türk est Associate Professor et directeur de l’Institut des études allemandes (Institute of German Studies) à l’Université d’Indiana (E-U.). Il est l’auteur de Die Immunität der Literatur (2011). 

 

 

 

 

Rituels d'agonie et terriers d'angoisse chez Freud, Proust et Kafka.
Prolégomènes à une immunologie critique.


 

Johannes Türk

12/12/2015

 

Texte publié initialement en anglais : « Rituals of Dying, Burrows of anxiety in Freud, Proust, and Kafka: Prolegomena to a Critical Immunology », The Germanic Review, 82, 2, 2007. Traduit par Brice Tabeling.

This is an unofficial translation of a Taylor & Francis and Routledge Open article that appeared in a Taylor & Francis publication. Taylor & Francis and/or the rightsholder has not endorsed this translation.

 

 

  Dans la préface de la dernière version de sa collection autobiographique de miniatures, Enfance Berlinoise, écrite en exil peu de temps avant sa mort, Walter Benjamin décrit une technique culturelle qui est de la plus haute importance pour la modernité. Le court exergon explique que, confronté avec la possibilité d’avoir à quitter sa ville natale pour longtemps sinon pour toujours, il décida de se confronter avec ce qui était le plus susceptible de provoquer le mal du pays – son enfance. Pour décrire la procédure, Benjamin sollicite la métaphore de l’inoculation, une technique médicale qui a été importée en Europe au début du XVIIIe siècle pour protéger les populations de l’effroyable épidémie de la variole (voir Silverstein, 28-37). Son principe de base consiste en une répétition proleptique de la maladie en anticipation de son apparition naturelle : une forme atténuée du mal, bientôt remplacée par le « vaccin » ou le « cowpox » moins dangereux de Jenner, était alors délibérément insérée dans le corps humain pour le protéger de l’infection par la véritable maladie. Benjamin écrit :

J’avais à plusieurs reprises dans ma vie intérieure éprouvée les bienfaits de la méthode de la vaccination : je m’y tins encore en cette circonstance, et suscitai délibérément en moi les images qui d’ordinaire éveillent le plus vivement le mal du pays – les images de l’enfance. Il s’agissait de ne pas laisser la nostalgie prendre le pas sur l’intelligence, pas plus que le vaccin sur le corps sain. (19)

Benjamin utilise une infection contrôlée et à dose réduite du mal du pays pour prévenir son occurrence future. Le passage souligne qu’il est vital de réduire la virulence de la maladie afin qu’à la différence du pharmakon de Platon, le remède ne se transforme pas en poison ; il est supposé induire une immunité spécifique à la maladie. La première solution biomédicale systématique à ce problème a été développée par Louis Pasteur dans les années 1880 : il a inventé « l’atténuation du virus », l’affaiblissement d’une culture bactériologique isolée pouvant être inoculée sans courir le risque de déclencher une épidémie. L’exposition du corps à une forme de négativité qu’il peut surmonter produit une mémoire immunologique qui permet à Benjamin de préparer l’avenir. Mais le sens de ce passage ne s’arrête pas là : au-delà de la simple métaphore, Benjamin affirme la nécessité historique des mesures préventives. Le texte continue : « Je cherchai à contenir ce sentiment en prenant conscience que ce passé était irrémédiablement révolu, non pour des raisons biographiques fortuites, mais par l’effet d’une nécessité sociale ». Ce n’est pas la compréhension de la perte comme éventualité biographique mais la nécessité historique de la perte irréparable qui lui permet d’alléger son mal du pays à travers l’écriture de ses souvenirs d’enfance. Le texte de Benjamin marque ainsi rien de moins que l’inauguration d’un âge de l’immunologie au sein duquel l’écriture d’Enfance berlinoise constitue une praxis littéraire exemplaire. Le critique devient un immunologiste et sa tâche est d’exploiter et de mobiliser les ressources de l’immunisation contre l’impact des événements traumatiques. C’est cette nécessité qui est à l’origine de son affirmation de la capacité de l’enfance urbaine à anticiper l’expérience historique à venir : « Les images de mon enfance citadine, en revanche, sont peut-être capables de préformer en leur sein une future expérience historique » (20). A la différence d’une enfance passée à la campagne, l’enfance urbaine manque de formes coutumières, tel l’amour de la nature, pour articuler et répondre à ce qui est en jeu dans la « perte de la sécurité » [Geborgenheit] qui est au cœur de la relation de Benjamin au passé. La fonction immunologique de la littérature consiste dans l’articulation de nouvelles formes de sensibilité et d’existence qui nous permettent d’affronter notre présent. La dislocation et les ruptures historiques sont devenues les emblèmes d’une existence à la recherche de protection.

Ce n’est pas une coïncidence si, autour de la même période, un autre penseur majeur était engagé dans les questions de l’immunologie. Dans l’un de ses derniers écrits, L’Analyse finie et l’analyse infinie (Die endliche und die unendliche Analyse), Freud interroge en 1937 les accomplissements possibles de la psychanalyse. Il devient rapidement clair qu’à travers ce problème du caractère terminable ou non de l’analyse, c’est l’avenir de la psychanalyse tout entier qui est en jeu. Plus nettement que jamais, Freud envisage sa méthode thérapeutique comme un instrument pour résoudre les conflits. Mais ce n’est pas la récurrence d’un même conflit que Freud cherche à prévenir : ce qu’il interroge est la possibilité pour la psychanalyse de traiter des conflits à venir : « Cette nouvelle façon de poser la question n’est au fond qu’un prolongement de la précédente. S’il s’agissait auparavant de se préserver du retour du même conflit, il s’agit maintenant de son possible remplacement par un autre ». Pour atteindre un tel objectif, l’analyste devra provoquer des conflits potentiels et ne pas se contenter de traiter ceux qui sont en cours ou agissant – Freud nomme un tel exercice « une expérimentation cruelle ». Il implique d’aller au-delà du soulagement de la douleur ; davantage : faire émerger des conflits latents suscitera nécessairement une souffrance qui n’existait pas. La protection des conflits à venir peut-elle causer la destruction d’un mariage qui aurait pu durer, se demande ainsi Freud ?

Le transfert et l’imagination sont les deux moyens que Freud considère comme susceptibles de servir une telle prophylaxie. Bien qu’il rejette cette possibilité pour la psychanalyse habituelle et cherche des raisons fondamentales contre elle, il admet que, dans les analyses des futurs psychanalystes, l’épuisement des conflits possibles sera au cœur du processus. Freud compare les accomplissements de la psychanalyse dans ce cadre à l’inoculation de la scarlatine et souligne à nouveau la nécessité d’un affaiblissement de la matière concernée préalablement à l’inoculation:

On sait par exemple qu’une scarlatine guérie laisse derrière elle une immunité contre le retour de la même affection ; il n’en vient pas pour autant à l’idée des internistes, en présence de quelqu’un de bien-portant susceptible de contracter la scarlatine, de lui inoculer la scarlatine aux fins de l’en préserver. La mesure de protection ne doit pas instaurer la même situation de danger que celle de l’affection elle-même, mais seulement une bien moindre, comme on y parvient dans la vaccination antivariolique et bien d’autres procédés semblables. (21-22)

Ce que l’analyste ne peut pas faire est d’infecter le patient avec la maladie qu’il souhaite prévenir. Hormis cette règle, il est en principe possible d’immuniser et une littérature qui provoque des moments de transferts serait, selon Freud, un moyen privilégié de réaliser cette immunisation.

Outre le concept métapsychologique de l’immunothérapie, la psychanalyse a également élaboré une théorie des phénomènes d’immunisation naturelle. Dans Au-delà du principe de plaisir déjà, Freud souligne que l’angoisse est une préparation psychologique à une situation traumatique susceptible de contrecarrer les dommages qui en résulteront. Cette hypothèse lui permet d’expliquer l’exception au principe de plaisir – la répétition dans les rêves d’événements douloureux et traumatisants comme une tentative tardive pour préparer la psyché et lui donner la capacité de contenir la surexcitation traumatique : « Ces rêves ont pour but de faire naître chez le sujet un état d'angoisse qui lui permette d'échapper à l'emprise de l'excitation qu'il a subie et dont l'absence a été la cause de la névrose traumatique» (87). Dans Inhibition, symptôme et angoisse (Hemmung, Symptom, und Angst), il précise cette compréhension de l’angoisse et formule une théorie complexe de cet affect : l’angoisse est reproduite à chaque fois qu’un sentiment d’extrême vulnérabilité (situation de désaide), rappel du moment de notre naissance, est éprouvé. C’est une définition très économe dans la mesure où la naissance concerne un organisme psychique qui n’est pas encore formé et qui ne ressent rien d’autre qu’une immense quantité d’irritation. Mais il y a une seconde origine de l’angoisse : le Moi reproduit cet affect dès qu’une situation d’extrême vulnérabilité menace d’arriver. Cette seconde forme d’angoisse opère un déplacement notionnel notable, n’indiquant plus la répétition d’un événement passé dans le présent mais l’anticipation d’une répétition à venir du passé. Freud appelle l’affect qui en résulte un « signal ». Il n’est pas surprenant que Freud compare par la suite l’usage de l’angoisse par le Moi à l’inoculation : « Dans ce dernier cas, le moi se soumettait à l’angoisse en quelque sorte comme à une vaccination, pour échapper, par une éruption affaiblie de maladie, à un accès non affaibli » (74). Pour lui, un imaginaire frappé par l’angoisse est l’équivalent d’une prophylaxie biomédicale : en mobilisant le passé, elle prépare à l’expérience dans le futur d’une situation traumatique.

Dans des additions tardives à ce texte, Freud présente une théorie biologique du rôle de l’angoisse : c’est un mécanisme qui se met en place pour compenser le sentiment d’extrême vulnérabilité du petit d’homme, anthropologiquement fragile. Un trauma originel conduit à une sémiotique naturelle qui est un mécanisme pour faire face aux situations dangereuses. La mémoire psychique conserve un répertoire de signes qui évolue avec le temps et procure des matrices herméneutiques aux situations à venir. Freud définit une situation de danger comme une scène sur laquelle une situation d’extrême vulnérabilité qu’il appelle traumatique est anticipée. Aussi, deux scènes lui sont attachées : c’est, d’une part, un rappel d’une scène traumatique du passé et d’autre part, l’anticipation d’une scène similaire dans le futur. C’est l’angoisse qui « définit » ce qui est dangereux :

L’angoisse est donc, d’une part, l’attente d’un trauma, d’autre part la répétition atténuée de celui-ci. Les deux caractères qui nous ont frappés dans l’angoisse ont donc une origine distincte. Sa relation à l’attente appartient à la situation de danger, son indétermination et son absence d’objet à la situation traumatique de désaide, qui est anticipée dans la situation de danger. (79)

Ce que Freud définit ici est une mémoire immunologique qui peut contrer les pouvoirs du trauma. En projetant des expériences passées dans le futur, cette mémoire fournit des antigènes contre des menaces spécifiques. Il dessine l’anthropogenèse d’un système de signaux vitaux pour l’espèce.

Il faut néanmoins noter que Freud confère un rôle épistémologique d’une extrême importance pour la survie biologique à un affect. Et, en effet, comme une confirmation lointaine des remarques freudiennes, l’immunologie s’est transformée en science cognitive : le système immunitaire est une fonction qui est capable d’établir une mémoire cognitive et qui réagit aux menaces. A l’inverse du réseau neuronal du cerveau, le système immunitaire est décentralisé. Il fournit un répertoire évolutif de formes pour des conflits possibles fondé sur les occurrences passées de menaces. La pratique benjaminienne de L’Enfance berlinoise et l’hypothèse thérapeutique freudienne exposée dans L’Analyse finie et l’analyse infinie transforment la connaissance des phénomènes immunitaires en praxis, affrontement conscient des conflits et développement des capacités affectives. De ces pratiques émergent les contours d’un nouveau concept de l’éducation, comprise comme anthropogenèse. Cette éducation existe depuis toujours et n’a jamais cessé d’agir, et l’un de ses domaines privilégiés est la littérature.

Il existe une structure rhétorique qui peut traduire en termes d’appareil linguistique le mécanisme immunitaire de l’angoisse que la psychanalyse exprime dans son vocabulaire métaphysique : il s’agit de la « prolepse analeptique ». Dans son ouvrage Figures III, Gérard Genette définit la prolepse et l’analepse comme les deux principales déviations temporelles pouvant modifier la narration linéaire d’une séquence d’événements. Il nomme ces déviations « anachronies », autrement dit « toutes les formes de discordance entre les deux ordres temporels [de l’histoire et du récit] ». La prolepse est « toute manœuvre narrative consistant à raconter ou évoquer d’avance un événement ultérieur » et l’analepse « toute évocation après coup d’un événement antérieur au point de l’histoire où l’on se trouve » (82). En grec, prolepsis et analepsis signifient « prendre quelque chose en avance » et « prendre quelque chose après l’événement ». Il est possible de remplacer la dramatisation psychologique par une figure textuelle reconnaissable qui nous permette de décrire l’un des schémas les plus fréquents de la littérature moderne. C’est une fonctionnalité temporelle qui peut être réussie ou qui peut échouer mais même là où elle est échoue, elle est latente et peut être amenée à l’expression. Une mémoire traumatisée n’est pas capable de produire cette figure ; surmonter un trauma signifie donner à son expérience cette forme rhétorique.

Une histoire dont Freud fait le récit dans Au-delà du principe de plaisir articule cette transition. Il décrit une scène archétypique d’immunisation et raconte l’émergence d’une propriété défensive. Freud raconte comment le petit Hans, que sa mère a laissé seul, répète son départ. Ce jeu que Freud a fameusement appelé le « jeu du Fort-Da » produit de la douleur et inocule l’enfant en transformant la souffrance passive produite par la perte de la mère – que nous pouvons maintenant associer avec le trauma de la naissance – en une maîtrise active de la situation. Ce que l’enfant fait est de générer de manière ludique une immunité spécifique à la perte d’un objet. Cela construit une compétence face à l’angoisse. Freud fait à nouveau référence à ce jeu dans une addition à Inhibition, symptôme et angoisse et décrit le changement majeur qui intervient dans cette scène prototypique de l’auto-éducation :

Si tel doit être le sens d’une « abréaction » du trauma, on ne peut plus élever d’objection là contre. Mais ce qui est décisif, c’est le premier déplacement de la réaction d’angoisse, qui passe de son origine dans la situation de désaide à l’attente de celle-ci, la situation de danger (79)

La temporalisation de la douleur à travers sa répétition produit une capacité à maîtriser la menace. Son mécanisme consiste dans un signal affectif dont le Moi fait usage ; c’est une expression condensée de la forme rhétorique de la prolepse analeptique. A cet endroit, la réflexion de Freud prend place dans la riche tradition des théories esthétiques de la catharsis qui constituaient déjà le point de départ du traitement psychanalytique de ses Etudes sur l’hystérie (1895). Mais Freud n’est pas le premier à définir la répétition de la douleur comme une tâche majeure des productions de l’imagination au-delà du principe de plaisir. Un de ses prédécesseurs vient de la tradition idéaliste : dans le texte de Friedrich Schiller, Vom Erhabenen, publié pour la première fois en 1801, la dimension du déploiement pathétique de l’art tragique est défini comme « künstliches Unglück », une version miniaturisée du mal, qui, à travers un entraînement mental, nous permet de nous confronter à ce qu’il appelle « das wahre Unglück », le véritable mal. Selon Schiller, la prise de connaissance des désastres historiques et naturels rend l’homme libre et lui donne la possibilité de vivre en harmonie avec le monde. Il n’est donc guère surprenant que, dans sa définition la plus concise du pathétique, Schiller le compare à l’inoculation : « Le pathétique, pourrait-on dire, est une inoculation du destin auquel on ne peut pas échapper, à travers lequel celui-ci est dépossédé de son mal et par lequel ses coups sont détournés sur le côté où l’homme est le mieux armé ». C’est l’art qui prend en charge la tâche de nous éduquer pour le futur. Comme l’angoisse au sein de la psyché individuelle, c’est un mécanisme vital dans lequel l’évolution naturelle des mécanismes de survie est remplacée par un choix qui revient à l’homme. Il semble ainsi que l’inoculation est le trope qui peut, le plus justement, rendre compte du rôle de l’art aujourd’hui.

Marcel Proust est un virtuose des anachronies temporelles et, probablement plus que tout autre écrivain moderne, il a choisi de faire de cet outil rhétorique qui configure le temps sa principale préoccupation poétique. Pour la plupart des lecteurs, A la Recherche du temps perdu est considéré comme une œuvre attachée à la récupération esthétique du passé. Les critiques, de Georges Poulet et Hans Robert Jauss jusqu’à aujourd’hui, ont décrit la structure de son texte comme un effort pour rattraper le passé à travers une épiphanie esthétique. Dans une perspective différente, Deleuze a interprété son œuvre comme le récit de formation d’un artiste. Qui n’a pas en mémoire l’épisode de la madeleine ou celui des pavés de Venise dans la cour de l’hôtel des Guermantes et comment, alors, l’épiphanie se révèle être le point de départ d’une élaboration artistique ? Pourtant, ces expériences esthétiques avaient été envisagées bien avant que le projet critique du Contre Sainte-Beuve prenne la forme d’un roman. De plus, la plus grande partie du premier et du dernier volume a été écrite en premier. L’unique addition tardive au dernier volume est le thème de la Première Guerre mondiale, qui oblige le héros à quitter Paris pour un sanatorium durant plusieurs années de manière à en éviter l’expérience. Aussi, le temps retrouvé est-il bien le cœur originel du projet proustien. Néanmoins, ces visions romantiques et euphoriques du passé, pour lesquelles Proust emprunte les techniques narratives de Chateaubriand, organisent également des parties du roman écrites plus tard, lesquelles sont tout à fait dysphoriques. Ces sections n’ont attiré que récemment l’attention des critiques, en partie parce qu’aucune édition d’A la Recherche du temps perdu ne faisait pleinement autorité (voir par exemple, Warning) ; l’expérience esthétique n’y est pas gratifiante. Au contraire, ces sections abordent le thème de la mémoire douloureuse et des souvenirs de la douleur qui aura donc été introduite dans le premier volume comme un corps étranger au roman. Ce thème traverse la scène de l’attente du baiser maternel dans le lit au moment de se coucher, se prolonge dans Un Amour de Swann et Les Intermittences du cœur et s’étend jusqu’à La Prisonnière ; il compose un contrepoint à l’esthétique heureuse du temps retrouvé. Ces deux couches textuelles – la dysphorique et l’euphorique – sont entremêlées : de ce point de vue, il faut attendre que l’épisode de la madeleine déploie pleinement la profondeur et la variété des souvenirs pour que Marcel puisse accéder, à partir d’une fixation traumatique, à autre chose qu’à une poignée de réminiscences douloureuses de son enfance. C’est ainsi comme si l’esthétique du temps retrouvé de laquelle naît tout le projet romanesque offrait une solution pour le moi traumatisé. Mais cette solution était préméditée, ce qui rend très incertaine l’hypothèse que le roman que le protagoniste écrira sera celui que nous sommes en train de lire quand nous ouvrons A la Recherche du temps perdu. Comment un roman qui pose une solution esthétique avant d’élaborer l’expérience problématique qu’elle résout peut-il être le résultat d’une expérience qui, de manière répétée, reflète l’échec de la stratégie militaire et des stratagèmes amoureux ? Les séquences abordant les expériences négatives ont à voir avec des prolepses analeptiques et indiquent un problème majeur de l’expérience moderne. Ces blocs narratifs ne sont pas, à première vue, connectés : Swann, l’habitué de la maison, qui empêche sa mère de lui souhaiter bonne nuit et suscite ainsi son désespoir d’enfant, aurait été le seul capable de comprendre la jalousie dont le protagoniste fait l’expérience car il est lui-même prisonnier de son amour jaloux et exaspéré pour Odette. Le narrateur introduit l’histoire de l’amour de Swann, qui n’est qu’une reconstruction née de rumeurs qui n’atteindront Marcel que plus tard dans sa vie. A la différence du reste de ce long roman, cette histoire est écrite à la troisième personne, constituant ainsi littéralement un corps étranger qui infecte l’expérience de Marcel et lui sert de modèle pour ce qui lui arrive.

A cet endroit de l’intrigue, l'hypothèse d’une compréhension possible entre Swann et Marcel, rétrospectivement intégrée par le narrateur, est l’unique connexion entre les épisodes de l’amour de Swann et des souffrances de Marcel enfant ; en réalité, le seul être capable de comprendre l’enfant est la cause involontaire de son désespoir. Dans le même temps, l’amour de Swann préfigure explicitement la détresse dont Marcel souffrira « quelques années plus tard ». Cet « avis préalable » est, selon Genette, en même temps un rappel narratif pour le lecteur, parce qu’il aura déjà lu le récit de cette scène plus de cent quatre-vingt-dix pages plus « tôt » ». Il fonctionne ainsi comme une analepse qui conditionne une réaction affective proleptique dans les scènes entre Albertine et Marcel qui vont suivre. Quand Proust déclare, dans Le Temps retrouvé, qu’il a écrit son livre non pas avec un microscope mais avec un télescope, il désigne cette relation des scènes les unes aux autres qui imite les lois de l’expérience:

Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple me félicitèrent de les avoir découvertes au « microscope » quand je m’étais, au contraire, servi d’un télescope pour apercevoir des choses, très petites, en effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance (…) (IV, 618)

L’exemple le plus impressionnant de ces lois qui relient des scènes espacées dans le temps est bien sûr la scène lesbienne avec des tonalités sadiques à Montjouvain. Aperçue par Marcel durant son enfance, la scène lui fait tellement impression qu’elle le pousse à tomber amoureux d’Albertine alors qu’il était sur le point de la quitter : dans l’univers de Proust, une angoisse jalouse contingente déclenche l’amour. Au moment où « l’occasion pour une rupture définitive » avec Albertine paraît se présenter, alors même que Marcel se lasse de sa relation sans enthousiasme avec la jeune femme superficielle, le narrateur mentionne le compositeur Vinteuil dont la fille est une lesbienne qu’il a observée plusieurs années auparavant. Quand il comprend par sa réponse à une de ses lettres que la femme qui a occupé, lors d’un séjour prolongé à Trieste, le rôle de sœur et de mère pour Albertine était une des meilleures amies de Mademoiselle de Vinteuil, cette découverte fait remonter « une image tenue en réserve pendant tant d’années ». Le « pouvoir nocif » de ce choc transporte Marcel jusqu’à une « terra incognita », une dimension nouvelle de connexions douloureuses qui sous-tendent la réalité. Il prend conscience que son expérience est largement redevable à des forces anonymes qui occupent cette dimension : « Et pourtant ce déluge de la réalité qui nous submerge, s’il est énorme auprès de nos timides et infimes suppositions, il était pressenti par elles » (III, 500). L’angoisse naissante est ainsi interprétée comme un châtiment pour sa négligence envers sa grand-mère et comme un manque d’imagination créatrice. Son résultat cependant est une herméneutique du soupçon qui donne à l’amour fatal pour Albertine sa structure générale. L’angoisse de Marcel est constamment suscitée par des incongruités et, par conséquent, les intervalles du sommeil d’Albertine sont les uniques moments où il fait l’expérience du repos. La scène qui avait commencé avec une opportunité pour rompre définitivement sa relation à Albertine se termine avec la décision de l’épouser. Son désir de la contrôler est le noyau autour duquel les angoisses se cristallisent. Proust montre comment les affects sont formés dans une dimension hors de portée de notre appréhension humaine et, activement, il cherche à les susciter. Ce qui émerge est un système immunitaire émotionnel.

Mais une approche génétique de La Recherche est plus révélatrice encore : Proust a travaillé jusqu’à l’heure de sa mort sur La Prisonnière, la partie du roman écrite en dernier. C’est le livre qui comprend la plus grande densité d’angoisse que forme un système de références croisées ; il évoque le temps passé avec Albertine dans sa maison familiale. Bien que Marcel tente jalousement de contrôler la vie de son amante, il découvre en elle de plus en plus de contradictions et de mensonges, ce qui ne lui laisse plus aucun moment de calme sinon ceux où elle dort à ses côtés. Sa sensibilité exacerbée transforme sa mémoire en un champ de mines névralgiques dans lequel alternent zones aphasiques et points hypermnésiques. De manière répétée, des fragments de souvenirs révèlent les mensonges en contredisant les explications d’Albertine et causant par là une souffrance interminable. Non seulement l’attente anxieuse du baiser maternel est fréquemment évoquée comme élément de comparaison avec son attente et son attention anxieuse pour Albertine – l’évocation fonctionne alors comme celle de l’amour de Swann, bout de matière traumatique qui signale un danger et configure les réactions émotionnelles – mais, en plus, ces accès de jalousie sont plusieurs fois associés à des crises d’asthme, une maladie dont Proust souffrait. En outre, la sensibilité de Marcel pour Albertine est comparée à une réaction anaphylactique : « Étrange état que celui où nous sommes à ce point sensibles à un agent pathogène que son pullulement universel rend inoffensif aux autres et si grave pour le malheureux qui ne se trouve plus avoir d’immunité contre lui ! » (III, 676). Ce qui devient clair est que les derniers écrits de Proust sur l’angoisse et la souffrance sont destinés à lui permettre de surmonter sa maladie en réorientant les mécanismes immunitaires affectifs que son écriture a créés du côté de ses difficultés physiques. Les émotions fonctionnent comme une forme qui est dirigée contre une scène traumatique de mort sur laquelle l’auteur mobilise toute expérience comparable pour un événement sans comparaison. Le conflit littéral entre son système immunitaire et les agents pathogènes est au cœur de l’inflammation métaphorique qui consume sa vie et son écriture. Entre la bactérie qui a tué Proust, le pneumocoque, et les médicaments qu’il prend, des fragments de sa biographie sont insérés dans le récit de la douleur psychologique qui devient un moyen indirect d’écrire sa mort. De ce point de vue, ce n’est pas par coïncidence qu’il incorpore à La Prisonnière un épisode qui narre la mort de l’unique écrivain qui joue un rôle majeur dans le roman : Bergotte. Ce représentant de la littérature meurt durant une exposition de Vermeer, face à La Vue de Delft : « Enfin il fut devant le Ver Meer (…). Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur » (III, 692). Bergotte prend conscience qu’il n’a pas été assez prudent et qu’il a donné sa vie pour son art sans atteindre à la qualité du « petit pan de mur » jaune de Vermeer. La dernière image qu’il voit avant de mourir est une « balance » sur laquelle le plateau contenant sa vie l’emporte sur celui du petit bout de mur jaune peint par l’artiste flamand.

Selon Freud, il n’est pas possible de ressentir une angoisse qui aurait sa propre mort comme objet. Des philosophes comme Levinas nous diront que la mort est l’irreprésentable autre en soi. Notre crainte de la mort est une série de substitutions (comme celle de la castration et d’autres peurs concrètes et connues). Par la crainte de la jalousie et son hypostase, le texte de Proust tente de développer face à la mort un système immunitaire émotionnel. Il remplace l’absence d’objet par des scènes qui produisent de l’angoisse. Freud appellerait cela une forme névrotique d’angoisse, dans la mesure où elle n’a pas d’objet adéquat. Pourtant, l’angoisse de la mort est une angoisse qui est formellement névrotique – son objet ne provoque pas suffisamment l’émotion – et qui, dans le même temps, est tout à fait concrète. C’est une tentative désespérée pour se défendre alors même que les barrières protectrices ont été percées. Pendant que Proust souffre d’une angoisse économiquement suscitée, il essaie d’établir un signal qui serait adapté. Par son échec à transformer une situation traumatique en un scénario de danger, il a créé l’un des plus grands romans qui puisse être compris comme un rituel funéraire.

Il y a beaucoup de similitudes entre les élaborations de l’amoureux jaloux de Proust et les infatigables efforts de l’animal de Franz Kafka dans son avant-dernier récit que Max Brod a intitulé Le Terrier (Der Bau) : ces deux histoires racontent la tentative paradoxale d’éliminer l’irritation à travers une irritation auto-infligée et d’atteindre ainsi un état stable et inviolable de sécurité des attentes. La plus évidente similarité est que l’une et l’autre narrent les répétitions infinies par lesquelles le passé tente de se temporaliser et de s’ouvrir à l’avenir. Dans l’un de ses meilleurs essais sur la logique paradoxale des écrits de Kafka, Gerhard Neumann a qualifié leur dynamique textuelle de « paradoxe en mouvement » (Gleitendes Paradox), un paradoxe qui n’est jamais transformé en contradiction mais qui, au contraire, ne cesse de changer et d’inverser les perspectives. Tandis qu’il s’efforce d’appliquer son expérience passée aux menaces présentes, l’habitant anonyme du terrier prend conscience qu’elle ne lui apporte aucune réponse adéquate. C’est même l’inverse : ce que sa protection lui offre de réassurance affaiblit ses résistances et le rend moins vigilant. Si le présent pouvait être considéré comme un cas dans une série de répétitions, alors l’acquisition d’une habitude et d’attentes fondées sur une régularité pourrait protéger contre de possibles ruptures et dangers. Dans l’histoire de Kafka, les formes verbales itératives et au présent sont sollicitées pour évoquer les angoisses passées cherchant à contenir les menaces présentes. C’est comme si un trauma avait réussi à percer l’enceinte protectrice et que toutes les angoisses étaient mobilisées pour préparer la psyché à cet événement après son occurrence. Le principal problème semble être que nous voyons quelqu’un qui est confronté avec quelque chose d’indicible qui, selon Kafka, va « au-delà du concevable » ( über alle Vorstellbarkeit hinaus) et pour lequel « aucune expérience » (keine Erfahrung) n’est disponible alors que dans le même temps « l’imagination est impossible à arrêter » (will […] die Einbildungskraft nicht stillstehn). Les modèles des échecs passés sont assemblés autour du vide d’une expérience impossible.

Face à l’absence de formes verbales indiquant la répétition, l’allemand doit recourir aux constructions adverbiales pour communiquer le sentiment d’occurrences répétitives ou habituelles. Il n’y a pas de temps distinctif qui permette de différencier l’indicatif de l’itératif (voir Coetzee). Cela rend le passage entre ces deux aspects aisé : il suffit de renoncer à indiquer la répétition à travers des adverbes tels que « gewöhnlich » (« habituellement »), « oftmals » (« souvent ») etc. et l’histoire s’effondre en une unique chaîne de répétitions. Par ce procédé linguistique, Le Terrier entraîne le lecteur dans un labyrinthe séduisant au sein duquel l’indicatif est fréquemment reconfiguré par le présent itératif – un procédé visant conjointement une généralisation du présent et une prédiction du futur. Rien n’arrive qui ne soit aussitôt transformé en une instanciation d’une règle habituelle ou d’une habitude. Néanmoins là où elles s’attachent à l’incontrôlable et à l’imprévisible, les « formes itératives s’ajustent mal », comme Coetzee l’a observé, « aux contraintes de la narration » : c’est comme si l’on tentait de démontrer qu’un événement soudain et surprenant était quelque chose dont on ne cesserait de faire l’expérience :

Ce qui est plus grave, quand j’ai l’impression, parfois, généralement quand je me réveille en sursaut, que la répartition du moment est tout à fait mal faite, qu’elle est une source potentielle de grands dangers et qu’il faut absolument la refaire comme il faut, sur-le-champ et sans traîner et tant pis pour la somnolence et la fatigue ; alors je me hâte, alors je vole, alors je n’ai plus le temps de calculer ; moi qui veux justement exécuter un nouveau plan bien précis, j’attrape au hasard ce qui me tombe sous la dent, je hale, porte, soupire, geins, trébuche, et quelle que soit la modification apportée à la situation du moment, plus que dangereuse à mes yeux, elle me suffira déjà. (355)

La panique présente détruit les cadres qui devaient l’apprivoiser. La résistance s’écroule encore et encore. Mais à l’inverse de l’amoureux de Proust, qui continue à faire l’expérience de phases de normalité apparente qui sont traduites en cohérence thématique au niveau de l’intrigue racontée, le texte même du Terrier de Kafka devient pure panique et irritation.

La temporalité est l’une des dimensions où l’angoisse considérée comme prolepse analeptique est particulièrement visible. Dans son essai sur Kafka, Benjamin a été le premier à établir une relation entre la tuberculose de l’écrivain et cette histoire que Kafka écrit à Berlin. Alors que les interprètes soulignent en général la fonction métaphysique des animaux dans ce passage, il faut prêter une attention particulière au rôle que Benjamin affecte à l’angoisse :

Une chose est sûre : parmi toutes les créatures de Kafka, ce sont les bêtes qui réfléchissent le plus. La peur est dans leur pensée ce que la corruption est dans le droit. Elle gâche le déroulement de l’action, et elle est pourtant en celle-ci le seul élément qui recèle de l’espoir. Mais puisque nous habitons notre corps – notre propre corps – comme le pays étranger le plus oublié, on comprend que cette toux qui éclatait au fond de lui-même, Kafka l’ait appelée « la bête ». Elle était le poste le plus avancé de la grande horde. (443)

L’angoisse a comme effet de gâcher – de corrompre – les plans paranoïaques et les audaces architecturales de l’animal, tandis que l’unique espoir pour le futur réside précisément dans ce qui a été corrompu. En d’autres termes, l’espoir pour notre époque traumatique réside dans le trauma. Plusieurs aspects du texte soulignent que Kafka est alors en train d’écrire sa maladie fatale : répétitions interminables et douloureuses qui semblent mimer la toux ; caractéristiques structurelles du terrier pouvant être traduites en parties du corps, l’oreille, le larynx et les bronches, et donnant une nuance particulièrement angoissante à la narration. A ces éléments s’ajoute l’effort du narrateur pour identifier les animaux qui le menacent en recourant à une démarche qui s’apparente à la recherche scientifique ; comme si Kafka écrivait sur le conflit mortel qui oppose la bactérie de la tuberculose, identifiée en 1882 par Robert Kock, et son corps. Le bacille est bel et bien « l’élément le plus avancé de la grande horde » (der vorgeschobenste Posten der grossen Herde), envahissant les poumons et les veines de l’auteur. Son écriture rend visible une dimension de la lutte entre les espèces qui est généralement située en dessous des capacités perceptives de l’humain. Un conflit évolutionnaire ne relève pas de la compréhension mais de l’adaptation – et la résignation face à cette réalité est explicite dans le récit de Kafka :

Naturellement, je peux rêver de tout, dans mon tas de terre, même d’un arrangement, quoique je sache pertinemment que cela n’existe pas et qu’à l’instant où nous nous apercevrons, voire simplement nous sentirons près l’un de l’autre, l’un ni plus tôt ni plus tard que l’autre, pris d’une même folie, nous nous affronterons, griffes et dents dehors, affamés d’une faim nouvelle et différente, même si nous sommes par ailleurs complètement repus. (400)

Ce qui est alors décrit est la possible disparition d’une perspective humaine dès l’instant de la rencontre avec une autre espèce.

L’histoire montre un animal ayant passé sa vie à construire un terrier capable de le protéger de toutes les menaces possibles. C’est pourquoi Henry Sussman l’appelle une « métaphore universelle » (all-embracing metaphor) – et, en effet, il n’y a littéralement rien en dehors du terrier, nulle vie le précédant et nulle subjectivité précédant sa construction. Même les « citations » littéraires tirées des Métamorphoses d’Ovide et de la Genèse n’ont en fait aucune relation aux textes originaux. Mais cela signifie également que la subjectivité et la vie que le texte parvient à produire naissent des menaces possibles comme autant de gestes de défense face à l’extrême vulnérabilité. Kafka montre l’émergence traumatique d’une subjectivité produite par la peur comme s’il s’agissait de mettre à l’épreuve l’essai de Condillac sur l’origine de la connaissance et son hypothèse que l’angoisse et la répétition sont au cœur de nos aptitudes linguistiques. Mais cet effort est vain : ni ses réflexions, ni les modifications apportées à ce terrier toujours imparfait ne sont capables d’éliminer les doutes et les possibles sources du danger. Pour autant, s’il n’y a pas d’extérieur, c’est que la vie vaut pour ces différentes tentatives de trouver une forme juste d’angoisse. Bien qu’il n’y ait eu qu’une occasion de menace véritable, une vie entière a été consacrée à la combattre. L’élaboration d’un système immunitaire équivaut à la vie. Dans une lettre de septembre 1917, Kafka écrit : « Il y a encore cette blessure, dont mes poumons atteints sont à peine le symbole (…) Détresse, détresse, et en même temps rien d’autre que l’Etre propre, et si la détresse était finalement dénouée, toi et moi nous désintégrerions » (Briefe, 1914-1917).

La stratégie textuelle de Kafka est de rendre possible une lecture rétrospective de sa propre production littéraire comme une anticipation de la maladie. L’unique espoir réside dans le passé. Cela devient tout à fait clair dans une lettre qu’il écrit peu après avoir pris connaissance du diagnostic. Le 5 septembre 1917, il écrit :

Une fois de plus (…), je te remercie cher Max, c’était très bien que je sois allé chez le docteur et, sans toi, je n’y serai certainement pas allé. Soit dit en passant, tu lui as dit que j’étais irresponsable, mais c’est le contraire, je suis trop calculateur et la Bible nous dit quel est le destin de ces gens-là. Mais je ne me plains pas, aujourd’hui moins que d’habitude. Aussi l’avais-je prévu. Vous souvenez-vous de la plaie sanglante dans le Médecin de campagne ? (Briefe, 1914-1917)

Kafka fait référence à sa propre nouvelle qu’il considère comme une anticipation de sa maladie et de sa mort. Le passage peut être lu comme l’esquisse d’une poétique de la peur au cœur de son appréhension de la littérature.

Comme Proust, Kafka écrit sur le danger et la prolifération des menaces possibles alors qu’il fait face à sa propre mort. Dans le récit d’une vie que déterminent les dangers possibles, son texte tente d’élaborer des structures immunitaires qui le préparent à ce qui est au-delà de toute reconnaissance. Quand l’écriture de Proust parvient à une forme d’ampleur thématique en déployant l’histoire d’un amour jaloux au sein d’une séquence narrative cohérente comprenant un conflit appréhendable avant qu’il ne se transforme en scène de l’angoisse face à la mort, l’univers des textes de Kafka est fréquemment si resserré que l’irritation ne réussit pas à soutenir les ressources sémantiques de son écriture et encore moins à les organiser. Tandis que La Prisonnière peut être décrite comme une inflammation qui mobilise tous les éléments immunitaires avant de devoir convenir de leur échec ou de mener à un choc anaphylactique, Le Terrier est une inflammation qui ne réussit pas à trouver suffisamment de stabilité pour donner au conflit une forme discernable. L’ironie ultime est que le texte de Kafka s’efforce d’apercevoir quelque chose dont il assume en même temps le caractère inconnaissable. A la fin, alors que l’ennemi est véritablement en train d’approcher, l’animal remarque qu’il n’aurait pas pu envisager un tel ennemi : « Eh bien, je ne pouvais pas m’attendre à un tel adversaire ». C’est à cet avenir impossible que l’immunologie tente de préparer.

Travaux cités

Le texte original donnait les éditions allemandes ou anglaises des œuvres concernées. Nous y ajoutons entre crochets les éditions françaises sollicitées pour cette traduction, sauf dans les cas où l’œuvre n’est pas directement citée dans l’article mais simplement référencée.

Benjamin (Walter), Berliner Kindheit um neunzehnhundert. Fassung letzer Hand, Frankfort, 1986 [Enfance berlinoise vers 1900, trad. Pierre Rush, Paris, Hermann, 2014]

Benjamin (Walter), “Franz Kafka: Zur zehnten Wierderkehr seines Todestages”, dans Gesammelte Schriften, Frankfort, Suhrkamp, 1991, vol. 2 [« Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort », dans Oeuvres II, trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch]

Coetzee (M.), « Time, Tense, and Aspects in Kafka’s The Burrow », MLN, 96, 1981, p. 556-579.

Deleuze (Gilles), Proust and Signs, trad. Richard Howard, Minneapolis, U. of Minnesota Press, 2004.

Freud (Sigmund), Die endliche und die unendliche Analyse, Frankfort, Fischer, 2002 [L’Analyse finie et l’analyse infinie, trad. Janine Altounian, Pierre Cotet, Jean Laplanche et François Robert, Paris, PUF, 2012]

Freud (Sigmund), Hemmung, Symptom und Angst, Frankfort, Fischer, 1989. [Inhibition, symptôme et angoisse, trad. Joël Doron et Roland Doron, Paris, PUF, 1993]

Freud (Sigmund), Jenseits des Lustprinzips, Frankfort, Fischer, 2002 [Au-delà du principe de plaisir, trad. Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Paris, Payot, 1981]

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Genette (Gérard), Narrative Discourse : An Essay in Method, trad. Jonathan Coller, Ithaca, Cornell UP, 1980 [Figure III, Paris, Seuil, 1972]

Jauss (Hans Robert), Zeit und Erinnerung in Marcel Prousts A la recherche du temps perdu: Ein Beitrag zur Theorie des Romans, Frankfort, Suhrkamp, 1986

Kafka (Franz), Briefe 1914-1917, Frankfort, Fischer, 2005 [Notre traduction]

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