La Beauté  n° 8

 

Préambule            

Au fil des contributions, par le canal des voix qui l'interrogent, la beauté ne gagne pas en essence, mais en présence. C'est bien ce que nous espérions. Le texte de Catherine Brun dialogue tout particulièrement avec ceux de Claude Habib et de Jean-Paul Sermain parce que, comme eux, il montre comment la beauté habite, intensément mais discrètement (courtoisement selon le mot d'André Dhôtel commenté par Marie-Hélène Boblet ?), son enseignement.

Mais ce n'est pas exactement la beauté - et certainement pas la Beauté. Car cette beauté qui « entre en moi » n'a pas exactement la même consistance subjective que celle qui entre en toi, en vous, en nous. Comme Jean-Paul Sermain, Catherine Brun nous dit comment ce « par où », cette voie de passage, tient à l'enfance, aux aléas de la vie. Mais  alors que Jean-Paul Sermain rapproche la façon dont la beauté habite obliquement son enseignement de la façon dont elle se vit dans le quotidien des choses les plus familières, Catherine Brun en date la découverte libre de l'Ecole. Et voilà la surprise : car telle qu'elle nous en décrit alors le choc intime, « l'effraction », la beauté venue par l'Ecole, donc par ce que Marcel Hénaff et Gérald Sfez appellent plus généralement « civilité », tient plutôt du déchirement in-civil rappelé par ce dernier. 

A moins que ce que nous voyons se dessiner peu à peu, ce soit que la beauté est adresse. Elle est ce qui, bien adressé, arrive à bon port, chez l'enfant ou l'élève qui en est, littéralement, touché. Ce point de contact ne peut exister si celui qui lui destine la beauté la lui assène. La réflexion de Catherine Brun souligne le même paradoxe que celui que soulève Rousseau à propos de la splendeur du soleil levant qui n'émeut pas l'enfant quand le maître veut la lui communiquer (Claude Habib). Mieux vaut une mère qui regarde, mais qui ne montre rien (Jean-Paul Sermain). Le nom de la grâce s'offre encore (Marcel Hénaff, Delphine Denis) pour mieux dire la beauté adressée : « le don est libre », écrit Catherine Brun, quand on enseigne, quand, dans cet espace, « inexplicablement les peurs se taisent » et que la parole enseignante, loin de programmer la rencontre avec la beauté, la  « déploie délicatement », la « met en circulation ».  

H. M.-K.

Catherine Brun est enseignante-chercheuse à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. Ses recherches portent principalement sur les rapports de la littérature et du politique, le théâtre du deuxième vingtième siècle et l’écriture de la guerre d’Algérie. Elle a publié Pierre Guyotat, essai biographique (Léo Scheer, 2005) et co-dirige la revue AG, Cahiers Armand Gatti. En juin 2012 paraîtra son nouveau livre : Engagements et déchirements, les intellectuels et la guerre d’Algérie (coédition IMEC/Gallimard). 

 

 



Par où la beauté entre en moi


Catherine Brun

18/02/2012 

 

Depuis que les canons ont dû se soumettre aux lois de la relativité culturelle et historique, la beauté a cessé d’être un lieu commun, un lieu de rassemblement et de consensus. Telle « l’absente » du bouquet mallarméen, à la fois inassignable et irrécusable, elle n’en demeure pas moins invoquée, chantée ou honnie. Son constat a souvent piètre figure. « C’est beau » ne dit rien d’autre que l’embarras ou l’empêchement d’un énonciateur dont l’émotion ne trouve pas sa phrase et dont la subjectivité s’efface. « Je trouve ça beau » serait plus juste si la rencontre n’y semblait pas subordonnée à l’activité consciente et délibérée d’un sujet pensant.

Or, en matière de beauté, rien n’est moins acquis que la part de la volonté ou de l’activité du lecteur/contempteur. « Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps » écrivait Flaubert. « Intéressante », oui ; « belle », non. La séduction d’une longue fréquentation, d’un commerce en bonne intelligence, voire d’une étude approfondie se distingue du foudroyage par la beauté.

Filmé par Raymond Depardon et Claudine Nougaret, le mathématicien Sir Michael Atiyah dit de la beauté qu’elle est « immédiate et personnelle ». Il parle de la beauté des mathématiques, que je ne perçois que confusément, mais sa formule pourrait valoir pour d’autres champs. Car il semble que la beauté doive être pensée au pluriel : pluriel des beautés et pluriel de ses amateurs, recevabilité des unes et des autres, dans l’ouverture réalisée de possibles naguère contraints – « beauté faible » de Jaccottet, « beauté amère » d’Une saison en enfer, « Ange ou Sirène » baudelairiens…

Ceci pour rappeler les limites de mon propos : « Par où la beauté entre en moi ».

Dans ma famille, les beautés qui mettaient en émoi étaient naturelles. Sans culture littéraire ou artistique, mes parents ne m’ont jamais transmis d’émerveillements que ceux suscités par la faune, la flore ou les paysages des zones montagneuses que nous arpentions en randonneurs. De sorte que cet émerveillement presque obligatoire m’a longtemps tenue éloignée des charmes du dehors.

Mes beautés à moi étaient artistiques, littéraires, musicales. Elles étaient solitaires. Non partagées. Cadenassées. Plus intimes que l’intime, plus secrètes que n’importe quel secret. Je me souviens des premières : la première toile, le premier poème, le premier morceau. Elles me sont venues par l’Ecole, d’enseignants passionnés qui m’ont donné envie d’écouter, de voir, de lire. Elles m’ont surprise, prise par effraction. Je ne les attendais pas. J’en ignorais tout. Très vite, ensuite, elles sont devenues vitales. Alors ont commencé les listes : de films à voir, de tableaux à découvrir, de livres à lire, de disques à entendre. Il fallait favoriser la rencontre d’autres beautés, déplacer le seuil de l’insensibilité, m’exposer à de nouvelles fulgurances. Et en même temps compenser par ce quadrillage serré l’inquiétude née de cette vulnérabilité nouvelle. La démarche demeurait solitaire, dissimulée, protégée. Rien de plus délétère qu’un enthousiasme non partagé ou qu’une émotion sans écho. Flaubert l’illustre avec Madame Bovary. Dans la scène des comices, le rapprochement prévisible de Rodolphe et d’Emma manque trébucher quand Rodolphe admire « quelque beau sujet » que Madame Bovary ne goûte guère. Il faudra au séducteur fustiger la médiocrité provinciale et célébrer l’élégance pour restaurer l’harmonie troublée. Car la perception de la beauté peut aussi réunir : c’est sur une adoration commune des soleils couchants et de la mer que communieront d’abord Emma et M. Léon.

Cette chance d’un accord, ce risque d’un désaveu, je m’y suis soustraite, pour l’essentiel, jusqu’à ce que je me trouve, à mon tour, en position d’enseigner. Ce fut au collège, ou au lycée, en prison ou à l’université, dans des espaces collectifs sinon publics, où j’aurais dû me sentir plus empêchée que jamais, mais où curieusement s’imposait, avec la nécessité de produire un enseignement vivant, l’impératif catégorique du supplément d’âme. Inexplicablement là, les peurs se taisent. Le don est libre. Il peut être sans suite, n’engage rien que, peut-être, mais souvent ne le sait-on pas, ou alors bien plus tard, un écho, une réconciliation. « Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige » m’avait en son temps permis de consentir à la beauté des soleils couchants dont tant de clichés m’avaient tenue éloignée.

Mais l’enseignement ne saurait se satisfaire de tels aveux, de tels récits, et encore moins les programmer. Il peut, par contre, déplier la beauté, la déployer délicatement, manifester comment elle advient, formuler des hypothèses, ouvrir des pistes, la mettre en circulation. « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement » : la beauté non plus, qui oblige à inventer des chemins de traverse. C’est aussi ce que firent, quoiqu’on en dise, les surréalistes, quand ils appelèrent Lautréamont et sa série des « beau comme » à la rescousse de « la beauté convulsive ».

Ni déceptive ni aveuglante, la beauté peut alors être vécue et transmise comme une étincelle prolongée, une fable fréquentable, un emballement renouvelé.

 

 

La Beauté  n° 7

 

Préambule            

« Il est vrai que seul est beau le jaillissement, nécessaire le jaillissement original. Mais celui-ci peut-il se manifester ailleurs qu’au sein d’une courtoisie ? »

La phrase est d'André Dhôtel. Relançant le débat amorcé entre Marcel Hénaff et Gérald Sfez et déplacé par Delphine Denis, Marie-Hélène Boblet retrace ici le combat de l'auteur du Pays où l'on n'arrive jamais et de Paulhan en faveur des mots de la tribu et d'une « justesse communicable », en marge de la flamboyance surréaliste. Un combat nécessairement marginal : « Dhôtel mise sur la relation au monde et sur l'entretien avec le lecteur » à une époque de soupçon et de rupture. De là son statut de minor ? Un choix, en tout cas - mais jusqu'où ?

Le trajet de Marie-Hélène Boblet accomplit ou illustre quelque chose du projet de Transitions : un apaisement, de l'intensité à la civilité. Dhôtel, tel qu'elle nous le présente, cherche à concilier l'une et l'autre, son étonnante formule pour définir Rimbaud - « l’honnête homme de la nature qui écrivit les Illuminations » - le montre. Gérald Sfez insistait sur une sorte de différend entre les deux pôles. Où loger l'excitation, la douleur, le chaos ? Comment s'exposer à l'indignation, au souffle coupé, sans y faire sombrer les formes et le dialogue ?

Nous ne voulons pas répondre trop vite, mais présenter des cas de figure écartés, ici un cas injustement oublié, nous dit Marie-Hélène Boblet.

H. M.-K.

Marie-Hélène Boblet est spécialiste de la littérature française du XXe siècle, enseignante-chercheuse à l'Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 et membre de Transitions. Elle a publié Le Roman dialogué après 1950. Poétique de l'hybridité (Champion, 2003) et Terres promises. Emerveillement et récit au XXe siècle (Alain-Fournier, Breton, Gracq, Dhôtel, Germain) (José Corti, 2011).

 

 



La courtoisie des mammifères


Marie-Hélène Boblet

04/02/2012 

 

 Pour lancer la réflexion sur la beauté de cette rubrique « Intensités », à l’ouverture du site de Transitions, Gérald Sfez rappelait que la beauté, même vue de Grèce, ne se confondait pas avec la civilité, excédée ou pénétrée qu’elle est par la démesure d’une certaine sauvagerie. Et il se demandait si le classicisme ne résiderait pas dans l'équilibre recherché « entre ces deux postulations ». Je vais relancer à mon tour la question de l’équilibrisme du classicisme non pas vue de Grèce ni de l’Antiquité, mais depuis les Ardennes de Rimbaud et la crise de la Modernité.

 Rimbaud reste avec Mallarmé le pape de la modernité et le chantre de l’intensité fulgurante. Pourtant, c'est à l'aune de la justesse que le romancier André Dhôtel apprécie son génie. Le critère de l’appréciation peut étonner aussi bien les disciples du voleur de feu qu’un George Steiner. Les premiers se sentent libérés, élevés par l’affranchissement des règles et des conventions que les deux poètes ont opéré. Pour le second qui s’inquiète de leur vertu dissolvante, Rimbaud partage avec Mallarmé la responsabilité d’avoir simultanément rompu deux contrats : entre le mot et le monde, entre le je et le moi. « Sur cette brisure, nous vivons actuellement, plus ou moins consciemment. Et les grandes mythologies de la raison subversive et ironique forgées par Nietzsche puis par Freud se nourrissent de cette brisure, dont elle sont en quelque sorte le déploiement logique »[1]. Or, tout nourri qu’il est de Rimbaud, Dhôtel n’est pas atteint par le soupçon généralisé ni par la tentation du nihilisme. Il n’est pas d’humeur sarcastique, et comme Breton ou Gracq, il rend grâce à Rimbaud de sa puissance communicative d’affirmation et de célébration.

 André Dhôtel, injustement connu pour le seul Pays où l’on n’arrive jamais [1955] auquel lui-même préférait d’autres de ses fictions, est considéré comme un romancier mineur. Mineur, peut-être ; paradoxal sans aucun doute, mais sans artifice, et avec l’acuité spéculative de toute pensée non conforme. Peut-être les qualités qui m'intéressent ici, sa discrétion et son obstination de franc-tireur, participent au discrédit dont il fait les frais : elles le préservaient de toute injonction et de tout mimétisme facile autant qu’elles l’isolaient[2]. Classique et inclassable, André Dhôtel tient d’une main à Rimbaud et de l’autre à Paulhan.

 Au premier, dont il salue l’inspirante sauvagerie, il consacra trois essais : Rimbaud et la révolte moderne, L’Œuvre logique de Rimbaud, La Vie de Rimbaud. Avec le second, dont il partage l’exigence de rigueur et de civilité, il entretint une correspondance fournie de 1938 à 1968. C’est dans une lettre qu’il adresse à Jean Paulhan que Dhôtel explique sa vision du poète en qui il voit non pas « l’homme de la nature qui écrivit les Illuminations » mais « l’honnête homme de la nature qui écrivit les Illuminations »[3], réconciliant ainsi les contraires, l’honnête homme et le voleur de feu. Dans une autre de ses lettres, il lui annonce un essai intitulé Renaissance d’un pensée primitive, dont L’Œuvre logique de Rimbaud devait constituer la première partie, et Les Maîtres-Mots et la rhétorique de Jean Paulhan la troisième. Malgré l’inaboutissement de ce projet, la pensée de Dhôtel s’exprime dans la seconde partie putative de cet essai, La Littérature et le hasard - dont monsieur François Dhôtel a « courtoisement » autorisé la transcription du manuscrit inédit - et dans l’essai Rhétorique fabuleuse[4].

 La question de la justesse, qui recouvrera ici la beauté par opposition à la sublimité de la fulgurance et de l’illumination, est au cœur de l’intelligence du paradoxe que j’ai souligné. Si depuis les Illuminations et Une saison en enfer l’esthétique de l’intensité s’est déployée en dérèglement de tous les sens, en culte de la stupeur voire de la convulsion jusqu’à fonder le règne tyrannique de la poéticité et se confondre avec le régime du littéraire, André Dhôtel se rappelle la mesure d’un Pierre Reverdy, envers qui d’ailleurs Breton reconnaissait sa dette dès les premières pages du Manifeste du Surréalisme. Or la pérennité d’un Reverdy se fonde sur la sagesse d’une intempérance modérée, d’une audace discrète. Ces vertus caractérisent, sur le plan de l’émotion romanesque et dans l’espace narratif, la pensée rhétorique et poétique d’André Dhôtel. Même si l’un et l’autre consentent à la définition dominante depuis le XIXe siècle de la langue littéraire comme écart de langage, définition qui lui assure une différence élective avec les mots de la tribu et la prose vulgaire de l’universel reportage, chacun d’entre eux se méfie de son devenir doxique et toxique. Ils n’oublient jamais que l’acte littéraire n’existe que dans l’envoi à un lecteur, que la poésie et le conte ne se passent pas de l’appel à un auditoire. Et pour que l’intensité, la fulgurance, la stupéfaction émerveillent le lecteur ou l’auditeur, il faut qu’à l’écart se mêle un accord. Que la familiarité compense l’étrangeté. Que le juste retienne l’excès, et la mesure le démesuré.

 « Juste » ne signifie pas ici convenu mais jamais encore advenu et cependant immédiatement reconnu. Il y a image, et elle est juste, si elle convoque une familière étrangeté, si l’écart où elle s’origine suscite l’accord, ébranle l’émotion des lecteurs dans la mesure même où elle fait de l’inédit un évidemment dit. On se rappelle la définition de Reverdy dans Nord-Sud : « L’Image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. […] Une image n’est pas forte parce qu’elle est brutale ou fantastique – mais parce que l’association des idées est lointaine et juste. […] Ce qui est grand ce n’est pas l’image – mais l’émotion qu’elle provoque ; si cette dernière est grande on estimera l’image à sa mesure »[5]. Cette justesse donne à l’image son efficacité révélante. Elle atteste que le poète « a pressenti une soudaine percée de l’obscurité fonctionnelle »[6]. C’est l’entrelacs de la fulgurance inouïe et de l’évidence sentie qui crée l’émotion, c’est l’intensité d’une parole qui n’eut jamais d’exemple et se reçoit toutefois spontanément comme exemplaire qui fonde la possibilité de la littérature.

 Car il n’y a de littérature que dans le partage sensible de ses images et de ses rythmes. Dhôtel croit en une justesse communicable, ou plutôt il pose que la communicabilité de l’émotion poétique ou littéraire est l’épreuve de la justesse de l’image poétique ou de la fable romanesque (au sens du genre). Forte d’une exclusive revendication d’aristocratique différence ou d’élitiste dissonance, la Littérature oubliant son destinataire négligerait que seul le vaniteux s’accroche aux marques distinctives, dans le manque qu’il éprouve de sang bleu ou de vertu propre : snob ne signifie-t-il pas sine nobilitate[7]? Ce qui dissuada Dhôtel non de l’ambition mais de l’autorité des Surréalistes, ce qui suscita sa réticence à l’égard de la poésie autonome, indépendante à l’égard des données du monde et idéalement verbale, c’est qu’il y vit l’exaltation sans appel des procédés d’une « fausse magie » : « Si la mathématique, science pure, finit par retrouver l’expérience et quelque objet, la poésie tend à se dégager de tout objet.  […] La poésie se trouve ainsi niée pour elle-même et se maintient par sa négation »[8]. Plutôt que cet enchantement idéal et formel qui en oublie l’être, plutôt que ce charme diabolique qui se présente comme l’expression suprême de la liberté, Dhôtel mise sur la relation au monde et sur l’entretien avec le lecteur : le récit est adressé, il parie sur la connivence d’une réception confiante. Si la convention peut empêcher la spontanéité et inhiber la confiance en son propre pouvoir d’expression, il ne convient pas à l’inverse de transformer en principe éternel ni en mot d’ordre absolu le goût historique et relatif de la démesure et de la discordance.

 Aussi le romancier refuse-t-il à l’écriture de faire écran entre l’expérience qu’elle dit et le lecteur pour qui elle la dit, de capter l’attention du public par l’absolutisation de l’expression. Pour Dhôtel, la simplicité du langage renvoie à la nécessité première de la communication. Aucune convention n’est d’abord littéraire : elle est humaine, sociale. De même qu’il n’y a pas de société sans code, de communauté sans rituel, il n’y a pas de littérature sans conventions. Et loin de contrarier la beauté, elles lui donnent au contraire l’espace où se déployer, la configuration d’où se détacher. Car il faut des lieux communs pour que soit sensible un lieu singulier. Aucune originalité, aucune « beauté convulsive » sans partage du banal, du courant, partage qui fonde une entente possible, que le romancier appelle une « courtoisie ».

 Cette exigence un peu anachronique l’amène à requalifier l’art rhétorique et à en inventer un avatar inédit, la rhétorique "fabuleuse" : « La rhétorique, c’est un art de parler qui est codifié. […] Tandis que la rhétorique fabuleuse, c’est exactement l’inverse. C’est l’attention prêtée aux données du monde qui sont fournies par la nature et qui ne se prêtent pas à des formules ni aux procédés d’un langage »[9]. Sans ignorer les élans ni les fastes du Romantisme et de sa suite, le romancier modère la néfaste passion de l’extrême et de l’intensité par la « courtoisie » et la civilité. Au lieu de cultiver son secret, son humeur et son idiosyncrasie, il participe à l’énigme universelle de l’existence dont il tente, avec l’aide de ses lecteurs, de débrouiller les fils. Dans l’horizon du Degré zéro de l’écriture, Dhôtel ne saurait certes prétendre au statut d’écrivain mais tout au plus d’écrivant. Sa langue se veut effacée. Il n’a pas de style, si le style, «  presque au-delà [de la littérature] forme un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et secrète de l’auteur, dans cette hypophysique de la parole où […] s’installent une fois pour toutes les grands thèmes verbaux de son existence »[10]. Au contraire, Dhôtel revendique son appartenance au commun des mortels, son impersonnalité, et sa politesse consiste précisément à honorer « le pacte qui lie l’écrivain à la société »[11]. Il ne sacrifie pas à l’élocution expressive, isolante et insulaire, la rhétorique communicative, mais il la redéfinit sans formule, ni phrase, ni procédé. La rhétorique fabuleuse, pour être fabuleuse, ne se veut évidemment ni savante ni réglée ; mais elle ne doit pas cesser non plus d’être une rhétorique. Ainsi Dhôtel écrit-il à Jean Paulhan, le 16 juin 1943 : « La vieille tradition de l’auteur parlant au lecteur m’est très sensible (quoiqu’en dehors du mérite de l’oeuvre) et me permet souvent de saisir plus vivement les images du conte. Y aurait-il déjà là quelque nécessité fondamentale ? Je me demande si la littérature ne devrait pas toujours se définir comme courtoisie. […] Courtoisie : une sorte d’entente entre l’auteur et le lecteur, bien éloignée de la complaisance, puisqu’il semble qu’elle permettrait de dire plus de choses, qui autrement seraient sévères, non entendables, ou invraisemblables »[12].

 Sur cette courtoisie, Jean Paulhan de son côté a médité au début des années quarante. La prétention littéraire qui excède la légitime ambition d’un travail sur la langue et qui sacralise l’élaboration stylistique, prosodique, métaphorique du discours, il l’assimile à la présomption des « faiseurs de surprise » que sont les (petits) rhétoriqueurs devenus. Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres combat l’asservissement au nom de la liberté, l’aliénation au nom de l’innovation, la religion de l’art au nom du désenchantement des esprits. Polémiquant avec les mots d’ordre de la Terreur poétique qui annulent tout espoir de contrat avec le lecteur, Jean Paulhan mène en chef les troupes de « la Maintenance », qu’il n’appelle précisément pas conservateurs ni traditionalistes ni classiques. Il oppose le partage immédiat et collectif de toute communication à l’agressive, exclusive innovation de toute avant-garde. Au nom du présent - le « maintenant » de la Maintenance - , il rappelle le lien avec le passé, lien nécessaire à toute invention projective du futur. Au nom de la relation entre auteur et lecteurs, il exhorte à penser le commun du lieu, à mesurer l’heur de l’expression qui lui a valu de devenir topique.

 L’allure modeste et modérée des auteurs de « Maintenance » lui inspire une irrévérencieuse et tendre image zoologique. Paulhan compare avec les mammifères les Classiques - et les rhétoriqueurs fabuleux… -, tandis que les dandys de l’écriture artiste ressemblent aux crustacés : « Le support de l’œuvre, le système de l’expression – et si l’on aime mieux la rhétorique (au sens courant du mot) - se trouve en Maintenance dissimulé, comme le squelette d’un mammifère, mais en Terreur évident, comme la carapace d’un crustacé. Théophile Gautier le porte au dehors, comme un homard. Mais Racine au-dedans, comme un taureau. L’œuvre classique est libre de nous offrir des événements, des passions, les choses mêmes. Mais l’œuvre romantique ne nous les montre jamais que mêlées d’opinions et de moyens : en bref de littérature »[13].

 Or ce catalogue sera tout à la fois confirmé et inversé par Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture : d’un côté, des écrivains sans style comme Gide complètent la catégorie des mammifères tandis que de l’autre Hugo, Rimbaud et Char s’inscrivent dans la lignée des crustacés. « Le type même de l’écrivain sans style, c’est Gide, dont la manière artisanale exploite le plaisir moderne d’un certain ethos classique, tout comme Saint-Saens a refait du Bach ou Poulenc du Schubert. À l’opposé, la poésie moderne – celle d’un Hugo, d’un Rimbaud ou d’un Char – est saturée de style et n’est art que par référence à une intention de Poésie » [14]. Ici la littérature se reconnaît dans son abstinence, sa contention, sa réticence, et là dans son ostentation, son irrégularité, son insolence. Paulhan, qui refuse de se laisser enfermer par la Terreur dans la solitude ou l’angoisse, a pour ambition de se faire entendre. Il se réjouit que l’usage et les conventions permettent de communiquer. Ainsi la fraîcheur avec majuscule que Barthes accorde au Poète (« une Fraîcheur au-dessus de l’Histoire »), c’est au conteur naïf et minuscule que Paulhan l’affecte : « Le romancier qui se contente d’écrire "minuit sonnait à l’horloge !" témoigne peut-être de je ne sais quelle fraîcheur de la sensibilité, quelle naïveté de l’imagination. Il voit cette nuit, il entend ces coups, il s’en enchante. Il attend que le lecteur s’enchante avec lui (il ne s’y trompe pas toujours). La poésie, c’est aussi de voir avec fraîcheur ce que chacun voyait. […] La vérité d’un événement, l’urgence d’une réflexion suffisent assez bien à nous faire oublier les phrases que nous connaissions à leur propos. Ou du moins à faire qu’elles ne nous semblent plus phrases. […] À quoi s’ajoute que le lieu commun part, à l’ordinaire, d’une remarque heureuse, ou surprenante – et d’où lui viendrait sinon son succès ? »[15] D’une part Les Fleurs de Tarbes soupçonnent le Poète de pallier, voire de masquer un défaut d’être ou de crédit. L’écrin de sa phrase fait écran aux données du monde. D’autre part, le lieu commun ne l’est pas de nature, il l’est devenu parce qu’il l’a mérité. Telle « remarque heureuse » ressemble à telle proposition du « langage général d’autrui » qu’Aristote honore : « L’avis universel est la mesure de l’être »[16]. Elle ne s’oublie plus, circule d’une parole à l’autre, fait lien et sens en même temps.

 André Dhôtel non plus que Jean Paulhan ne veut d’une langue qui attire à elle l’attention, d’un langage poétique transfiguré en objet d’adoration. À l’opportune pertinence du lieu commun s’ajoute en effet sa fonction sociale et l’usage de liant. « Les mots ne sont des lieux communs que pour une logique spécialisée, et demeurent ce qu’ils étaient dès l’origine : de simples rites. Le logicien veut écarter le rituel, non pas le rhéteur »[17]. Au logicien s’oppose donc le magicien comme au Poète le rhéteur fabuleux. De même que le rituel de communication signe l’appartenance à une communauté, de même le lieu commun situe ; il rappelle que l’individu naît et grandit en langue, au milieu des autres. Et cette appartenance première est la condition de possibilité de son individuation. Par dérivation, la courtoisie et la civilité sont la condition première de toute intensité qui, seule et sublime en sa démesure, sans être ni adressée ni reçue, se sacrifierait de soi-même. « Il est vrai que seul est beau le jaillissement, nécessaire le jaillissement original. Mais celui-ci peut-il se manifester ailleurs qu’au sein d’une courtoisie ? »[18] Sans confondre le jaillissant et le beau, sans opposer terme à terme l’irruptif et le poli, Dhôtel substitue à l’antithèse de l’hostilité la synthèse de l’hospitalité : le « sein » de la courtoisie… Quand le roman selon Paulhan rêve d’un homme qui serait tous les hommes, le narrateur dhôtelien témoigne d’une communauté à laquelle il appartient, et pour elle il se tient dans l’ombre. S’il advient que menace la tentation de l’invention formelle et de l’extravagance rhétorique, il lui oppose le maintien de la convention et l’inscription dans le dicible « entendable », vraisemblable. Les minores ne sont pas mineurs d’être inaptes à quelque envolée lyrique ou climax épique ; ils le sont parfois sciemment, de leur plein gré, voire au prix d’un effort de dépersonnalisation qui honore l’homme en eux. À propos de son roman de 1943, Dhôtel écrit par exemple à Paulhan : « J’ai repris mon roman Les Rues dans l’aurore […]. La grande difficulté est que des lumières trop vives (le fameux inexprimable) se présentent parfois : alors il faut en revenir à de quotidiennes péripéties ou conventions qui sont notre partage » [19]. Tenté par l’indicible et le sublime, il y résiste au nom du bien commun, des affects et des aventures ordinaires. Au temps de la Terreur dans les Lettres, il réclame le droit à la différence, au choix personnel, le sel de la chose étant que la différence ressemble à l’indifférence et le personnel à l’impersonnel. Ce qui le distingue radicalement d’un Blanchot : « Je lis en ce moment Faux pas de Maurice Blanchot. […] Cette foi insensée et très belle en l’indépendance presque absolue d’une langue poétique, je ne la partage pas. Il est vrai qu’il se borne à la décrire. Mais ne croyez-vous pas que le surprenant ou l’exceptionnel part de ce qui est familier pour en revenir au familier ? Il n’est pas de voyages ni de découvertes possibles pour qui n’aime et ne possède la plus banale des patries »[20]. La médiocrité, Dhôtel l’assume donc orgueilleusement. Il ne fait ni comme tout le monde, ni comme personne. La fécondité de son inspiration, le nombre de ses romans publiés témoignent de l’heureuse fortune de ses choix esthétiques, malgré la difficulté d’affronter les esprits auto-proclamés « supérieurs ». Un dimanche de lucidité (non daté), il écrit à propos de David, roman de 1946 : « Avais-je cherché à écrire un livre difficile (ou impossible) à imprimer ? Refus des règles et des transitions normales, et refus du scandale. Lautréamont, Miller en maintenant des maximes éternellement désuètes et familières, et en parlant avec amour de la campagne. Vraiment on crève d’esprits supérieurs » [21].

 Quel sens y a-t-il à « civiliser » Lautréamont ou Miller ? Désensauvager ne signifie pas récupérer, mais sauver l’intensité de l’obscénité. C’est une voie médiane, comme celle qui consiste à situer la merveille dans le quotidien, l’insolite dans l’ordinaire. Les fables de Dhôtel sont à la fois dépaysantes et familières grâce à un art non conventionnel de la composition, à une « science de l’égarement » qui en passe par des transitions inédites et des bifurcations à tombeau ouvert. Son art poétique obéit à des lois, mais à des lois non prévisibles. La dispositio s’organise sur un plan supérieur, comme la migration des oiseaux dont on n’a jamais identifié l’ordre néanmoins irréfutable. L’inventio, elle, repose sur le sempiternel partage de péripéties quotidiennes et de thèmes universels. Quant à l’elocutio, par goût d’une langue banale qui se partage comme un four banal, Dhôtel la fait dériver de son assentiment à une psyché collective et à un sort commun, qu’au lieu de taire ou renier il assume, exprime : « Pourquoi ignorer que nous sommes prisonniers de certains thèmes, grands et petits, puisque, quoi que nous fassions, quels que soient les événements et notre façon de les exprimer, nous retrouvons toujours ces thèmes qui appartiennent plus au monde qu’à nous-mêmes : thèmes du départ, du retour, de l’absence ou n’importe quoi. Ce ne sont plus des conventions, mais des nécessités aussi absolues que les jeux d’une draperie »[22]. L’écrivain ne se méprend pas sur la contrainte exercée par le déterminisme thématique ; les jeux de la draperie compensent, par leur liberté ludique, l’insistance de certains motifs.

 Fidèle à cet art de la migration, Dhôtel signe une oeuvre novatrice dans son classicisme, audacieuse dans sa discrétion. Il outrepasse la convention romantique et moderne de l’invention et se libère de l’obligation de la surprise. Il s’acquitte de la littérature comme d’une conversation et d’un entretien, d’une pratique qui perpétue une forme de magie dans notre mentalité de civilisés. « La littérature est une discussion magique […]. Rôle de la littérature : rencontre d’une parole avec un événement non encore formulé, de l’expression avec un sentiment qui existait inexprimé. On interroge un destin inconnu et le miracle est que celui-ci réponde, que d’autres hommes comprennent. Car il n’y a pas réponse à un signal convenu mais à un signal dont la signification est inexpliquée pour moi qui le compose et pour vous qui le comprenez et qui m’aidez à le comprendre »[23]. En écrivant on ne dévoile ni ne décèle rien, on réveille quelque chose qui sommeillait, et autrui, en lisant, s’y éveille à son tour. Ecrire fait advenir quelque chose qui pré-existait. Le geste est celui de l’approche et de la rencontre[24]. « Une œuvre est une simple possibilité. Inutile donc d’avoir ce génie trop semblable à celui d’un dieu créateur – mais seulement un génie de la discussion »[25].

 Ce génie de la discussion s’approche du don de la relation que Walter Benjamin reconnaissait au conteur. Dans l’essai de 1933 « Le Narrateur », il fondait le « bon conseil » des récits non sur le luxe de l’art mais sur la modestie du récit : « […] toute vraie narration […] comporte ouvertement ou secrètement une utilité. Cette utilité se traduira tantôt par un proverbe ou une règle de conduite, tantôt par une recommandation pratique, tantôt par une moralité, en tout cas le narrateur est de bon conseil pour son public. […] Un conseil, en effet, est peut-être moins réponse à une question que suggestion à propos de la continuation d’une histoire (qui est en train d’être développée). Pour qu’on nous le donne, ce conseil, il faut donc que nous commencions par nous raconter »[26].

 Cette conception de l’art comme espace de relation, de transition, de conversation, on la trouve sous la plume de Merleau-Ponty, dans La Prose du monde, élaboré en 1951-1952. En 1945, Merleau-Ponty et Jean Paulhan faisaient ensemble partie du comité de rédaction des Temps modernes, et les premières pages de « Science et expérience de l’expression » sont habitées par la mémoire des Fleurs de Tarbes, parues dix ans plus tôt. L’intertexte est explicite ou non. Mais la pensée de Merleau-Ponty ne pouvait que résonner et dialoguer avec l’exigence paulhanienne. Par exemple : «  La perfection du langage est bien de passer inaperçue. Mais cela même est la vertu du langage : c’est lui qui nous jette à ce qu’il signifie […]. Son triomphe est de s’effacer et de nous donner accès, par-delà les mots, à la pensée même de l’auteur, de telle sorte qu’après coup nous croyons nous être entretenus avec lui sans paroles »[27]. Ce qui pour le phénoménologue est vrai du langage commun qui engage à faire passer le monde devant les mots le reste de son usage littéraire. Le langage et la littérature ont un pouvoir opérant, constituant, ils suscitent ce qu’on ne savait ni penser, ni dire, ni écrire ou lire. Il y a un surcroît de l’expression, si l’on consent à sa simplicité, à sa neutralité, à l’humilité de « l’humus signifiant » dont parlait Sartre. Sous-jacente à une esthétique classique de concision et de discrétion, une même éthique du commun, une même exigence de socialité non seulement humaine mais surtout anthropogène rapprochent Dhôtel, Paulhan, Merleau-Ponty. C’est bien une civilisation de l’entretien et du dialogue que le philosophe encourage pour fonder l’espace d’un partage sensible et assurer ce que, dans un autre contexte, Jacques Rancière appelle un « partage du sensible »[28]. Fonder, et ouvrir : « Les mots, dans l’art de la prose, transportent celui qui parle et celui qui les entend dans un univers commun, mais ils ne le font qu’en nous entraînant avec eux vers une signification nouvelle »[29].

 Le vivre-ensemble ne se replie pas sur une vulgaire co-habitation, mais sur la co-responsabilité d’une expérience et d’un horizon de sens. Cela engage l’invention d’un avenir partageable, par une invention elle-même partagée. En résonance avec cette idée qui court des Fleurs de Tarbes à La Prose du monde, les réflexions de La Littérature et le hasard lancent une bouteille à la mer, une amorce à saisir. Au lecteur de reconduire, de passer le relais d’une proposition toujours ouverte, inchoative, inachevée. Pour Paulhan, Merleau-Ponty ou Dhôtel, il ne s’agit donc pas de faire un bon usage de la langue dont on observe les règles, mais un noble usage de la langue qui se prête à des échanges. Le bonheur l’emportera sur l’orthodoxie. Comme la valeur d’usage est une valeur fiduciaire, au risque de la Terreur dans les Lettres répond la confiance dans le langage : « Si on y regarde mieux c’est un bonheur que les formules courantes enregistrées par une rhétorique littéraire ou courante présentent, dans leur neutralité et l’extrême facilité de leur emploi au cours des événements que nous traversons : le pouvoir de révéler les aspects les plus divers de notre pensée. C’est un don précieux […]. Le langage n’est pas faux. Le doute seul, péché essentiel, y fait pénétrer la damnation et la terreur. Car le langage, comme la vie elle-même, est simplement dangereux. Mais il le devient plus encore (et parfois mortellement) lorsque nous avons peur de l’utiliser »[30]. Se fier aux mots de la tribu assure donc un possible partage qui n’est que le début de l’aventure littéraire, mais un début nécessaire à l’audace d’inventer une fable, de lancer un conte. Communiquer son expérience pour donner et recevoir conseil sauve de l’isolement et de l’esseulement, pourvu que l’on renonce aux fastes de l’individu roi ou de l’écriture artiste, et que l’on se fie au sens commun. La terreur ne peut être qu’une crise passagère qui ouvre sur une nouvelle ère, si du moins « on peut la rendre juste et lui substituer cette méthode préventive qui s’exprime par une législation dont la fonction est de rendre possibles les relations humaines, en précisant les coutumes dont l’indétermination a pour conséquence aussi bien l’anarchie que les mesures de salut public »[31].

 Au culte exacerbé de l’individu, de la différence et de la singularité comme à la modernité du soupçon et du désenchantement, Dhôtel a opposé avec bienveillance et simplicité de pauvres bougres, des esprits simples et des ruraux nomades qui se racontent leurs aventures et s’en étonnent avec mesure. Le conteur qu’il est ne souffre pas de la malédiction qui pèse sur le mythologue selon Barthes ou le romancier selon Ricardou, condamnés à vivre sur le mode sceptique et sarcastique leur relation au monde. Il ne reproche pas à la tradition du récit de trahir les temps modernes ; il ne soupçonne pas la formule éprouvée de porter le projet d’une littérature de masse. Il ne l’incrimine pas de favoriser un « parc humain » (Sloterdijk), voire de donner des gages à la réduction au matricule par laquelle Marc Fumaroli définit la culture de la communication. La socialité des mammifères ne concède absolument rien à la logique cumulative du matricule, à la facilité du stéréotype ni à la (con)fusion de la communication. Elle conserve l’exigence qualitative de la conversation, en la postulant commune et co-énoncée. Loin de redouter l’aliénation du topos, la duperie du cliché, Dhôtel se réjouit de la justesse qui les a fait naître et connaître, autant que de la justesse d’une illumination rimbaldienne. Redire x, c’est pour le locuteur ou le conteur se situer avec humilité et gratitude dans une filiation et un héritage, c’est pour l’énoncé admettre que les dits antérieurs ne l’ont pas réduit, cet x, qu’il reste un excédent, un supplément, auquel une réitération donne une chance. Car existe « cette possibilité d’une bonté du lieu commun, et que la surdité du langage puisse ne pas être ce complot ourdi par personne, qu’elle soit d’une relative inoffensivité, que la banalité même puisse se constituer en assomption d’une ignorance, forme d’innocence et voie de “connaissance”, d’initiation, pour qui se confie à la hardiesse de cette ingénuité »[32]. L’art selon Dhôtel ne connaît rien du savoir ni de la science. Proche d’un rite et d’une voie d’initiation, sa fiction relate, déplace, raconte, répète, transfère. Ecrire, c’est pour lui s’inscrire dans l’humanité comme légataire et comme donateur, entre sollicitude et gratitude : en transit, et dans un geste de transaction. Entre l’obligation de la convention et le devoir de l’innovation, il y a donc place pour une troisième voie, médiane, moyenne. En attente de la merveille, une espèce transgénique de poètes et d’écrivains, à mi-chemin entre celles des « crustacés » et celle des « mammifères », parie sur une rhétorique de la confiance sans outrecuidance et célèbre sans les sacraliser les pouvoirs de la littérature.



[1] G. Steiner, Réelles présences. Les arts du sens [1989], Paris, Gallimard, 1990, coll. Folio 1991, p. 12.

[2] Par exemple dans le compte-rendu paru dans Le Monde de mon livre Terres promises. Emerveillement et récit au XXe siècle, que je me permets de mentionner (Corti, 2011), Jean-Louis Jeannelle mentionne tous les auteurs (Alain-Fournier, Breton, Gracq, Sylvie Germain) à l’exception d’André Dhôtel…

[3] Correspondance Jean-Paulhan-André Dhôtel, 1938-1968, lettre de Dhôtel à Paulhan du 16 juin 1943, Fonds Jean Paulhan, IMEC.

[4] Je remercie vivement monsieur Philippe Blondeau, auteur d’André Dhôtel ou les merveilles du romanesque (Paris, L’Harmattan, 2003), d’avoir mis à ma disposition cette transcription effectuée par ses soins.

[5] P. Reverdy, Nord-Sud, numéro 13, mars 1918, Nord-Sud n°1 – 1917-1919, Paris, Ed. Jean-Michel Place, 1980.

[6] Rhétorique fabuleuse, Paris, Garnier,1983, rééd. Cognac, Editions Le temps qu’il fait, 1990, p. 133.

[7] L’étymologie est fausse, mais la motivation pédante est possible, selon le Robert historique. Le mot « snob », d'origine obscure, signifie cordonnier, apprenti savetier en 1781 puis en  1796, dans l'argot des étudiants de Cambridge, désigne une personne ne faisant pas partie de l'université, et par extension comme par mépris, une personne de basse extraction, sans noblesse.

[8] Rhétorique fabuleuse, Paris, Garnier,1983, rééd. Cognac, Editions Le temps qu’il fait, 1990, p. 133.

[9] A. Dhôtel, L’Ecole buissonnière, Paris, Pierre Horay, 1984, p. 51.

[10] R. Barthes, « Qu’est-ce que l’écriture ? », Le Degré zéro de l’écriture, Seuil, 1953, coll. Points, 1973, p. 12.

[11] Ibid., p. 13.

[12] Correspondance Jean-Paulhan-André Dhôtel, 1938-1968, lettre de Dhôtel à Paulhan du 16 juin 1943, Fonds Jean Paulhan, IMEC.

[13] Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres, Gallimard, 1941, coll. Folio essais, 1990, p. 160.

[14] R. Barthes, « Qu’est-ce que l’écriture ? », op. cit., p. 13.

[15] Paulhan, Les Fleurs de Tarbes, p. 96.

[16] Aristote, Ethique à Nicomaque, X, 2, 1173 a1.

[17] Avec André Dhôtel. Correspondance André Dhôtel- Philippe Jaccottet, Montpellier, Fata Morgana, 2008. Lettre d’André Dhôtelà Philippe Jaccottet, 22 août 1956, p. 10.

[18] Correspondance Jean-Paulhan-André Dhôtel, 1938-1968, lettre de Dhôtel à Paulhan du 16 juin 1943, Fonds Jean Paulhan, IMEC.

[19] Correspondance Jean-Paulhan- André Dhôtel, 1938-1968, lettre de Dhôtel à Paulhan du 22 octobre 1943, Fonds Jean Paulhan, IMEC.

[20] Correspondance Jean-Paulhan- André Dhôtel, 1938-1968, lettre de Dhôtel à Paulhan du 13 février 1944, Fonds Jean Paulhan, IMEC.

[21] Correspondance Jean-Paulhan- André Dhôtel, 1938-1968, lettre de Dhôtel à Paulhan du 13 février 1944, Fonds Jean Paulhan, IMEC.

[22] Correspondance Jean-Paulhan-André Dhôtel, 1938-1968, lettre de Dhôtel à Paulhan du 8 mars 1944, Fonds Jean Paulhan, IMEC.

[23] La Littérature et le hasard, manuscrit inédit.

[24] Husserl parlait de « l’accouplement du langage ».

[25] Idem.

[26] W. Benjamin, « Le narrateur », Ecrits français, Gallimard, coll. Folio-Essais, p. 269.

[27] Merleau-Ponty, La Prose du monde, Parsi, Gallimard, 1941, p. 16-17.

[28] J. Rancière, Le Partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.

[29] Merleau-Ponty, La Prose du monde, Parsi, Gallimard, 1941, p. 121-122.

[30] La Littérature et le hasard.

[31] La Littérature et le hasard.

[32] Philippe Jousset, « Morales du cliché. Le retour des évidences », Clichés et clichages, Poitiers, La Licorne, E. Bordas et C. Rannoux (éd.), 2002, p. 308.

 

 

La Beauté  n° 5

 

Préambule           

« Sans [la] grâce, la parole publique reste incapable de former une communauté ou de susciter une adhésion des citoyens », écrivait Marcel Hénaff à propos de la Grèce antique, tandis que Gérald Sfez nous rappelait que la beauté, même vue de Grèce, ne se confondait pas avec la civilité - qu'elle se débordait elle-même vers une face plus sauvage. Le classicisme ne résiderait-il pas dans l'équilibre recherché « entre ces deux postulations » ? En s'intéressant à la « discrète civilité d'une littérature "en sourdine" », Delphine Denis nous propose plutôt d'accuser « le trait qui en dessina la ligne de partage ». La grâce, cette fois-ci, cette « grâce plus belle encor que la beauté », plus partagée aussi car les jeux littéraires sont jeux mondains, c'est-à-dire jeux d'un monde où hommes et femmes se rencontrent, expose au différend, mais afin d'atténuer les aspérités qui pourraient exploser en dissensions. 

Ce que la grâce ferait apparaître ici, serait-ce que la beauté, généralement, est mâle ? Dans cette subtile présentation de Delphine Denis, qui n'élude pas la question de la nostalgie, voici que surgit la différence des sexes, homologue au trouble des catégorisations. Homologue simplement : les deux figures, l'une gracieuse et l'autre seulement belle, de Myrtis et de Mégano interdisent de figer le parallèle. Mais la séduction qui habite la grâce ne suppose-t-elle pas bel et bien un lien maintenu à l'autre terme ?   

Pouvons-nous croire encore à un tel art de vivre, plein de « bagatelles » et de « colifichets » ? Et faut-il le souhaiter ? « Nous avons pris le goût des alcools forts, des lectures convulsives et fébriles », fait remarquer Delphine Denis. Le dégoût aussi : ce sublime est trop évident : il troue l'écran, il écrase. La beauté, suggérait Claude Habib, ne s'indique pas. Sans doute est-ce encore plus vrai de la grâce : non parce qu'elle nous soumet comme le sublime, non parce qu'elle nous capture, mais parce qu'elle se joue en compagnie, dans l'échange : et telle serait là sa précieuse singularité anachronique.

H. M.-K.

Delphine Denis est professeure de langue et littérature françaises du XVIIe siècle à l’Université Paris-Sorbonne (Paris-IV). Elle a notamment publié Le Parnasse galant. Institution d'une catégorie littéraire au XVIIe siècle (Paris, Champion, 2001). Elle a créé avec Alexandre Gefen (Bordeaux-III) le site de référence sur L’Astrée, roman d’Honoré d’Urfé (1607-1628) : http://astree.paris-sorbonne.fr/, et dirige avec une équipe de huit chercheurs l’édition critique de ce roman (première partie parue en 2011 chez Champion).

 

 

 

« La grâce, plus belle encor que la beauté »?

Delphine Denis

26/11/2011 

 

La formule, questionnée dans ce titre, est restée célèbre, presque proverbiale. À demi oubliée, son origine fait pourtant sens, qui nous invite à revenir sur le paradigme de cette alternative « classique » : classique en effet, au sens littéral, puisque La Fontaine, son auteur, n’a pas disparu des programmes de classe. Mais qui se souvient cependant, en dehors des spécialistes de la période, que sa fortune tient à un vers risqué avec bonheur dans la seconde version du poème d’Adonis, pour décrire Vénus ?

           

Rien ne manque à Vénus, ni les lys, ni les roses,

Ni le mélange exquis des plus aimables choses,

Ni ce charme secret dont l’œil est enchanté,

Ni la grâce plus belle encor que la beauté.

           

La grâce, ou la beauté ? En les confrontant l’une à l’autre, une longue tradition a assumé la pertinence de ces notions, quitte à les porter à leurs limites – celles d’un je ne sais quoi qui défie l’entreprise théorique – tout en faisant de ce déficit même le fondement et les cadres d’une approche inédite[1]. Elle a posé, très tôt, les termes du débat ouvert par cette réflexion collective : que nous font les textes que nous aimons, que nous souhaitons transmettre ? De quelle nature est l’émotion qu’ils suscitent ? S’agit-il d’admirer, ou de consentir au plaisir du texte pour s’y laisser toucher[2] ? Quelle forme doit prendre la lecture critique, à l’heure où celle-ci réfléchit à ses propres enjeux, récusant le seul examen des défauts au profit du jugement de goût ?

           

On voit assez qu’il ne serait pas convenable que les observations fussent toutes faites dans la vue de faire remarquer les défauts de quelque bel endroit d’un bel ouvrage ; il me semble qu’il n’est pas moins du devoir d’un bon critique, de faire faire attention à ce qu’il y a de beau, et le lecteur a souvent besoin d’avoir l’idée juste du beau, du gracieux […]. (Saint-Réal, De la critique, 1691)

           

L’opposition, qui peut nous paraître aujourd'hui spécieuse, entre admiration – effet de la beauté – et séduction – apanage de la grâce – est pourtant centrale dans les analyses de l’âge classique, qui nous retiendront ici. La Fontaine de nouveau servira de guide[3]. L’épisode de Myrtis et Mégano inséré dans Les Amours de Psyché (1669) vaut pour emblème. Des deux jeunes filles présentées par les Grecs au roi de Lydie, Philocharez, qui se cherchait une épouse, celui-ci préféra Myrtis, alors que sa compagne

           

           

était fort grande, de belle taille, les traits du visage très beaux, et si bien proportionnés qu’on n’y trouvait que reprendre ; l’esprit fort doux ; avec cela son esprit, sa beauté, sa taille, sa personne ne touchaient point, faute de Vénus qui donnât le sel à ces choses. Myrtis au contraire excellait en ce point-là. Elle n’avait pas une beauté si parfaite que Mégano : même un médiocre critique y aurait trouvé matière à s’exercer. En récompense il n’y avait si petit endroit sur elle, qui n’eût sa Vénus, et plutôt deux qu’une ; outre celle qui animait tout le corps en général.

           

Le nom du monarque, forgé par le poète, en fait presque à la lettre (car la référence étymologique laisse volontairement quelque chose à désirer) un « amateur des Grâces »[4]. Et c’est bien en référence à Vénus-Aphrodite que le roi décide de rebaptiser Myrtis en Aphrodisée. Les vers inscrits sur le tombeau de celle-ci se lisent comme une manière de programme poétique :

           

Vous qui allez visiter ce Temple, arrêtez un peu, et écoutez-moi. De simple Bergère que j’étais née je me suis vue Reyne. Ce qui m’a procuré ce bien ce n’est pas tant la beauté que ce sont les Grâces. J’ay plu, et cela suffit.

           

La préface à la seconde partie des Contes et nouvelles en vers vient élucider ce « secret de plaire », qui « ne consiste pas toujours en l’ajustement, ni même en la régularité ; il faut du piquant et de l’agréable, si l’on veut toucher. Combien voyons-nous de ces beautés régulières qui ne touchent point, et dont personne n’est amoureux ? »

C’est en écho manifeste à La Fontaine que Montesquieu, dans Le Temple de Gnide, décrit l’une des trois Grâces apparue en rêve au fils d’Antiloque :

           

Un charme secret était répandu sur toute sa personne : elle n'était point belle comme Vénus, mais elle était ravissante comme elle : tous ses traits n’étaient point réguliers, mais ils enchantaient tous ensemble : vous n’y trouviez point ce qu’on admire, mais ce qui pique.

           

Consubstantielle à l’art d’écrire de La Fontaine, cette distinction définit, plus largement, les territoires que se sont appropriés les « œuvres galantes » à partir des années 1640[5]. Le « goût rococo » s’en réclame pour les belles-lettres dans la première moitié du XVIIIe siècle : mais cette désignation polémique, forgée par ses détracteurs, rappelle avec force que les propositions antérieures en faveur d’une esthétique du gracieux n’allèrent pas sans contestation, et font encore problème à l’heure où s’élabore le néo-classicisme. S’il convient d’inscrire ce débat dans le cadre de la longue Querelle des Anciens et des Modernes, la partition entre la grâce et la beauté avait été théorisée sur le plan stylistique dès le Ier siècle av. J.-C. par le rhéteur Denys d’Halicarnasse, contemporain de Cicéron et de la Rhétorique à Hérennius, œuvres dont on connaît le succès pour la période classique, en particulier par le relais de Quintilien. Prolongeant les analyses de Démétrios, qui avait fait du style gracieux une des quatre entrées de sa typologie, Denys assignait aux prosateurs comme aux poètes une double finalité en matière de « composition stylistique » : le souci de l’agrément, du plaisir (hèdonè), que doit accompagner la recherche de la beauté (to kalon). À la première reviennent « l’éclat, la grâce, l’euphonie, la douceur, le don de persuasion », tandis que la beauté compte à son crédit « la grandeur, la gravité, la noblesse de langage, la dignité, le pathos » (De la composition stylistique, VI, 11, 2). D’un côté donc, les qualités du cœur, par nature subjectives et d’abord ressenties, de l’autre celles de l’esprit, lequel s’adresse aux facultés objectives et rationnelles. Si leur alliance est nécessaire pour Denys, c’est bien qu’elle ne va pas de soi, d’autant que la distinction entre ces deux dominantes stylistiques peut paraître obscure, comme s’en explique l’auteur, anticipant sur une difficulté où achopperait son lecteur : nulle incohérence dans son propos, car, écrit-il dans le même passage, chacune des deux peut effectivement subsister sans l’autre. Mais l’idéal d’écriture (lexis) vers lequel il faut tendre selon Denys doit être en mesure de les mêler : le cœur et l’esprit, la grâce et la beauté concourraient ainsi à une harmonie (harmonia) mixte ou transversale (koinè). La métaphore musicale reviendra, amplifiée et redéployée par la référence médicale et philosophique à la théorie des « humeurs », sous le terme de tempérament dont La Fontaine fait la clé de voûte de l’écriture des Amours de Psyché dans sa célèbre préface[6].

Plutôt que de revenir sur ce que le « classicisme » français – ainsi classiquement nommé – doit à la recherche d’un tel équilibre entre ces deux postulations, il pourrait être de bonne méthode d’accuser le trait qui en dessina la ligne de partage. Car l’économie propre à ces œuvres galantes, qui se réclament explicitement des catégories du goût et de l’agrément, permet de poser avec acuité un certain nombre de questions qui engagent toute réflexion sur la beauté.

En les relevant, dans le même défaut d’ordre où elles se présentent volontairement – tout en leur faisant crédit d’une cohérence qu’elles eurent de facto –, nous n’entendons pas pour autant défendre sans reste une approche relativiste de notions dont l’histoire au fil des siècles montre l’évidente variabilité. La cause en est entendue. Elle relève de plein droit d’une démarche philologique à laquelle nous souscrivons, en son premier moment – celui d’une archéologie des textes et des discours. Mais il s’agit ici de faire un pas de plus, seconde étape de la même démarche qui assumerait alors son moment critique, tout aussi crucial. Ce sera l’occasion d’accentuer d’anciens débats qui furent en leur temps discriminants, pour les confronter à notre actualité sans les trahir – autant que possible – mais sans faire non plus de leur distance un observatoire préservé qui se figerait alors en conservatoire désolé, désœuvré.

La notion de scénographie[7] permet de ressaisir dans leur dynamique quelques-uns des paradigmes constitutifs de ces textes. Dans le cas présent, elle ne fait pas système ni corps de règles, mais valorise au contraire une désinvolture concertée (que le terme de sprezzatura, mot-clé du Livre du Courtisan de Castiglione, désigne mieux que le français par le préfixe privatif italien : absence d’effort) : celle-ci participe pleinement de la scénographie des œuvres galantes.

Ce savant désordre s’inscrit dans le format imaginaire d’une conversation entre hommes et femmes, dont seraient idéalement gommées les dissensions, bannie toute érudition. Jeu de dupes, pour qui s’intéresse à l’histoire des pratiques sociales du temps ? Sans doute. Mais gageons que le choix d’une telle fiction, qui privilégie le moment court d’un échange enjoué, n’est pas indifférent aux options défendues dans ce cadre. Au temps long des traités ayant vocation à durer, appelant lectures et gloses, confrontation des références et des positions théoriques, s’oppose ici la légèreté de ces conversations galantes. Non que tous leurs sujets soient également frivoles – on y traite aussi bien de morale, de littérature, que des dernières nouvelles du monde ou des mots à la mode – mais les « questions galantes » qui firent florès dans les ruelles féminines de l’époque y ont leur place : on se demande par exemple s’il faut préférer les belles enjouées aux mélancoliques, si l’on peut être trop scrupuleux en amour, si la jalousie accompagne nécessairement la passion. L’Amour et l’Amitié (Perrault) dialoguent, Beaux Yeux et Belle Bouche exposent leur contentieux ou différend (La Fontaine), la Poire et l’Oranger (Pellisson), le Busc et l’Éventail, le Fard et les Mouches (Donneau de Visé) renouvellent la tradition des discours allégoriques. La Fauvette de Madeleine de Scudéry, qui revient chaque année dans son jardin, y expose ses vœux et ses plaintes, Mme Deshoulières donne la parole à sa chatte Grisette pour conter ses amours, etc.

Surtout, la conduite du dialogue se veut libre, « sans rien en lui qui pèse ou qui pose ». Que ce modèle conversationnel ait pu constituer, massivement, le cadre de jeux d’esprit présidant à l’invention littéraire n’est pas indifférent : la littérature serait-elle chose trop sérieuse pour l’abandonner aux seuls « auteurs de profession » ? Bagatelles et colifichets galants que les « fictions ingénieuses » en prose, telle la célèbre « Lettre de la Carpe au Brochet » de Vincent Voiture, ou encore Le Miroir ou La Métamorphose d’Orante de Charles Perrault, et tant de pièces poétiques aux signatures parfois obscures, quand elles ne sont pas sous pseudonyme. La Cassette des bijoux, imaginée en manière de recueil par l’abbé Antoine de Torche, exemplifie à merveille par son titre les options esthétiques dont relèvent pour partie ces œuvres galantes. Ces « mignardises », qui selon le dictionnaire de Furetière déterminent le partage entre afféteries et solidité (« se dit d'un langage doux, poli et affecté. Cet Auteur a un stile, un langage mignard, qui est bon pour des amourettes, mais qui n’est pas solide pour escrire l’Histoire, ou traiter des sciences ») ont aussi à voir, selon le même auteur, avec une notion-clé du temps, celle de délicatesse.

Bagatelles donc, mignardises, colifichets et bijoux galants, productions éphémères sans force ni profondeur, dépourvues de toute mâle énergie aux dires de leurs détracteurs, lignes courbes et indécises du style rococo : on aura reconnu dans ce décor, pour l’imaginaire du temps, une figure féminine aussi courtisée que dévaluée, constituée en emblème de l’esthétique galante. La littérature serait-elle, comme le poète, chose si légère, ailée, qu’il faille la placer sous le signe de la grâce ? Les Muses ont-elles choisi de devenir « si mondaines que la moindre bagatelle les arrêt[e], et possible est-ce de là qu’on a tiré ce mot ordinaire de s’amuser, pour dire que c’est imiter le facile attachement des Muses », selon l’ironique étymologie que propose Charles Sorel dans Le Nouveau Parnasse ?

Si le sublime est l’autre nom de la beauté, à l’évidence les œuvres galantes n’y prétendent en rien. Pas de ravissement de l’âme, nulle sidération recherchée par ces textes qui ont choisi la voie de la séduction, misé sur l’effet de mode au risque de se faner très vite, préféré les formes mineures, hybrides, aux grands genres mieux normés, et, peut-être, la discrète civilité d’une littérature « en sourdine ». En entendre les propositions requiert une oreille attentive, et pour les considérer, un regard prêt à goûter le charme désuet de leurs couleurs en demi-teintes. Une telle approche ne vaut pas pour réhabilitation : nous avons pris le goût des alcools forts, des lectures convulsives et fébriles. Peut-être cependant un éloge bien compris de la fadeur (dont j’emprunte ici, pour un tout autre contexte, la formule à François Jullien[8]), comme qualité et jugement de goût, mérite-t-il d’être prononcé. De la déroutante étrangeté de ces œuvres, des émotions que certaines suscitent encore, nous avons beaucoup à apprendre et plus encore, à lire.



[1] Claude Chantalat, À la recherche du goût classique, Paris, Klincksieck, 1992.

[2] Sur cette « manière de critiquer », voir Delphine Denis et Francis Marcoin (dir.), L’Admiration, Arras, Artois Presses Université, 2003.

[3] Jean Lafond, « La beauté et la grâce. L’esthétique “platonicienne” des Amours de Psyché », Revue d’histoire littéraire de la France, 1969, n° 3-4, p. 475-490.

[4] Le nom composé est sans doute volontairement troublé dans sa formation étymologique : cet amant (Philo-) l’est-il de la grâce (charis) ou des Grâces (Charitès) ?

[5] Voir Alain Génetiot, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, H. Champion, 1997 ; Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2001 ; Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008.

[6] Voir Michel Jeanneret, « Psyché de La Fontaine : la recherche d’un équilibre romanesque », dans P. Bayley et D. Gabe Coleman (éd.), The Equilibrium of Wit. Essays for Odette de Mourgues, Lexington, French Forum, 1982, p. 232-248 ; Claude Chantalat, À la recherche du goût classique, op. cit., p. 121-132 ; Boris Donné, La Fontaine et la poétique du songe, Paris, H. Champion, 1995, p. 102-109.

[7] C’est dans la scénographie, « condition et produit de l’œuvre, à la fois dans l’œuvre et ce qui la porte, que se valident les statuts d’énonciateur et de co-énonciateur, mais aussi l’espace (topographie) et le temps (chronographie) à partir desquels se développe l’énonciation » ; elle « se trouve aussi bien en aval de l’œuvre qu’en amont : c’est la scène de parole que le discours présuppose pour pouvoir être énoncé et qu’en retour il doit valider à travers son énonciation même » (Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, A. Colin, 2004, p. 192).

[8] Éloge de la fadeur : à partir de la pensée et de l'esthétique de la Chine, Paris, Librairie générale française, [1991] 1993.

 

 

La Beauté  n° 6

 

Préambule           

Ecrites de Chine, les réflexions de Jean-Paul Sermain nous font changer d'échelle. D'abord, parce qu'il nous parle de sa propre relation à la beauté, n'importe laquelle, dans la recherche comme dans la vie quotidienne. La beauté se conjugue à la fluidité de la vie, à l'émerveillement du regard qui accueille toutes formes et toutes lumières dans l'écho qu'elles se renvoient. La beauté se dissémine, elle passe d'un sens à l'autre, d'une expérience à l'autre, et mélange le donné le plus inattendu à la mémoire de l'art ou au souvenir de gestes familiers vus dans l'enfance. Elle n'a pas de critère, pas de concept. Elle est évidence, mais d'une évidence volatile, liée à l'incertitude de sa présence. On ne peut pas la revendiquer, l'arrêter dans une valeur

Du coup, comme Claude Habib, Jean-Paul Sermain en vient à se poser la question de son enseignement : « Vais-je annoncer à mes étudiants cette beauté que je goûte devant eux ? Est-ce mon histoire qu'ainsi je laisserai entrapercevoir ? Pourquoi devrai-je les priver de leur expérience de la beauté en la programmant ? » Pourtant, il faudrait rétablir son expérience dans nos pratiques pédagogiques, sans ignorer les difficultés épistémologiques de la démarche, car « c'est une source de bonheur et une invitation à veiller à la manière dont le monde se fabrique pour nous. » La solution, suggère finalement le texte, réside dans la connaissance des cultures diverses de la beauté pour pouvoir « en proposer la pratique ». 

H. M.-K.

Jean-Paul Sermain est professeur de littérature française du 18e siècle à l'université de la Sorbonne nouvelle. Il s'intéresse aux modes de pensée du texte littéraire, et a publié plusieurs études sur le roman de la première modernité, la littérature de sagesse (essais, contes et fables) et la comédie. Il a publié Le Conte de fées du classicisme aux Lumières (Paris, éd. Desjonquères, 2005) ; Les Mille et une nuits entre Orient et Occident (Paris, Desjonquères, 2009) ; et Le Roman jusqu'à la Révolution (Paris, PUF, 2011).

 

 

 

Troubles beautés

Jean-Paul Sermain

31/12/2011 

 

Marivaux montre, dans La Dispute (1744), un prince amener son amie Hermianne observer la conclusion d’une expérience que son père avait mise en place - il fait enfin se rencontrer pour la première fois des jeunes gens élevés dans une solitude complète, de façon à observer leurs rencontres amoureuses et à décider si ce sont les hommes ou les femmes qui sont par leur nature inconstants. La question transpose sur le registre galant et donc peu sérieux un dispositif traditionnellement conçu pour découvrir le langage et l’homme de l’origine. Marivaux écrit ici en moraliste et se préoccupe peu de la vraisemblance de la situation : il se contente de monter des personnages qui auraient été privés de toute conscience sociale et donc morale, ainsi livrés à leurs désirs, dont la libération a nourri dès le 18siècle une idéologie à virulente revendication progressiste. Ses jeunes gens parlent la langue la plus raffinée, et s’ils ignorent ce qu’est un cours d’eau, la beauté, elle, leur est immédiatement familière. Ainsi à la troisième scène, Églé se découvre dans le cours d’eau si nouveau pour elle, et se voit confirmer que c’est bien « mon visage » qu’elle y voit : « Mais savez vous bien que cela est très beau, que cela fait un objet charmant. Quel dommage de ne pas l’avoir su plus tôt. CARISE : Il est vrai que vous êtes fort belle. ÉGLÉ : Comment belle, admirable ; cette découverte-là m’enchante. » A la scène neuf, Églé rencontre une autre jeune fille, Adine, et lui demande de reconnaître sa beauté : « C’est à la plus belle à attendre qu’on la remarque et qu’on s’étonne ». Adine lui déclare : « Je vous trouve assez laide », à quoi Églé répond : « Les eaux du ruisseau, qui se moquent de vous, m’apprendront qu’il n’y a rien de si beau que moi ».

La remarque de la beauté vient spontanément à Églé et, s’appliquant à la découverte de soi dans le miroir de l’eau, elle lui procure un plaisir intense qu’elle va raviver quand un garçon à son tour la regardera et la trouvera belle ; mais cette qualification est aussi contestée par Carise et l’objet d’une aigre dispute : les deux femmes ne peuvent se mettre d’accord et se séparent méchamment.

La beauté vous concerne directement, elle vous dit qui vous êtes, elle est source de conflits, elle fait partie de la concurrence des femmes et de leur séduction. Elle entre dans l’expérience la plus quotidienne, elle donne à nos jours ses accents et ses bonheurs. Mon regard s’est arrêté le long des routes de la campagne chinoise sur les citrouilles étalées ou entassées de formes et de couleurs variées, sur les boites de kakis orange, sur les navets et les pêches. Au sortir de chez moi, traversant la partie de la résidence faite d’immeubles de briques des années 1960, j’ai contemplé les petits massifs qui les bordent, avec des arbres au plus près des bâtiments et un enchevêtrement de belles de jour à l’éclat bleu ou violet, et les courges aux larges feuilles découpées piquées de leurs fleurs d’un jaune intense, et d’autres fleurs plus violettes et moins hautes. Sur la droite les vélos sont rassemblés sous un toit de tôles qui est recouvert de plants de courges grasses et fermes, vertes ou orangées, à moitié à deviner derrière les feuilles qui retombent en dentelles, encadrant la longue succession des vélos arrangés nonchalamment et comme marquant chacun son âge et son style par son usure et sa poussière tandis que l’espace devant les portes est parfois occupé, comme par un rideau, par un grand édredon imprimé mis à l’air, remplacé le soir par un groupe de vieux chinois sur de minuscules tabourets jouant aux dominos ; dans les taxis, les immeubles neufs présentent les formes et les découpages les plus surprenants tandis qu’on s’étonne des volumes chantournés des très hautes tours d’habitation ; les autoroutes de la ville ressemblent à des boulevards tant une foule continue les arpente avec tranquillité. Les vélos et les pousse-pousse électriques parfaitement silencieux se glissent comme des animaux dans ce fleuve paisible. Arrivé sur le campus, je vois progressivement passer à l’or les ginkos, et, dans les temples plus lointains, je m’étonne de leur taille formidable et reposante, car ils s’épaississent comme une société amicale. Les temples ménagent sans cesse des enchevêtrements de lignes qui prennent toutes les lumières de la journée. Invité dans un hôtel dont le style vaguement Nouvelle-Orléans n’est pas plaisant, lors de la matinée officielle si bien minutée, ne comprenant presque rien, je m’attarde pensivement sur la silhouette ondoyant dans une robe parfaite de la présentatrice avant de regarder comment prend vie le visage de la publiciste de Hong Kong à ma gauche, et plus loin la vedette de télévision qui me regarde avec une bienveillance prosaïque. D’un seul coup, je remarque sur les tables toutes posées régulièrement une tasse à thé un peu haute avec son couvercle : dans ce lieu sans grâce, d’une forme admirable et d’une blancheur immaculée elles ne laissent rien à désirer, dans un alignement impeccable. Je fais le tour du lac sans nom de Beida pour les différentes lumières qui en changent à chaque fois les perspectives et les arbres qui se transforment pour l’hiver. Bientôt la surface gelée du lac attirera la lumière blanche du soleil.

La marche un peu longue qui doit conduire à l’école ou aux salles de cours me délivre une série inépuisable et toujours surprenante d’allures et de visages, rieurs ou pensifs, parfois marqués par l’âge, et comme je les trouve beaux, je serai bien incapable de dire ce qui relie la jeune fille si harmonieusement dessinée, l’enfant au visage rond un peu aplati et les lignes qui entourent les yeux un peu en retrait sous des sourcils broussailleux. La beauté ne cesse de me solliciter. L’autre matin, j’ai pris la pêche, à peu près grosse comme nos pamplemousses et dont la peau présente un incarnat presque vivant, et avec deux prunes assez larges et brillantes dans leur violet, je les ai rassemblées dans un plat de porcelaine très fine et très blanche, deux feuilles vertes s’y ajoutaient, et je ne peux comprendre le plaisir que me font ces trois fruits et cet accord de couleurs. Je sais qu’une fois la pêche pelée, sa chair me présentera d’autres couleurs puis un goût très doux qui sera comme l’essence du fruit. Dans les restaurants, chaque plat qui arrive est composé de couleurs et de formes, de chair et d’éclat.

Toutes ces beautés éphémères sont comme entraînées dans la vie de chaque moment et de chaque jour, renouvelées et absorbées par les plaisirs qu’elles annoncent. J’imagine sans peine que l’attention à l’ordre et aux couleurs, les vues découpées et les lumières qui changent brusquement ce qu’il y a de plus terne, je les dois aussi à mes promenades dans les musées, je sais que les navets et les courges, les fleurs de pécher et de prunier entrent dans les méditatives peintures chinoises ; je me doute que ma mère aimait associer sur la nappe les vaisselles et les fruits, qu’elle s’arrêtait au coucher du soleil devant la maison que nous avions louée, si modeste, juste au bord de la mer, avant que tout soit submergé de résidences et traversé de foules qui amèneront d’autres beautés moins aimables. Il se trouve qu’en même temps, je commente les poèmes de Lamartine, de Baudelaire et de Verlaine, les tirades de Marivaux et de Molière, les contes de Perrault et les fables de La Fontaine, je m’enchante de ces bonheurs et de cette chance.

Vais-je annoncer à mes étudiants cette beauté que je goûte devant eux ? Est-ce mon histoire qu’ainsi je laisserai entrevoir ? Pourquoi devrai-je les priver de leur expérience de la beauté en la programmant ? Surtout, saurai-je bien la désigner et la repérer ? Qu’est-ce-qui, dans ces textes, est beau ? Moi-même je n’ai pas pour chacun la même réponse ; même si je suis à peu près assuré que certains textes produisent régulièrement le même émerveillement, ce n’est pas toujours la même chose que je retiens, que je m’explique, que je me répète. La beauté de ces textes est comme celle d’Églé, elle fait partie d’eux, et ses auteurs l’ont voulue et leurs lecteurs l’ont reconnue. Mais elle est discutable, elle est source de conflits. Si je m’en tiens seulement aux textes de la première modernité, je sais que leur qualification par la beauté fait partie de ce qui occupe le poète et l’écrivain. Je sais aussi que, durant cette période, la formation du texte littéraire ménage des degrés et des espèces de beautés non identiques, et qu’il n’est aucun genre ou type d’écriture qui n’en soit non seulement susceptible mais redevable comme d’un impératif. Il y a de la beauté dans un discours et dans une répartie, dans une narration historique et un petit poème, une fable et un récit épique, des plaintes tragiques ou un échange comique. Une discussion et un proverbe, un récit et un bon mot. Cet élan vers la beauté, certains de ses usages, sa perception, tout cela fait partie de ce qui entre dans la littérature que nous retirons de cette période. Peut-on en parler en la cachant comme on se cache de plaisirs trop émouvants ? C’est pourtant tout le contraire : leur beauté, c’est leur face publique, ce qu’ils affichent et qui justifie leur existence et leur partage.

Je sais aussi que cette beauté poétique a des malheurs : elle s’oublie, a des éclipses réparables, ou se perd définitivement ; le musée doit sélectionner et laisser dans les caves ou dans les terrains vagues ce qui encombre ou n’est plus rien pour nous. Je sais aussi que si la beauté est partout avant Baumgarten et son esthétique, il en introduit le terme et le concept, orientant sa perception vers la manifestation sensible d’une vérité : que devient alors le texte éloquent, l’échange, le mot d’esprit ? que devient même la fable ou la tirade ? que devient la dispute, la littérature de sagesse, la philosophie morale ? tous ces domaines si riches ont leur propre beauté. Je peux lire Stendhal et Flaubert, Verlaine et Baudelaire à peu près comme si de rien n’était, mais je dois bien, avec la peinture moderne d’abord, voir que la beauté s’est étendue à des objets repoussants, dégoûtants, paradoxalement laids, et que cette extension ne cesse de s’étendre. Ne me suis-je pas arrêté devant ces immeubles des années cinquante si piteux et leur jardins informes et grossiers ; ces courges et ces courgettes ? les taudis qu’il faut traverser pour aller jusqu’à l’école où se pressent les gens fortunés qui n’ont pas le bonheur d’enseigner à l’université ? Je les attendais chaque matin à surveiller leurs changements : à reconnaître ce qui les rend vivants, donc mortels.

Institutionnellement, pour définir nos formations et les compétences acquises, je crois que n’apparaît jamais l’expérience et le sens de la beauté, ce qui est une erreur : parce que c’est une source de bonheur et une invitation à veiller à la manière dont le monde se fabrique pour nous. Cela tient en partie aux propriétés du texte littéraire et sans doute des pratiques d’enseignement qui s’y consacrent. Historiquement, de nombreux textes sont écrits dans une perspective qui leur fixe un idéal de beauté, mais variable et gradué, si l’on peut dire : textes et énoncés se qualifient, à force de soins et de réflexions, et cette qualification fait leur beauté propre, qui n’est pas la même selon les situations, les genres, les propos, les sujets, les dispositions. La moindre phrase en est susceptible. Deux « arts » principalement apprennent ce souci de la beauté, la rhétorique et la poétique, mais ils participent plus largement d’une sorte d’attention et de goût de la beauté, avec la philosophie, la religion, la morale. Toute étude des textes écrits dans ce cadre devrait au moins rendre compte de cet effort et s’interroger sur ses effets pour des lecteurs lointains. La fin du 18siècle donne de l’esthétique une définition dont l’application au texte littéraire est malaisée, et surtout elle tend à séparer un ensemble de pratiques (savantes ou vulgaires, scientifiques ou commerciales) qui seraient en dehors de la littérature, dont l’éminence serait liée à une restriction, ce qui est assez logique (alors que la beauté du discours et du texte n’avait aucun recoin qui lui fût fermé). Cette division voit ses effets augmentés par des redéfinitions de la beauté qui y incluent ce qui en était écarté et fait soupçonner celles qui étaient reconnues : trop suaves, trop sereines, trop aliénées par la distinction, par exemple. De telles critiques mettent en évidence la dimension sociale, politique, idéologique de la beauté : c’est une culture.

Ce qui nous rend peut-être son enseignement légitime et nécessaire : elle peut alors se comprendre par des situations qui changent, jusqu’à la nôtre : certes obscure, trouble, disputée, contradictoire. La beauté n’est pas alors une évidence à reconnaître dans un ensemble de valeurs où elle était toujours seconde par rapport aux devoirs du bien public et à la domination du sacré, elle est prise dans un dialogue et un mouvement historique où la situation d’enseignement est elle-même engagée. La beauté se dissémine dans des échanges avec le passé et avec le présent, avec les étudiants et avec les textes. La singularité du texte littéraire par rapport à d’autres types d’œuvres est qu’il propose une pensée qui met en forme l’expérience, et c’est plutôt cela qui fait l’objet d’une transmission. Celle-ci retient d’un texte, et notre mémoire personnelle, des phrases, des ensembles de vers appris par cœur, des pages, des morceaux d’œuvres, des livres, et aussi des œuvres d’écrivains : Les Fables de La Fontaine ou La Recherche du temps perdu existent pour nous sous mille visages. Et leur beauté ne s’offre pas alors la même : sous une attribution (d’un titre ou d’un nom d’auteur), c’est à chaque fois, à chaque moment, quelque chose d’autre que nous observons, que nous goûtons, que nous retenons.

Cette mobilité du texte et de sa lecture, elle est analogue à celles que je rencontre dans la vie, toujours prête à disparaître, à se perdre dans quelque autre conduite, dans quelque autre rêverie, dans quelque autre lecture. C’est peut-être cette expérience trouble, touchante, inquiète, des textes qui nous permet de faire partager une culture de la beauté : ce sont alors des cultures diverses de la beauté qu’on peut décrire et dont on proposera la pratique, laissant idéalement à un cours d’histoire le soin d’en définir les conditions et les enjeux et à un cours de philosophie de penser leur articulation.

 

 

La Beauté  n° 4

 

Préambule            

La beauté ne fait ni transition ni crise: elle voit pour voir, elle danse pour danser, aime  pour aimer. Du moins « l'échappée belle » de la beauté civile - celle qui n'a pas besoin d'index pédagogique (cf. Claude Habib), celle qu'aucun tournant rhétorique ne peut domestiquer (cf. François Cornilliat).

Tout en reparcourant Hannah Arendt qu'a citée Marcel Hénaff dans l'article qui ouvrait la rubrique « Intensités », Gérald Sfez nous interpelle. Trop citoyenne, nous dit-il, la beauté, si l'on n'ouvre son homonymie! Intransitive, arrachée à l'informe, est-elle grecque encore ? Oui en un sens, car les Grecs savaient bien qu'elle ne l'était pas toute - qu'elle était barbare tout aussi bien. La beauté séjourne du côté d'Eros - ce que Valéry savait si bien et que Gérald Sfez nous rappelle si bien.

Soit, soit. Mais pourquoi, même divisée, est-ce encore la beauté ? Pourquoi est-ce elle qui se déchire?

La question n'est pas vaine. Elle trouve sa réponse en acte, dans l'écriture de ce très beau texte de Gérald Sfez, et aussi dans cette phrase, à méditer : « Le double péril est de vouloir se réclamer du terme de Beauté comme de vouloir s'en dispenser. » Il ne faut ni la dévaluer, ni la surévaluer.

H. M.-K.

Gérald Sfez est professeur de philosophie (Khâgne, lycée La Bruyère de Versailles). Il a écrit de nombreux ouvrages de philosophie, notamment sur Machiavel, Léo Strauss, Jean-François Lyotard. Il vient de publier La langue cherchée (Hermann, 2011) qui porte sur la pensée de la modernité sur la langue (Barthes, Deleuze, Lyotard...) avant de la confronter à celle d'écrivains comme Camus, Michaux, Quignard... 

 

 

 

 

 La beauté n'en veut rien savoir

 

Gérald Sfez

11/11/2011 

 

Ayant défini la politique comme le sens du vivre ensemble et de la citoyenneté au sens large, Hannah Arendt réfléchit aux relations entre l’art et le politique, plus exactement entre la beauté et le civisme ou la civilité. Alors que Rome, dit-elle, trancha le conflit entre grâce et dignité en prenant parti en faveur de la dignité, de la gravitas contre la puérilité de l’art, Athènes « ne trancha jamais le conflit entre la politique et l’art, unilatéralement en faveur de l’une ou de l’autre — et c’est peut-être d’ailleurs, — ajoute-t-elle —, l’une des raisons du déploiement extraordinaire du génie artistique dans la Grèce classique ». Ainsi, « Les Grecs, pour ainsi parler, pouvaient dire d’un seul et même souffle : “Celui qui n’a pas vu le Zeus de Phidias à Olympie a vécu en vain” et “Les gens comme Phidias, à savoir les sculpteurs, sont impropres à la citoyenneté.” »[1] Un même souffle, une même âme grecque pour une parole qui entre presque en contradiction avec elle-même, clivée entre deux phrases.

La beauté est butée. De la civilité, elle ne veut rien savoir. Du moins celle qui se trouve du côté d’un de ses amants ou amantes : le créateur ou la créatrice. Peut-être pas celle qui se trouve de l’autre côté, celui du spectateur ou de la spectatrice de la beauté. De qui la contemple, de la theoria. Le spectateur est plus civil que le créateur, il juge en se mettant à la place de l’autre, c’est le sensus communis, premier acte ou précession de la civilité. Après l’éclaircie de la beauté, la civilité pourra en faire son commencement, ses premiers signes. L’éclaircie, hors-temps, ni jour ni nuit, et sans âge, —  sans faire transition ou crise, sans jouer le rôle de médiation, c’est là le préalable qui donne le ton à l’être-ensemble : aimer la beauté, partager l’exclamation, la trace à l’état brut, toute vide, le lieu d’être, avant que le divin ne prétende y avoir toujours été logé. Voir pour voir, danser pour danser, aimer pour aimer : la praxis est dans l’exclamation, la gratuité.

Mais comment aimer la beauté en ce qu’elle a d’abrupt et d’indifférent à l’intérêt de la communauté ? Car, de l’autre bord, celui de la création, de l’apparence comme surgissement, apparition, la beauté est sauvage, elle s’arrache au néant, à la matière comme à la forme, à leur séparation comme à leur union, elle est marquée des stigmates d’un néant passé, qui l’est à peine, des cernes d’un néant futur et imminent. Echappée belle. La beauté qui surgit, souveraine, est butée, déjà victorieuse contre un adversaire invisible, déjà seule devant cet adversaire absent, auquel elle ne s’adresse pas, absolument nouvelle, apportant sa natalité, un nouveau commencement dans un monde qui ne le comprenait pas, ne l’attendait pas ; elle a gardé de ce combat qu’elle a gagné contre tous et contre personne, et de sa victoire qu’elle remet en jeu à l’instant même, des traces de fantôme. Du bord de la création, la beauté n’est pas civile. Est-elle incivile ? Ce serait trop dire, en faire un des personnages obligés d’une même scène marquée d’une césure, d’une alternative. Or, la beauté est ailleurs.

Entre la création et la représentation, la civilité feint le sans-rapport. Elle élargit le fossé, comme si l’on pouvait garder l’une (celle que l’on contemple) et jeter l’autre (la création). Comme si l’on ne créait pas sans contempler.

De quelle beauté parle-t-on ? Il faut distinguer ! Cette beauté de l’art de Phidias, on l’appelle d’ordinaire le sublime, n’est-ce pas, le beau dans sa démesure (le contraire absolu de ce qui est relatif), l’apparition marquée du sceau de la disparition, avant elle-même comme après elle : dans l’éternité frappée d’avance de néant et le néant frappé d’éternité ? Arendt ne veut pas se prononcer. Cette beauté n’est-elle pas, du moins, celle d’éros ou de l’enthousiasme ? Ou encore, n’est-ce pas celle de la sagesse ? De la beauté, il y a plusieurs acceptions, il faut préciser. Superstitieux du commentaire et des distinguos. Arendt se refuse à préciser, elle y tient. Le silence d’Arendt est sans équivoque : la beauté est indivise lors même qu’elle est plurielle et divisée contre elle-même : la preuve, il s’agit aussi de la beauté de la sagesse. Il y a la beauté.

D’où le second exemple. « Et Périclès, dans ce même discours où il fait l’éloge des droits des amoureux de la sagesse et amoureux de la beauté (les philosophoï et philokhaloï), du rapport actif à la sagesse et à la beauté, se vantait qu’Athènes saurait remettre à leur place “Homère et ses pareils”, que la gloire de ses arts serait si grande que la cité pourrait se passer des fabricateurs professionnels de gloire, poètes et artistes qui réifient le monde vivant et les actes vivants, les transformant et les convertissant en choses assez permanentes pour métamorphoser la grandeur en renom immortel. »[2] Dans cet exemple, une même opposition que dans le précédent : l’éloge de la beauté et sa critique. Mais, autrement décentrée.

Le scandale est que Périclès, au nom de la sagesse (civile ?) exile les créateurs d’art, les poètes (producteurs, fabricateurs, les agents de la poiesis), et que l’éloge de la beauté se trouve là même. Car, Périclès plaide contre la beauté au nom de la beauté : voilà la part de l’éloge, et, dans la même phrase, du blâme. L’éloge est celui de la beauté du côté de la vie, de son rapport actif — c’est celle de la sagesse — de la beauté vivante et non inerte ou morte, comme si vie et beauté s’identifiaient dans une gloire passagère, éclatante de ce fait même, humble, tout à fait sage par son assentiment au mortel ; le blâme — au nom de l’éloge — est celui d’une beauté tournée du côté de sa métamorphose en non-vie (Malraux) et en sur-vie, en surenchère de vie et de vie à l’étage au-dessus (Artaud), vitesse de pointe de la vie, faisant communiquer l’inerte et le Survivant, ce monstre sacré. Ici, la beauté n’est pas gratuite : elle est vaine. Vanité de cet au-delà, vaine gloire. La beauté se dissimile. Mais c’est aussi la même : c’est la beauté. Arendt refuse le distinguo. La part d’éloge de la beauté de l’art communique avec celle de la beauté sage, et pourtant, dans les deux exemples, les créateurs sont mis au ban, les bons amants ne font pas surgir la beauté : ils sont dans l’émerveillement, la reddition sans condition. Philosophes, citoyens. Mais, même là, ils sont déjà en désaccord avec la civilité. À y regarder de plus près. Un peu trop proches des créateurs et de la création. Ils ont trop d’éros. Le bel aujourd’hui de l’éros, dit Platon dans le Phèdre, c’est que la beauté est la seule Idée à se donner en propre, en présence, en chair et en os, en personne. L’Idée transcendante, celle du Bien, elle, comme toutes les autres Idées, ne se présente pas, l’Idée du Beau est la seule — et c’est sa valeur superlative, sa plus-value —  à apparaître telle qu’en elle-même l’éternité la fait. Qu’est-ce qu’une Idée qui est présence ? Qu’est-ce qui la différencie d’une Idée qui se découvre à travers ses manifestations ? Qu’est-ce qu’une Idée qui, de ce fait même, n’est pas de l’intelligible à travers le sensible, nullement de la pensée, du concept. Du sensible ? Le suprasensible qui est présence et non intelligible, par excès et en excès sur la matière comme sur l’esprit. On en tombe amoureux, fou, en bien ou en mal. La seule à avoir transgressé la partition du sensible et de l’intelligible et à être allée encore plus loin : « au-delà de l’essence ».

Revenons à la scène d’ouverture d’Arendt : « c’est peut-être, d’ailleurs, l’une des raisons du déploiement extraordinaire du génie artistique dans la Grèce classique ; elle garda le conflit vivant et elle ne le nivela pas en une indifférence des deux domaines l’un à l’égard de l’autre. Les Grecs… »[3]. Arendt le dit nommément : le conflit vivant entre la civilité et la beauté a fécondé le plus grand génie artistique. Contraint au conflit, l’art redouble d’excellence dans une opposition silencieuse. Le séjour commun dans le conflit rehausse le prix de la beauté. Ni indifférence entre les deux (répartition établie des domaines) ni victoire de l’une sur l’autre, de la civilité sur la beauté, ou l’inverse. Il fallait le différend, que l’une des deux ne l’emporte pas, et que chacune transgresse. Devant la beauté, le dogmatisme est vain, le scepticisme également, mais le criticisme aussi : le vain travail de répartir les domaines, de jouer l’indifférence. La beauté, vous ne pouvez pas dire que vous ne la trouvez pas belle. Et aussi, ce qu’Arendt ne dit pas ici, mais qu’elle dit ailleurs : il le fallait pour la civilité même, mais à la condition que la beauté et la civilité n’en sachent rien. Qu’on laisse la beauté souveraine, sauvage, qui n’en veut rien savoir. Et la civilité sourcilleuse, soupçonneuse, qui envoie auprès de la nuit ses espions du jour et manque l’éclaircie. La civilité ne veut pas considérer la beauté, se fait serment de l’ignorer, sciemment et en argumentant, de propos tout à fait délibéré : en vigile et vigilance. Ce qu’Arendt dit aussi : c’est également un différend intime : la beauté se déchire elle-même, elle est déchirée : sage contre convulsive, ou l’inverse : excessive, de toutes façons, chaque part toujours en excès sur son propre tout. Le différend est externe/interne et il est aussi intime : c’est celui de la beauté avec elle-même, sans que l’on puisse prétendre dire laquelle est la vraie beauté.

La vraie beauté se déchire. De son déchirement aussi, elle n’en veut rien savoir. Autre chose est le goût dont doit faire preuve l’éducateur : un goût réconciliateur. Pour lui, transmettre la beauté, c’est présenter le monde, donner le goût du monde, dire « Voilà notre monde », le toujours-déjà-là, et ce dire en dit peu sur le surgissement et le conflit, sur l’irruption et l’interruption, l’insoluble. Il fait les présentations, en est responsable, représentant de l’adulte[4]. Sa transmission de la beauté doit unir.

La charis, la pointe aiguë de la justice, ce qui la dépasse et l’accomplit, le charme ne va pas complètement avec la civilité, on aura beau dire. Il est risqué. Il faut de la grâce pour trouver l’équité bien au-delà du donnant-donnant. On trouve l’équité comme on trouve le sommeil, et le rêve : par chance et par inadvertance.

Il y a estrangement, étrangèreté de la beauté, étrangeté. Le beau étonne, estrange : dérange la langue par son extériorité, son vœu de silence, son attaque corrosive.

Le silence de la beauté : elle ne veut rien savoir. « L’absolument autre serait cette beauté ou la différence »[5], écrit Lyotard dans Discours, figure. Ou encore : « Le silence est le contraire du discours, il est la violence en même temps que la beauté. »[6] D’où l’équivoque. Est-ce l’un ou l’autre ?

Et la difficulté : la beauté, c’est une violence en même temps qu’une beauté.

Ceci dit à son actif. Intransitive, la beauté n’en dit rien, elle est l’autre de la signification. Elle est de l’ordre de l’évidence, du tout bêtement. En parler, la signifier, en dire l’intelligence, c’est naturellement de ce fait même, la trahir, recouvrir son silence. En dire l’exposant, aller au plus près, c’est ce que l’art essaie en une spontanéité transitionnelle. Et la pensée de l’art l’essaie autrement, par la voie d’une sur-réflexion, d’un discours médian de réflexivité transitionnelle, nécessairement en porte-à-faux, d’un biais douteux : la relation critique, perplexe en beauté. Quand il vient à nommer l’acte de Discours, figure, au début de l’ouvrage, Lyotard en parle ainsi : « Cela ne fait qu’un objet incertain, intermédiaire, que j’aimerais pouvoir appeler, pour l’excuser, un inter-monde, comme Klee, ou un objet transitionnel, comme Winnicott ; mais qui ne l’est pas vraiment parce que ce statut n’appartient qu’aux choses figurales du jeu, de la peinture, et qu’ici encore on ne laisse pas la figure aller dans les mots selon son jeu, mais on veut que les mots disent la prééminence de la figure, on veut signifier l’autre de la signification. »[7] Le commentaire tient son intrigue dans le transitionnel mais le manque.

La beauté ignore le discours, elle s’en déprend. Silence, vivace. Ceux qui ne la connaissent pas ont seulement « une pensée » pour elle et passent à autre chose.

Il faut différencier le problème de la beauté et sa question. Le problème de la beauté est celui de ses homonymes et de son indivision apparente et réelle. La question est celle de sa dévaluation ou de sa surévaluation, de son insoutenable valeur.

Une indécidabilité concerne sa nature. Hannah Arendt parle de la beauté comme énergie et aura. Arendt entend l’énergie dans le sens grec d’energeia, de pure puissance en tant que telle et à l’œuvre, proche de l’entelecheia, l’acte de la puissance en tant que tel, la pure puissance sans la considération de son actualisation. Dans l’indistinction entre la transmission du suprasensible et la survitalité.

Paul Valéry l’infléchit dans le sens de l’énergétique avec ses lois de conservation, d’entropie et de négentropie et, — humainement — d’éros. Une physique de la beauté qui a son tranchant d’inhumain. Il situe le vif de l’ambiguïté dans l’écart entre l’être du phénomène et la légère exagération qu’il comporte : la beauté est absolue, du fait d’être maximum de quanta d’énergie libre, et l’objet d’un désir devenu autre, souverain. Valéry entend la sensation du beau comme un zèle, une jalousie, il ne parvient pas à l’entendre autrement que comme une possession, le sexuel seulement dérivé. Et une dépossession cruelle. Impact d’une excitation maximale et superlative, accrue et promise à la décrue et à sa disparition, toujours.

La fin du jour en est la métaphore : « la manière surprenante que les jours ont de finir par un éblouissement, une création et foison de lumières décomposées, de figures immenses, qui tombent de l’or à la cendre par des degrés très sensibles ; mourant comme des héros et des dieux, de suite après le plus beau, et comme si leur mort était la conséquence naturelle, facile et nécessaire qui voudrait qu’il ne puisse rien y avoir après le plus beau. »[8] La disparition suit nécessairement le faîte de l’apparition de l’étrange énergie. Aussi, dans le moment même où il en remarque le fait d’absolu, Valéry ne s’en laisse pas conter : « Une œuvre très belle est celle qui produit un temps l’impression d’être l’unique objet — l’indispensable, le véritable. Et plus ce temps est grand, plus elle est belle. Mais je sais qu’il est toujours fini. »[9]

Au fil des Cahiers, Valéry décline tous les aspects de cet absolu. Il arpente ses propriétés, la façon dont la beauté se met en crédit. La description, comme toute description, décrit l’être-tel sans se prononcer sur l’être. Mais la phénoménalité en est indiscutable. Les règles de l’art, les codes, les conventions de toutes sortes, les contextes ne sont pas feints, sont bien réels, mais ils ne compromettent en rien de la beauté la phénoménalité de l’absolu qui la caractérise. « Elle est l’étrangeté qui vient compliquer les calculs ».

La beauté est l’unique. C’est la propriété de l’ab-solu entendu ici comme le séparé. Ainsi, de la belle Hélène : « si belle que toute autre en était effacée et que l’on sentait l’ayant vue ne pouvoir plus regarder une autre personne. »[10]

C’est la raison pour laquelle la beauté occupe la pensée au point de l’interdire : pure différence, elle exclut le rapprochement, la comparaison, le différentiel. « Ce qui ne fait penser à nulle autre chose ; et puis au lieu de s’éclairer par la pensée, — l’éclaire, cela est beau, et par sa seule présence. »[11] L’Inexprimable. Non que cette présence ne soit matière à expression, bien au contraire. « Beauté signifie inexprimabilité… Inexprimabilité signifie non qu’il n’y ait pas des expressions — mais que toutes les expressions sont incapables de restituer ce qui les excite — et que nous avons le sentiment de cette incapacité ou irrationalité comme de véritables propriétés de la chose-cause. »[12]

Décrire l’effet de beauté, c’est entendre la marque de l’infini, ce que Valéry nomme « l’infini intuitif ». Lequel est trait d’obscurité : « Si un ouvrage est clair et s’il est merveilleux aussi, il est obscur en tant que merveille. Une belle chose est toujours obscure. »[13] Sous les auspices de l’obscur, la merveille est l’inattendu, le miracle de tout advenir de la beauté. Mais nommer la merveille, c’est nommer ce qui ne cesse d’être beau, le miracle de ce qui se conserve étonnant, la « surprise paradoxale » : « surprise par l’attendu »[14] : « Conserver la merveille dans l’accoutumance. Ceci est une valeur rare dans les œuvres. Une femme dont la possession répétée accroît le désir de l’amant est une valeur infinie. »[15] La merveille est ce qui a franchi « le seuil des étonnements bruts ». Le plus étonnant est qu’elle étonne durablement. Nous aspirerions indéfiniment, nous regarderions indéfiniment. Cette inexprimabilité se donne dans son incessante expression et dans son suspens : « Une œuvre fait parler. Mais celle qui nous réduit au silence est la plus belle. Cela est très sensible devant certaines peintures ou sculptures, qui vous prennent par le fond, et comme en deçà du point d’où l’on peut revenir d’elles à soi par voie de parole. » «  La Beauté parle ou chante, et nous ne savons ce qu’elle dit. Nous la faisons répéter. Nous l’écouterions indéfiniment. »[16] « Il y a beauté quand la vue de l’objet excite à le voir. Il contient de quoi répéter “indéfiniment”. »[17] C’est précisément cet indéfini que nous prendrions pour infini.

Ce qu’elle nous fait entendre est le silence et nous la faisons répéter.

Aspect de l’infini. La beauté émerveille par la façon dont elle est traversée d’antinomie : elle est impossible et nécessaire. Elle aurait pu ne pas se produire. Elle ne pourrait être autre qu’elle est. L’incroyable vérité : événement libre et d’une absolue nécessité[18]. C’est cela la présence.

Séparée, l’œuvre est silence parce qu’elle est refermée sur elle-même, solitude : « Toute belle œuvre est chose fermée. Rayonne muette. »[19] Aussi l’œuvre s’adresse à la solitude, ne parle pas au jour, n’est pas civile : « Je ne m’adresse qu’à l’homme seul, écrit Valéry — à celui qui se relève in media nocte, dans la nudité de son existence — comme ressuscité de l’autre côté de sa conscience, toutes choses lui paraissant réelles et étrangères — comme s’il fût venu avec une lampe dans un lieu obscur et encombré d’objets inconnus qu’elle éclaire et transforme à chaque pas. À une heure où il n’était pas attendu, dans un lieu qui pourrait être tout autre. »[20] L’éclaircie, l’éclaircissement est insomnie : telle est l’heure qui surprend le temps.

Loi de conservation de cette étrange énergie : un objet introduit un fonctionnement qui tend à se conserver. Nous saisissons comme infini cette tendance. L’émotion de “Beauté” est « l’infini intuitif de désir et de certitude absolue, le rayonnement de l’énergie libre dans tout l’être ».[21] De là, cette soif de recommencement, cet étonnement continué, dont le nom est le désir parfait, l’éros accompli. « La beauté est un cercle », celui d’une étrange soif : elle crée un état et le suppose. « Elle n’a de sens et d’existence que comme création, transmission, développement, moyen ou fin d’un état. » Ce cercle dit l’absence d’origine et le circuit fermé.

« Étrange soif »[22] qui se creuse au fur et à mesure où elle se comble, non parce qu’elle insatisfait comme le désir tyrannique, mais parce qu’elle comble. « Atteinte et résolution à chaque instant ». Grâce et désir : « Rien n’achève le mouvement qu’excite ce qui est en soi achevé. »[23] Grâce et désir : la grâce n’est pas hors désir et forme sans s’enchevêtrer avec l’informe. « La grâce qui est la beauté informulée, l’amour inspiré par un objet qui plaît sans s’expliquer, sans motif, — la grâce semble alors se poser sur ce qui reste d’informe, sur l’absence d’art. »[24]

Valéry efface l’ambiguïté de l’indivision en la réglant. L’envers et l’endroit : énergie/éros et phénoménalité de l’absolu : telles sont les deux faces d’une même circulation.

La question est autre : c’est celle de ce qui n’est pas mesurable, et de ce à quoi, dès lors, nous ne pouvons manquer de nous dérober : en dévaluant ou en surévaluant la Beauté.

Dévaluation : «  Il y aura un temps, (c’est-à-dire un homme,) — où les mots de notre philosophie paraîtront des antiquailles et ne seront connus que des érudits. On ne parlera plus de pensée… Déjà le mot de Beauté n’a plus, ou presque plus, d’usage philosophique. »[25] « Dévaluation des mots : Vertu, beauté, Morale, etc., en général, du Vrai, du Bien et du Beau, c’est-à-dire des idéaux officiels.

Ceci peut-être en relation avec la formation de l’homo actuel par sa vie dans un milieu « positif » et quasi scientifique où les valeurs non mesurables s’exténuent. Ce qui n’est pas mesurable n’existe pas. Il y a aussi une pudeur. — Hypocrisie possible — cf. déjà Stendhal. »[26]

La dévaluation du Beau entre dans le cours de la dévaluation générale et son accélération vertigineuse : raison pour laquelle il n’y a guère de sens à opposer le Beau au Vrai ou le contraire, le Beau au Bien ou le contraire. Cela précipite toujours sa propre dévaluation. Il y a aussi la pudeur envers toute valeur affichée : qui s’accrédite. Publicité malsaine, hypocrite ; les vraies valeurs ne disent pas leur nom, ne sont pas cotées en bourse.

Surévaluation : «  Une génération “formée par le culte du Beau”. Ceci n’est pas ironie. Je note un fait — que je vois : un moment dont j’ai fait partie.

Le rôle joué par l’idée vague et intense de “Beauté” sur les jeunes gens de 70 à 80 — (et d’un certain “milieu”) est à noter. Il y a eu un moment où ce qu’on est convenu d’appeler Beau, Art, etc. a failli devenir un culte — à mille sectes. Ce culte a assez mal tourné ­ de par le manque de l’homme qui l’eût établi. Sport et journalisme sont venus s’y mêler. Aussi bien devenait-il bête. Enfin l’humanitarisme, l’anarchie.

Il en est resté sans doute un goût complexe mélangé de la Perfection, du Surhomme, de classique, de décadent, de progrès, de mystique, de philosophie-scientifique qui est encore notre fonds commun. La guerre venue là-dessus. »[27]

La surévaluation a mille visages et sert l’idéologie : du Surhomme comme de l’humanitarisme, de la décadence et de sa critique qui est plutôt une crise des valeurs, qui prépare la guerre et que la guerre efface.

Le double péril est de vouloir se réclamer du terme de Beauté comme de vouloir s’en dispenser. De vouloir.

La question : comment éviter dévaluation et surévaluation, ne pas dé-mesurer ce qui n’a pas de mesure, de prix ? Ce qui n’a pas de mesure n’échappe pas par l’excès ou par le défaut à la demande de comptes. L’infini est le milieu.

L’enjeu de la beauté n’est pas seulement la critique du positif, de l’utilité. Au nom du suprasensible ? Du supravital ? Mais la cécité affirmative de la Vie est d’un autre ordre que l’insolence affirmative de la Beauté : elle est d’une autre ignorance : « Utilité, beauté, etc. — ne sont que caractères humains. La “nature vivante” ne s’y soumet pas — n’en veut rien savoir. »[28]

Beauté, Vie. Une homonymie nous reconduit à une autre homonymie. « Le mot Vie a trop de sens »[29]. Il est d’une facilité magique et « tout ce qui est beau est difficile autant que rare » (Spinoza). Ascèse.



[1] Hannah Arendt, « La crise de la culture » in La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 277.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Hannah Arendt, « La crise de l’éducation » in La Crise de la Culture, op.cit., p. 243.

[5] Jean-François Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1978, p. 13.

[6] Ibid., p. 14.

[7] Ibid., p. 18.

[8] Paul Valéry, Poèmes et PPA, in Cahiers II, Paris, Gallimard (La Pléiade), 2010, p. 1293.

[9] Paul Valéry, Art et esthétique, in Cahiers II, op.cit., p. 935.

[10] Paul Valéry, Sujets, op.cit., p. 1329.

[11] Paul Valéry, Art et esthétique, op.cit., p. 935.

[12]Ibid., p. 971.

[13]Ibid., p. 944.

[14]Ibid., p. 953.

[15] Ibid., p. 954.

[16] Ibid., p. 967.

[17] Ibid., p. 935.

[18] Ibid., p. 979.

[19] Ibid., p. 952.

[20] Paul Valéry, Poèmes et PPA, p. 1293.

[21] Paul Valéry, Sujets, op.cit., p. 1337.

[22] Paul Valéry, Art et esthétique, op.cit., p. 967.

[23] Ibid.

[24] Paul Valéry, Poésie, op.cit., p. 1073.

[25] Paul Valéry, Philosophie, in Cahiers I, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1973, p. 574.

[26] Paul Valéry, Histoire-politique, in Cahiers II, op.cit., p. 1541.

[27] Paul Valéry, Littérature, in Cahiers II, op.cit., p. 1167.

[28] Paul Valéry, Bios, in Cahiers II, op.cit., p. 763.

[29] Paul Valéry, Bios, ibid., p. 773.

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