La Beauté  n° 13

 

Préambule            


Pourquoi les lecteurs du XVIIe siècle se sont-ils enchantés de romans fleuves comme L’Astrée ou Clélie, ou des tirades interminables de Corneille ? Myriam Dufour-Maître poursuit ici notre réflexion sur la beauté, son incontournable historicité et sa mystérieuse résistance au relativisme historique, par un cas de figure inverse à celui que Jean-Charles Monferran évoquait : contrairement au jugement enthousiaste de Pasquier sur Ronsard, que nous continuons de partager avec l’érudit du XVIe siècle, nous avons perdu le sens de la beauté des « tartines », de ces mots qui « tomb[en]t comme en hiver flocons de neige », qui caractérisent les tirades des tragédies de Corneille ou les quelque quatorze mille pages du Grand Cyrus de Mademoiselle de Scudéry.

Ce que montrait Jean-Charles Monferran (ou ce que montrent aussi, à leur manière, les articles de Delphine Denis ou de Nathalie Dauvois), c’est que la différence, historique, de trajet de la pulsion esthétique, ne doit pas occulter un accord esthétique en quelque sorte transhistorique avec les hommes du passé. L’enjeu de la réflexion de Myriam Dufour-Maître est légèrement différent : en nous rendant présent, sensible, le sens esthétique passé qui trouvait les longueurs belles (« on a le temps, et c’est cela qui est beau ») mais que nous ne partageons plus, elle nous fait aussi ressentir ce que nous y avons perdu – un sens du temps, précisément, de l’interlocution où chacun prend le temps de parler, d’épuiser ses raisons, ses émotions, sa douleur ; et elle fait renaître en nous un désir de copia, de réponses, de fatigues, de vieillesse même.

Ainsi s’esquisse, opposée tant à la beauté « rêve de pierre » qu’à la « beauté convulsive » rencontrées dans bien des contributions, une troisième sorte de beauté, de lente retombée, de passivité discrètement douloureuse, celle des « flocons de neige » à laquelle vient fugitivement s’accrocher la patience de femmes sachant vieillir : « quand nous serons bien vieilles », nous aurons la patience qui fait écouter la lancinante longueur des raisons d’avoir vécu, et la volonté sereine de la transmettre.

Cette réponse possible de l’amante au poète impatient, ne serait-ce pas celle par laquelle tout enseignant devrait se laisser pénétrer ?

H. M.-K.

 Myriam Dufour-Maître, maître de conférence à l’université de Rouen, est aussi présidente du Mouvement Corneille-Centre International Pierre Corneille, et animatrice du site http://www.corneille.org consacré au dramaturge. Elle a notamment publié Les Précieuses, naissance des femmes de lettres en France au XVIIe siècle (Paris, H. Champion, 1999, rééd. 2008).

 

 



Admirables réponses

 

Myriam
Dufour-Maître

16/06/2012 

                                           


 

Ce fut avec respect, marchant le plus doucement possible, qu’ils entrèrent dans la galerie française. […] Tous, saisis, immobiles, se taisaient. Quand on se remit à marcher, Boche résuma le sentiment général : c’était tapé. [1]

Hypallage, car c’est la noce qui est tapée, frappée… La beauté, ça empoigne, ça cogne et ça cloue le bec. Décourageant le commentaire (voir le récit de Claude Habib ici), la beauté se révèle par la sidération même dont elle nous frappe. Autotélique, volontiers oraculaire, elle n’attend pas (ou plus ?) de réponse : son culte exige le silence, dans les musées (ou alors casque aux oreilles, le commentaire nous évitant de regarder…), au concert (certain chef menaçant de quitter la fosse au moindre toussotement...), au cinéma, au théâtre. Mauvais augure pourtant, jadis, naguère encore, que le silence. Qu’est devenu le « brouhaha », cette manifestation emblématique de l’accueil collectif et tapageur des beautés du spectacle ?

« […] j’observai que durant tout ce spectacle, le théâtre n’éclata que quatre ou cinq fois au plus, et qu’en tout le reste il demeura froid et sans émotion. […] », note l’abbé d’Aubignac à propos de la Sophonisbe de Corneille [2].

Or que manque-t-il à la pièce, selon cet admirateur (retors et partagé) du premier Corneille contre Corneille lui-même ? Ce n’est pas le sublime cornélien, ces moments où la parole théâtrale semble se ramasser sur elle-même, s’arracher à la grande chaîne pour s’élever d’un coup, solitaire et raréfiée comme l’air qu’on respire sur ces cimes, condensée dans un mot, à peine une phrase, qui frappe et qui rompt : « Moi », « quilmourût », « àlagloire » [3], etc. Ce qui manque n’est pas cette beauté qui se détache, ou que l’on a détachée au point d’oublier que le mot sublime rimait avec les autres…

[…] les choses que l’on y peut estimer y sont rares, et même imparfaites, en sorte que l’on n’y voit Monsieur Corneille qu’à demi […]. Ce n’est pas que dans celle-ci les hommes ne disent de fort excellentes choses, mais je ne les ai pas trouvées de l’air de Monsieur Corneille, parce qu’elles ne sont pas achevées, et qu’elles demeurent presque toutes à moitié chemin ; elles n’ont rien de ces belles contestations qu’il a mises tant de fois sur notre théâtre, qui poussent l’esprit de l’homme à bout, et où le dernier qui parlait semble avoir tant de raison que l’on ne croyait pas qu’il fût possible de repartir, et où les réponses et les répliques excitaient de si grands applaudissements, que l’on avait toujours le déplaisir d’en perdre une bonne partie, et qui contraignaient tout le monde de retourner plusieurs fois au même spectacle pour en recevoir toujours quelque nouvelle satisfaction. [4]

Ce qui manque(rait) à la Sophonisbe, ce sont les tartines.

Ne coupez pas ! Coupez !

« La tirade, ou, en termes de coulisses, la tartine, voilà ce que l’on va chercher au théâtre.... », estime-t-on encore au début du XIXe siècle [5]. On dit maintenant plutôt « tunnel », c’est dire le changement de regard – et les metteurs en scène coupent.

Tirade : « Ce qu’un personnage débite sans être interrompu » indique Littré, qui cite Sévigné : « Rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font frissonner » [6].

Pour d’Aubignac, pour ce public qui retourne plusieurs fois voir la pièce pour écouter ces tirades plus complètement, la beauté du théâtre du premier Corneille tenait à ce que chacun y parle « jusqu’à la clôture de ses raisons », dans un « achèvement tel qu’il est parfois difficile à l’allocutaire de reprendre la parole » [7]. L’intérêt se concentre alors sur « les réponses et les répliques ». Suspension délectable : que va bien pouvoir répondre l’autre ? Ce n’est pas seulement excitant pour l’intellect, c’est beau. La beauté émane d’abord de ce risque, affronté et vaincu par les « entreparleurs », de rester coi ; elle nous procure le plaisir de voir que la parole thétique triomphante, justement ne triomphe pas, pas plus que ne triomphera absolument le discours qui lui répond. Car la beauté de la repartie ne tient pas, si l’on continue de suivre d’Aubignac, à la fulgurance du Witz, à la surprise brève de la réplique qui cloue l’adversaire d’un mot-poignard, ni à l’élévation brutale, presque sans transition, du discours vers le chant ou le mot sublime. La beauté se déploie au contraire en épousant les contours, articulations et virages de la pensée à laquelle elle répond, dans la tension entre accommodement à l’énoncé précédent et invention à chacun de ces passages obligés ; et, pour le spectateur, dans la tension entre le plaisir de l’anticipation – soutenue par la mémoire de la tirade et la connaissance des lieux de l’argumentation – et celui de la surprise. Et ce déploiement lent, circonstancié de la réponse se fait spectacle, haletant. Un théâtre et de passions et d’idées, dont les tirades et réponses « enlèvent » et « font frissonner » à la mesure même de leur abondance et de leur achèvement ; un discours que l’admiration interrompt – le théâtre « éclate » –, mais qu’on reviendra écouter, pour n’en perdre pas miette. Dans Sophonisbe, le poète devenu « froid » serait donc passé à côté de la beauté, essentiellement par incomplétude, pour ne répondre pas à la loi de la « quantité », si l’on se rappelle les maximes conversationnelles de Grice [8]. Le contraste n’est pas seulement pour nous avec la parole brisée qui marque la conscience contemporaine, mais aussi avec un régime de l’émotion perçue alors déjà comme antithétique de la parole articulée et déployée, avec même l’idéal esthétique de la conversation, de son gracieux papillonnage [9]. Ici on « achève ». Il y faut du temps. On ne se coupe pas la parole. C’est cela qui est beau.

Entre tant d’exemples, deux autres. Je relis, dans la nouvelle du « Curieux malavisé » insérée dans le Don Quichotte, l’admirable réponse de Lotario à son ami Anselmo, qui vient de lui exposer la dangereuse « fantaisie » dont il est dévoré, de mettre à l’épreuve la chasteté de son épouse. Lotario, à l’orée de son discours, marque l’espace dont sa réponse a besoin pour se déployer : « Écoute-moi, Anselmo, mon ami, et aie la patience de ne pas me répondre avant que j’aie fini de te dire ce qui me vient à l’esprit à propos de ton envie : il te restera du temps pour me répondre, il m’en restera pour t’écouter. » [10] Puis encore : « Si je parle trop, pardonne-moi : il le faut, dans le labyrinthe où tu es entré, et d’où tu veux que je te sorte […]. Ne sois pas fatigué de m’écouter. » [11]

Ce discours d’un homme de bien, dicté par la plus pure amitié et qui ne manque à aucune des règles et des savoir-faire de la plus habile éloquence, est évidemment voué à un échec nécessaire au récit : son inutile beauté en est presque douloureuse pour le lecteur (pour moi en tout cas !), parce que la réponse manque, précisément. Et si nous le plaignons, nous n’aimons déjà plus Anselmo : en esquivant la réponse et en coupant court par le chantage, il a le premier trahi l’amitié de Lotario au labyrinthe avec lui descendu.

Dansle Cyrus de Madeleine de Scudéry [12], l’« Histoire des Amants infortunés » occupe quelque trois cents pages du troisième tome : la romancière ne nous fera-t-elle donc grâce de rien, d’aucun argument dans cet interminable tournoi de paroles entre quatre amants, dont chacun veut prouver qu’il est le plus malheureux ? Quelle lourde rhétorique, quelle pesante et voyante architecture ! Se rendre capable de percevoir une beauté qui était sensible aux contemporains de Madeleine de Scudéry, tel pourrait être le programme pourtant [13], d’autant plus à portée que la distance esthétique n’est pas totale : c’est l’amant en deuil qui sera jugé le plus infortuné, au terme d’une narration brève, pathétique, et la moins « verbeuse » de toutes. Mais n’est-ce pas là précisément une familiarité trompeuse avec notre propre régime esthétique, et qui nous fait passer à côté de la beauté que visait un roman de quelque quatorze mille pages ? Car Artibie comme les autres achève son récit par une plaidoirie en forme qui répond aux arguments des autres amants, avance les siens, et en dépit de la note funèbre que jette son histoire, ne laisse pas de relancer le débat :

Le Prince Artibie acheva son discours avec un saisissement de cœur si grand, qu’à peine pût il en prononcer les dernieres paroles distinctement, tant le souvenir de la mort de Leontine toucha fortement son esprit. Sa melancolie passa mesme de son ame, dans celle de toutes les illustres Personnes qui composoient cette Compagnie : et il fut pleint avec tendresse de ceux mesme qui luy disputoient le premier rang parmi les infortunez. Ils ne manquerent pas de prendre garde à cét ingenieux et passionné silence, par lequel il avoit suprimé le reste de ses avantures, depuis la mort de la belle Personne qu’il aimoit ; comme ayant voulu dire tacitement, qu’apres cette mort il n’avoit plus de part à la vie : et qu’il comptoit pour rien tout ce qu’il avoit vescu, ou plustost langui depuis. Ils ne se rendirent pourtant pas : et apres que cette humeur sombre qu’un recit si funeste avoit causé dans leur esprit se fut un peu dissipée, chacun soustint encore son opinion, et la soustint mesme avec chaleur. [14]

Ne pas se rendre au pathos, au silence endeuillé, ni même à cet « ingénieux silence » de la litote (cette « nouvelle manière de concevoir la raison » [15]). Retrouver, dans l’échange circonstancié des arguments, cette « chaleur » vivante que l’humeur froide de la mélancolie a menacée, un moment. Ne pas laisser la mort même, la mort surtout, sans paroles, longues paroles, longues réponses qui, lentement, ramènent la chaleur. Posant la comparabilité du deuil avec les autres expériences humaines de la souffrance, le roman non seulement le réinscrit dans la chaîne discursive, mais fait de cette réinscription même son idéal esthétique. Ne coupez pas. C’est cela qui est beau.

Au passage, un de nos défis civilisationnels : de quelle beauté des paroles pouvons-nous, savons-nous encore, ou non, entourer la mort et l’effroi ? Qui se risquerait encore à la consolatio ? L’art n’a pas pour but de nous consoler, répètons-nous avec une crânerie peut-être stupide, tandis que nous sommes remis aux circonstancielles « cellules de soutien psychologique », soumis à l’insupportable injonction de faire, chacun pour soi et au plus vite n’est-ce pas, notre « travail de deuil »...

« Coupez ! » paraît bien le mot d’ordre de notre régime esthétique. Pourtant, note Alain Michel,

[…] des hommes comme J.-L. Godard s’aperçoivent qu’il est toujours dangereux de couper une scène. Il vaut mieux la jouer en temps réel, sans interrompre le discours de celui qui parle. Cela n’est pas dû à des raisons de vraisemblance mais de vérité. La parole a besoin de son unité. Nous retrouvons ici de l’intérieur une exigence bien connue de Platon, qui l’évoque abondamment dans ses dialogues, soit pour lui céder dans les sinuosités interminables de l’exposé, soit pour la combattre – mais par l’interruption, non par la coupure. [16]

Réponse, mais prématurée, l’interruption altère légèrement la relation sans la briser. Le dialoguiste de l’âge classique en use comme d’un piment pour lequel il faut garder la main légère. Le fil sera repris, retissé autrement, un peu plus tard. L’identification peut continuer de voyager, de transiter d’un interlocuteur à l’autre, dans une temporalité qui conserve son amplitude, son large horizon. On a le temps, et c’est cela qui est beau. La coupure, elle, est fourrière du silence [17].

Neige et orage

Ces grandes nappes de discours, même dans le style « doux-coulant », ne sont pas étales, mais il y a dans le mouvement de leurs amples lés une lenteur, une douceur, une mesure qui nous semblent si éloignées de la beauté saisissante... Le long destin d’une métaphore, à peine esquissé en trois exemples ici, permet peut-être de marquer les enjeux de cette mutation à l’égard de la copia. Toutes belles paroles sont peut-être de neige, mais ce n’est pas la même chose que boules ou flocons.

À la parole forte et brève de Ménélas, Homère oppose l’abondance fluide mais invincible de la parole d’Ulysse, semblable à la neige :

Et quand Ulysse l’avisé à son tour se dressait,
[...]
Et que les mots tombaient comme en hiver flocons de neige,
Aucun mortel ne pouvait plus lutter avec Ulysse,
Et ce n’était plus tant pour sa beauté qu’on l’admirait. » (Iliade, III, 212-223)

En 1860, un critique emploie la même image à propos de la Clélie, mais l’appréciation a totalement changé :

La phrase y succède à la phrase avec aisance, sans embarras ; c’est coulant, c’est limpide, et à la longue c’est étouffant. On dirait des flocons de neige ; chaque flocon pèse moins qu’une plume ; mais les flocons tombent si bien qu’on finit par être enseveli. [18]

Et chacun se rappelle au contraire, sous la plume de Cocteau, « ces coups de poings durs des boules de neige,/ Que donne la beauté vite au cœur en passant » [19].

La beauté désormais : condensation, déplacement, vitesse, choc. Alors le Cyrus, la Clélie, est-ce beau ? Ai-je tort d’y chercher une beauté qui ne s’est pas imposée à la première lecture, qui ne m’a pas « frappée », dont je n’ai pas senti « l’aiguillon » ? Dois-je, puis-je apprendre à voir une beauté que je finirai peut-être par y mettre moi-même, pour n’y avoir pas perdu mon temps ?! De la beauté, quel est le signe ? Si la beauté est présence lumineuse, est-ce nécessairement brusque éclat, fulgurante parousie ? Peut-on imaginer que la beauté échappe à la dramatisation de son surgissement ? À la métaphysique occidentale de l’épiphanie du Beau, François Jullien oppose, pour la Chine ancienne, la notion de « prégnance » diffuse, disséminée, en l’absence même d’un concept et plus encore d’une essence du beau [20]. Chez Madeleine de Scudéry (lectrice, sur le tard, de Confucius…), c’est souvent un lent « fondu » qui marque les moments de grâce sensible ou morale, dans une synesthésie ou une composition des sentiments où le « tact » estompe les arêtes de l’éclat comme les aspérités du caractère : longues, prévisibles, « enveloppantes », descriptions et conversations infusent calmement la narration [21]. L’éclat réel – car l’éclat prédiqué, lui, est plutôt convenu – sourd, lentement, de ce long polissage. Si la beauté provoque la joie, est-ce nécessairement le pétillement vif, le soulèvement voire le punctum de la laetitia, ou ce « mouvement de satisfaction raisonnable, calme et durable » (Cicéron) du gaudium, dont la profondeur méditative se conquiert ? Si la beauté appelle l’amour, ne vient-il donc que par la foudre [22] ? Avec la douceur, le largo, le sérieux et le calme de la copia verborum, n’avons-nous pas perdu aussi la décision d’aimer, l’amour comme décision, « l’amour de choix et d’élection ou de cognoissance » que défendait encore le marquis de Sourdis contre le janséniste Jacques Esprit [23], les patients chemins de soins et de paroles d’Estime et de Reconnaissance, à distance prudente de la rapide, muette et dangereuse Inclination ? Est-il besoin de rappeler combien toutes nos conceptions se tiennent, amour, parole et beauté, depuis le Banquet… ?

La beauté est-elle (une) étrangère ?

À défaut de pouvoir définir la beauté autrement que négativement (le « ni... ni... » de Diotime), interrogeons-en les scénographies : c’est à « l’étrangère de Mantinée » qu’est confiée la tâche de dire l’absolu de la beauté, d’en séparer l’idée de toute relation au sensible [24]. Femme, et d’ailleurs : extranéité de la beauté, insaisissable, dont « le beau sexe », cet étrange animal, est tout à la fois messager, support, représentation, trahison et caricature dans l’Occident christianisé. Le lent passage du statut de la femme, de réalisation imparfaite de l’homme à celui de deuxième sexe, plus radicalement autre [25], semble avoir redonné à la beauté platonicienne un support de représentation qui dramatisait encore davantage la coupure.

« Ce fut comme une apparition » : épiphanie de la beauté-femme, nécessairement étrangère, « andalouse, créole peut-être », avec en arrière-plan la « négresse », les « îles », le châle (un cachemire ?), et la « romance orientale »… Cet exotisme de convention, ce n’est pas seulement Frédéric qui en soutient la fantasmagorie de son énamoration, c’est bien aussi Flaubert, entre allégeance et ironie, qui en fait les accessoires de son tableau… La beauté se détache (« toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu »), immobile (« elle gardait la même attitude »), muette (à peine entend-on, comme off, des bribes au discours indirect libre), idéelle (« cette finesse des doigts que la lumière traversait »), idéale et attisant « une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limite », à jamais séparée : « il sentait entre elle et lui se creuser des abîmes » [26]. La dramatisation de la réponse impossible au « mystère de la beauté » n’est-elle pas parallèle, voire superposée à la question infinie du supposé « continent noir » : « que veut une femme ? », ce « sphinx incompris » [27] (Baudelaire) trônant dans l’azur.

Soit, plus vulgairement, le « sois belle et tais-toi » dont on clouait le bec des filles : « sois le support immobile et muet de ce qui ne peut pas – ne doit pas – s’altérer ». Défense de bouger les lignes du visage, du corps, voire de la psyché. Aussi la maturité féminine est-elle sans valeur : « peuple » et goguenarde ou crispée dans la pruderie, la matrone est sans beauté.

Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. La lampe, posée sur une console, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine. Pour lui cacher sa déception, il […] se mit à lui dire des tendresses. [28]

« Tant l’essentiel reste bien, pour le beau, de se tenir indemne de tout ce qui l’impliquerait dans de l’autre : de l’ordre des attirances, des influences, des usages, des fonctions et même, Kant y insiste, de l’émotion » [29] ; j’y ajouterai, du temps (de l’altération donc) et des réponses.

Neiges encore : parle avec elles

L’alternative au « rêve de pierre » et à son « cœur de neige » (Baudelaire, « La Beauté ») ne tiendrait pas alors dans la seule « beauté convulsive », « plus étourdie qu’un flocon dans la neige », beauté certes non plus contemplée mais vécue par le cœur « sismographe », redisant malgré tout peut-être la « royauté du silence » et, dans la figure tragique de l’avion disparu, ce qui l’/s’abîme [30].

Il ne s’agit pas de rêver du retour – improbable – à une tradition rhétorique, à un régime esthétique qui n’a de surcroît aucune raison d’être privilégié parmi d’autres. Il ne s’agit pas davantage de s’en remettre à la relativité du beau, qui laisse intact le socle du concept. L’enjeu serait plutôt d’explorer la fécondité de cet art et de ce souci de la réponse, quant à notre expérience aujourd’hui de la beauté, et d’y croiser, entre autres pistes, ce que nous savons mieux peut-être de la différence des sexes, de la construction des genres et de leur rôle dans l’élaboration de nos cadres de perception et de pensée [31].

Il est ainsi significatif qu’on ait de façon si insistante et si ambiguë nommé « précieuses » celles qui vers le milieu du XVIIe siècle furent, pour la première fois en nombre, les premières femmes de lettres. Comme s’il avait fallu, malgré elles et certainement pas pour elles, préserver la rareté et le prix d’une essence féminine comme support de la scène du beau inaltérable, tout en activant par le même vocable la corrosion du rire à l’égard de celles qui osaient écrire, et à qui l’on prête alors un jargon ridicule… cela au moment même où l’on commençait de se détourner plus ouvertement d’héroïnes cornéliennes éloquentes comme des Catons [32]. Tout au plus les femmes pourront-elles œuvrer, au sein de la conversation, dans le « gracieux » (au sens affaibli), « l’agréable » et le « joli ».

Quand néanmoins, quittant la pose des odalisques, Vénus ou Olympia silencieuses et nues, les femmes entrent dans la création non plus par exception curieuse, mais comme aujourd’hui avec l’évidence massive de l’ordinaire, la beauté pourrait bien se (re)mettre à danser sur une scène élargie, moins tragiquement séparée, et pourquoi pas rendue, du temple de son exil souverain, au forum mixte et à la civilité quotidienne [33]. Copia, rappelle Francis Goyet après Terence Cave, vient de co-ops [34] : la réponse pourrait la garantir du soliloque avare et bavard, et ce de part et d’autre.

Jouons donc plus gaiement peut-être de l’accord, mais aussi de l’espacement, de la différence – et de la différance – des réponses aux questions. Ne laissons pas au moins notre scénographie de la beauté médusante informer à notre insu notre active recherche des beautés, nos rencontres inattendues avec elles. Rompant l’alternative entre coupure et fusion, entre extase et rire, entre pétrification et saccade [35], attendons de la littérature, sachons lui demander, au moins autant que d’éblouissants oracles, ce long jeu des réponses circonstanciées, circonstancielles/durables, auxquelles nous ferons réponse(s). À distance des linceuls et des orages, jouons-nous longuement, dans la neige éternelle/éphémère.

Il faut s’imaginer la noce de Gervaise attardée devant les toiles, dans un partage modeste et joyeux.



[1] Émile Zola, L’Assommoir, chapitre III. Envoyer le cortège de noce de Gervaise au Louvre, quelle trouvaille !

[2] D’Aubignac, Première dissertation concernant le poème dramatique Sophonisbe, éd. D. Descotes, Saint-Étienne, P.U. Saint-Étienne, 2008, p. 211. Même reproche concernant Œdipe, où les personnages « s’interrompent à tout propos, se ferment la bouche l’un à l’autre en plusieurs occasions qui mériteraient bien que l’on sût tous leurs sentiments ; ils commencent à dire plusieurs choses qu’ils n’achèvent pas, tant celui qui les écoute précipite sa réponse […]. » Troisième dissertation, concernant le poème dramatique, en forme de remarques, sur la tragédie de M. Corneille intitulée l’Œdipe, éd. D. Reynaud et L. Thirouin, Saint-Étienne, P.U. Saint-Étienne, 2004, p. 119. Voir l’analyse de ce dernier passage par Emma Gilby, Sublime words. Early Modern French Literature, Londres, Legenda, 2006, p. 51.

[3] Respectivement dans Médée, Horace et Polyeucte, ces répliques devenues des exemples canoniques du sublime ont été littéralement arrachées par la critique à leur contexte dialogique. La différence est pourtant de taille avec le « Fiat lux » de la Genèse.

[4] D’Aubignac, Première dissertation, ouvr. cité, p. 211-216.

[5] Le Globe, 17 janvier 1825.

[6] Sévigné, lettre du 16 mars 1672, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, « La Pléiade », t. I, p. 459. Mes italiques.

[7] Anne Ubersfeld, Le Dialogue de théâtre. Lire le théâtre III, Paris, Belin, 1996, p. 49.

[8] H. Paul Grice, « Logique et conversation », La Conversation, Communications n° 30, 1979, p. 57-72.

[9] Marc Fumaroli, « La conversation » [1992], Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 1994.

[10] Cervantès, Don Quichotte, trad. de J.-R. Fanlo, Paris, Le Livre de Poche, 2010, t. I, p. 445.

[11] Ibid., p. 452.

[12] Madeleine de Scudéry, Artamène ou Le Grand Cyrus, Paris, A. Courbé, 1649-1653, 10 vol. http://artamene.org.

[13] Voir la contribution ici même de François Cornilliat.

[14] Madeleine de Scudéry, Le Grand Cyrus, ouvr. cité, III, p. 247. Voir l’ouvrage désormais classique de Delphine Denis, La muse galante. Poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, Champion, 1997, ainsi que sa contribution ici.

[15] Alain Michel, La Parole et la beauté [1982], Paris, Albin Michel, « Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité », 1994, p. 282.

[16] Ibid., p. 410.

[17] Sur la temporalité interne du dialogue, Suzanne Guellouz, Le Dialogue, Paris, PUF, 1992, p. 113-114.

[18] Victor Cherbuliez, L'Idéal romanesque en France de 1610 à 1816, Paris, Hachette, 1911 (mais l’ouvrage fut composé en 1860), p. 51. Chez Saint-John Perse, la neige métaphorise l’exil, l’absence, le silence, et « cet éclat sévère où toute langue perd ses armes » (Neiges, O. C., Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1986, p. 162).

[19] Jean Cocteau, « Le camarade ».

[20] François Jullien, Cette étrange idée du beau, Paris, Le Livre de Poche, 2011 [1ère édition Grasset, 2010], p. 111-118. La figure 22 du Yi-king qui dit non le beau, mais l’embellissement, est celle « d’un délicat équilibrage par “imprégnation” et “estompement”, le tout évitant l’éclat. Rien de saillant, qui se détache et frappe l’attention : qui capte le regard et le séduise, ou le ravisse comme on dit que “c’est beau”. Et cet équilibrage est temporaire […]. » (ibid., p. 28-29).

[21] Cet idéal esthético-éthique n’est pas étranger, il me semble, à l’anti-cartésianisme discrètement militant de Madeleine de Scudéry. Voir ainsi, par exemple, dans Clélie, les pages admirables consacrées à la rêverie (Genève, Slatkine Reprints, 1973, II, 2, p. 890-893), et que connaissait bien Rousseau.

[22] Parenté bien connue des images d’orage, pour l’amour et la beauté : « Et l’éclair que l’on voit dans la nuit, qui fait qu’il est beau ? » (Plotin, Énnéades, « Du Beau », 1).

[23] « Encore que je sois demeuré d’accord avec vous de l’amour d’inclination qui fait ses terribles effets et si violents, je n’ay pas abandonné l’amour de choix et d’élection ou de cognoissance », écrit Charles d’Escoubleau, marquis de Sourdis à Madame de Sablé (Nicola Ivanoff, La marquise de Sablé et son salon, Paris, Les Presses modernes, 1927, p. 138-139). Francis Goyet note que c’est Port-Royal qui porte l’estocade à la copia (Le Sublime du lieu commun, Paris, Champion, 1996, p. 16).

[24] Platon, Le Banquet, 29. Diotime initie Socrate à une conception d’abord négative de la « beauté éternelle, qui ne connaît ni la naissance ni la mort, qui ne souffre ni accroissement ni diminution, […] qui ne se présentera à ses yeux ni comme un visage, ni comme des mains, ni comme une forme corporelle, ni comme un raisonnement, ni comme une science, ni comme une chose qui existe en autrui […] ».

[25] Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe : essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992.

[26] Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, Paris, Le Livre de Poche, 1983, chap. I, p. 7-11.

[27] Charles Baudelaire, « La beauté », Les Fleurs du mal, XVII.

[28] L’Éducation sentimentale, ouvr. cité, p. 494.

[29] François Jullien, ouvr. cité, p. 74.

[30] André Breton, « Nadja », O.C., Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1987, p. 753. La pensée chinoise du beau quant à elle « fait barrage à la grande antinomie de la présence et de l’absence (d’où naît le tragique). » (François Jullien, ouvr. cité, p. 114). Une clef peut-être encore pour la beauté cornélienne, grave mais résolument non-tragique ?

[31] Véronique Nahoum-Grappe, « Beauté et laideur. Histoire et anthropologie de la forme humaine », Chimères n° 5/6, 1988, http://www.revue-chimeres.fr., et bien sûr Françoise Héritier, Masculin / Féminin. La pensée de la différence[1996] et Masculin / Féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Paris, Éditions Odile Jacob, 2002.

[32] Cette date est aussi celle du terminus ad quem que donne Francis Goyet à son enquête sur le « lieu commun », ouvr. cité, p. 9.

[33] Sans oublier l’analyse nécessaire de cette scénographie substitutive…

[34] Co-ops : forces et/ou richesses alliées, mises en commun. Terence Cave, Cornucopia. Figures de l’abondance au XVIe siècle [1979], Macula, 1997, p. 31-61 et passim. Francis Goyet (ouvr. cité, p. 164, et 331-337) propose de traduire copia par « surabondance conviviale » (retrouvant le banquet), mais aussi par « souffle », « répandu sur tout le discours » et qui « l’infuse de toute part » de sa « pulsation profonde » (p. 332) : le rapprochement devient possible, toutes différences gardées, avec la « coloration spirituelle », ou le feng-shen « vent-esprit » glosés par François Jullien (ouvr. cité, p.  62, 115).

[35] Du nouveau à penser sur l’érotique de la beauté, vue du côté du désir et du plaisir féminins ?

 

 

 

La Beauté  n° 12

 

Préambule            


Pour Horace, nous rappelle ici Nathalie Dauvois, « tout commence par l'opposition de la beauté à la laideur », c'est-à-dire au disparate, au discordant - c'est-à-dire encore, à ce qui produit du déplaisir, des émotions désagréables. Voilà pourquoi relire deux vers célèbres d'Horace invite à reposer la question de l'éthique et de l'esthétique. Loin que cette jonction cache, comme l'ont trop cru les modernes, un assujettissement de l'écriture à des fins utilitaires, morales ou idéologiques, extérieures à elles, elle invite à mesurer une énigme : car l'émotion la plus immédiatement causée par la discordance, c'est - protection contre le déplaisir ? - le rire

« La discordance, la dissonance sont comiques » : il nous faudra explorer le rapport entre la beauté et le comique. Mais on peut se demander si une piste ne se dessine pas dans l'analyse de Nathalie Dauvois, pour qui ces vers d'Horace associant la beauté à l'émotion par le moyen terme de la douceur déplacent l'opposition léguée par la modernité entre l'apollinien et le dionysiaque, la beauté idéale et la beauté convulsive : ne serait-ce pas que la beauté adoucit des excitations trop intenses sans pour autant nous conduire à renier nos affects ni les objets qui les causent ? La beauté ne serait-elle pas le nom de l'alchimie cathartique qui voile les objets nous menaçant de dissolution interne, individuellement comme collectivement, et les enveloppe d'un halo de lumière ?

Une chose en tout cas est certaine : la rupture moderne devrait être derrière nous  - ce qui signifie par exemple que nous devrions tous relire Horace...

H. M.-K.

 Nathalie Dauvois enseigne la littérature de la Renaissance à la Sorbonne nouvelle, elle a publié notamment Mnémosyne, Ronsard une poétique de la Mémoire (Paris,1992), Prose et poésie dans les Essais de Montaigne (Paris,1997), De la satura à la bergerie, le prosimètre pastoral à la Renaissance (1998), Le sujet lyrique à la Renaissance (Paris, 2001) et plus récemment La Vocation lyrique (2010).

 

 



Beauté et émotion

 

Nathalie Dauvois

26/05/2012 

                                           

« Il ne suffit pas que les oeuvres soient belles, il faut qu’elles soient émouvantes [dulcia]»

Horace, Art poétique, 99

« Je disais : Elle est belle, elle est belle, elle est émouvante.»

Robert Desnos, « Chant du ciel», Corps et biens, 1927

«Ne me dites pas qu’elle est belle, elle est émouvante. Sa vue imprime à mon cœur un mouvement plus rapide, son absence emplit mon esprit. Banalité ! Banalité ! Le voilà donc ce style sensuel ! … »

Robert Desnos, La Liberté ou l'amour !, 1927

Il est difficile, dès que l’on cherche à penser la beauté, de se déprendre de l’ambivalence de la beauté baudelairienne, d’un côté le rêve de pierre, la beauté pérenne dans ses proportions immobiles, de l’autre la beauté vénéneuse ou convulsive, violemment émouvante, d’un côté Chirico ou les temples grecs au nombre d’or, Bach, de l’autre Delacroix, ou Aubigné, d’un côté la beauté structurale, dont on étudiera inlassablement la composition en échos, dépliée dans l’espace blanc de la page, chambre aux miroirs réfléchissants, de l’autre les distorsions, les mouvements surprenants et dérivants d’un texte dont on guettera les échappées, les trouées, les disparates, dont on appréciera l’énergie à réinventer le monde en le bouleversant. Apollon et Dionysos, double conception parfaitement complémentaire et postures critiques associées, dont le croisement, l'échange même permettraient de comprendre et d’analyser en même temps que de maintenir une indispensable distance entre l’objet étudié, ou même aimé, et soi. Pour tenter de dépasser cette ambivalence des objets et des démarches, il m’a semblé nécessaire, à l’instar de Delphine Denis, de remonter aux discours plus anciens sur cette beauté que nous n’oserions plus reconnaître ni saluer et d’interroger plus avant la relation de la beauté à l’émotion, la tension inhérente à la relation de ces deux termes.

On se souvient de la relecture par Roc et Lallot du fameux passage de la poétique d’Aristote sur la catharsis [1] et du triomphe que fut pour notre modernité l’affirmation que l’âge classique en confondant éthique et esthétique avait fait un contresens, n’avait rien compris à cette épuration purement esthétique des émotions représentées [2]. Pourtant, en même temps, nous pensons que sans émotion pas de beauté… sans movere, i.e. sans cette émotion qui abolit la distance. C’est même le point de départ de la réflexion sur la beauté ici à Transitions, nous oserions dire d’un texte qu’il est fort, qu’il provoque en nous une émotion, mais plus qu’il est beau…

C’est exactement cette relation qui ne possède aucun caractère d’évidence que ces deux vers de l’art poétique d’Horace invitent à penser :

Non satis est pulchra esse poemata, dulcia sunto
Et, quocumque volent, animum auditoris agunto (v. 99-100)

Invitent à penser, bien plus qu’ils ne fournissent de mode de lecture et d’emploi. Cette formule a en effet suscité d’emblée un certain nombre de commentaires, de traductions [3] et d’interprétations qui toutes vont au cœur, par leur divergence, de l’ambiguïté de ce rapport du beau et de l’émouvant [4]. L’art poétique d’Horace est un traité qui part de la beauté, de la condamnation de toute œuvre qui serait laide, comme cette chimère, belle tête de femme à queue d’horrible poisson noir (atrum desinat in piscem mulier formosa, v. 3-4) qui ouvre le texte et est donnée comme objet de risée, pour arriver au lien de l’esthétique à la morale, du docere et du delectare, à l’idée de la nécessaire utilité (morale) de ce qui plaît (l’utile dulce du v. 343). Tout commence par l’opposition de la beauté à la laideur : est laid le disparate, le discordant. C’est l’objet du début de l’art poétique que de définir la beauté de l’œuvre littéraire par son harmonie. Peu importe en effet la beauté intrinsèque de ce qui entre en composition, comme le formule encore plus clairement Denys d’Halicarnasse :

… nombreux sont les poètes ou les prosateurs, les philosophes ou les orateurs, qui ont pris grand soin de choisir des termes incontestablement beaux et convenant au sujet λέξεις πάνυ καλὰςκαὶ πρεπούσας, mais parce qu'ils les ont inclus dans un ajustement de fortune, sans goût (ἄμουσον), n'ont retiré aucun profit de tant de peine. D’autres en revanche qui ont pris des mots humbles et bas, mais les ont composés avec agrément et élégance, ont ainsi paré leurs propos des mille séductions d'Aphrodite [5].

Voici bien la beauté qui charme, qui a de la grâce, celle de Vénus… Nous ne sommes donc pas revenus au « rêve de pierre ». D’autant moins que cette règle initiale de l’harmonie et de la proportion n’est posée par Horace que comme une sorte de garde-fou de l’autre principe majeur de l’esthétique ici prônée, la variété, la différenciation, sans lesquelles l’art ne serait qu’ennui, sans lesquelles il n’y aurait pas d’invention picturale ou poétique. Peintres et poètes ont la liberté de tout oser (autre principe initial, v. 9-10), pourvu que cela soit selon un principe d’harmonie et de proportion, d’un decorum qui n’est pas conformité à un canon externe, encore moins à un seul principe de bienséance (autant de contresens ultérieurs sur ce terme-clé) mais un principe d’accord, d’harmonie, de proportion entre les parties et le tout, le style et le sujet, le genre et les capacités du poète, etc. Le risque (d’incohérence) encouru par une imagination à laquelle on laisse liberté de « tout oser », qui fait le cheval échappé, est assumé par exemple par Montaigne qui cite ce début de l’art poétique à la fois dans son chapitre de l’Oisiveté (I, 8) et au début du chapitre de l’Amitié (I, 28) pour opposer le « tableau élaboré »  selon les règles de l’art qu’est le Discours de la servitude volontaire de La Boétie à ses propres essais, variés mais informes :

Considérant la conduite de la besongne d'un peintre que j'ay, il m'a pris envie de l'ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance; et, le vuide tout au tour, il le remplit de crotesques, qui sont peintures fantasques, n'ayant grace qu'en la varieté et estrangeté. Que sont-ce icy aussi, à la verité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n'ayants ordre, suite ny proportion que fortuite?

Desinit in piscem mulier formosa superne [6].

 Ces principes d’harmonie et concordance, où l’art rivalise avec la nature en son inépuisable invention et en sa divine perfection [7] (on se souvient que dans le Quart livre Amodunt et Discordance sont fils d’Antiphysie, quand Beauté et Harmonie sont enfants de Physis [8]), sont exactement ceux que développe Alberti dans son traité Della Pittura, pour définir ce qu’est pour lui la beauté :

Ex superficierum compositione illa elegans in corporibus concinnitas et gratia exstat, quam puchritudinem dicunt. Nam is vultus qui superficies alias grandes, alias minimas, illuc prominentes, istuc intus nimium retrusas et reconditas habuerit, quales in vetularum vultibus videmus, erit quidem is aspectu turpis.

De la composition des surfaces naît cette élégante harmonie dans les corps et cette grâce qu'on appelle beauté. Tel visage qui aura des surfaces grandes, d'autres petites, ici proéminentes, ailleurs trop rentrées et comme enfoncées, comme nous le voyons dans les visages des vieilles femmes, sera d'un aspect très laid [9].

Ces tableaux de vieilles femmes, poétiques et picturaux, que nous avons du mal à trouver comiques, faisaient s’esbaudir les hommes de la Renaissance et constituaient un des sujets favoris des satiristes, peintres ou poètes. Ils ne sont risibles que pour leur discordance. Rabelais rapporte dans le Quart Livre la façon dont Zeuxis, celui même dont Alberti rappelle la célèbre méthode qui lui permit de peindre la plus belle femme du monde [10], mourut de rire en contemplant le portrait d’une vieille qu’il avait peinte lui-même :

… Zeusis le painctre, lequel subitement mourut à force de rire, considerant le minoys et portraict d'une vieille par luy representee en paincture [11].

Tel est bien le rire qu’Horace s’amuse à susciter chez les Pisons en ouverture. La discordance, la dissonance sont comiques. Alberti s’attarde sur ce point, l’harmonie repose sur l'accord des parties, la proportion, il ne faut pas peindre une tête énorme, une poitrine petite, un pied trop grand, etc., il ne faut pas donner à Hélène ou Iphigénie des mains de vieille ou de paysanne, ni associer à un visage d’un rose nacré des membres brunis, etc. (II, 36-37). Mais une fois posé ce principe même de la beauté, comme Horace, Alberti passe à l'expression des émotions nécessaires pour toucher l'âme des spectateurs (II, 41). Et l’on retrouve la même disjonction entre beauté et émotion, la même affirmation que la beauté ne suffit pas, qu’elle doit également être émouvante. Or ce qui rend la beauté émouvante, chez Alberti comme chez Horace, c’est son humanité. Cette association de la beauté et de l’émotion est précisément le lieu où se définit le champ propre d’une beauté qui ne doit rien à une concordance parfaite avec un idéal divin, à une esthétique des correspondances [12], une beauté humaine et contingente. La deuxième partie du livre II du traité d’Alberti est un traité des émotions, indiquant comment rendre les personnages émouvants [13]. La poétique de la vive description, de l’energeia de la Pléiade défendue et illustrée par Du Bellay est une poétique des effets [14]. Aucun portrait de la beauté de la dame, dans l’ensemble des recueils amoureux, qui ne soit avant tout un portrait de l’effet qu’elle suscite chez l’amant.

Nous sommes certes loin de la beauté convulsive, mais loin aussi d’une beauté idéale, là est peut-être la clé de cette relation établie entre douceur et beauté entre pulchra et dulcia, pulchritudo et venustas, cette beauté propre à Vénus, qui charme et séduit, dans ce qu’elle a de plus vivant, donc de plus émouvant. Montaigne ne dit pas autre chose :

Je ne sçay qui a peu mal mesler Pallas et les Muses avec Venus, et les refroidir envers l'Amour; mais je ne voy aucunes deitez qui s'aviennent mieux, ny qui s'entredoivent plus.[…] Mais de ce que je m'y entends, les forces et valeur de ce Dieu se trouvent plus vives et plus animées en la peinture de la poesie qu'en leur propre essence,

Et versus digitos habet.

Elle represente je ne sçay quel air plus amoureux que l'amour mesme. Venus n'est pas si belle toute nue, et vive, et haletante, comme elle est icy chez Virgile:

Dixerat, et niveis hinc atque hinc diva lacertis
Cunctantem amplexu molli fovet. Ille repente
Accepit solitam flammam, notusque medullas
Intravit calor, etc
[15].

Un seul trait descriptif, les bras de neige, tout n’est, sinon, que mouvement et communication des émotions. Le caractère central du modèle de la tragédie dans la poétique aristotélicienne, la valorisation d’une esthétique du sublime et de la terribilità semblent avoir durablement contribué à occulter cette beauté de la douceur, de la venustas, toute d’harmonie et d’émotion. L’Amour, la Poésie, toujours.



[1] Aristote, La Poétique, texte, traduction, notes par R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, édition du Seuil, 1980, p. 188-193.

[2] Plus largement cette très ponctuelle et brève contribution voudrait amener à revenir sur cette rupture, moins « moderne » peut-être que déjà obsolète, entre éthique et esthétique.

[3] Nous suivons dans notre libre traduction donnée en exergue, François Villeneuve : « Ce n’est pas assez que les poèmes soient beaux, ils doivent encore être pathétiques et conduire à leur gré les sentiments de l’auditeur », Paris, Belles Lettres, 1934. Cf. par exemple la traduction de Jacques Peletier publiée en 1541 : « Ce n'est assez qu'un Poeme soit luisant / En motz exquis, s'il n'est doux & plaisant », v. 177-178, L’Art poétique d’Horace traduit en Vers François, éd. Jean Vignes, in Peletier du Mans Œuvres complètes, I, Paris, Champion, 2011, p. 113.

[4] Voir sur ce point la communication à paraître de Virginie Leroux, « Non satis est pulchra esse poemata, dulcia sunto : fortune d’un précepte horatien dans les poétiques néo-latines » in La douceur dans la pensée moderne, actes du colloque organisé par M. Jones-Davies et F. Malhomme du 15 au 17 décembre 2011. Elle y montre la variété des interprétations : Pour Acron et Bade l’opposition du beau et du doux recouvre celle de ce qui est bien composé avec ce qui a de la venustas (du charme), idée que Lambin développe par une comparaison des œuvres avec les femmes, distinguant les femmes simplement belles des femmes charmantes tandis que Landino (premier commentateur humaniste) et nombre de commentateurs plus tardifs pensent comme les traducteurs modernes qu’il faut voir là l’opposition du beau à l’émouvant, au pathétique. Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre site d’édition en ligne des commentaires et traductions d’Horace à la Renaissance.

[5] La Composition stylistique, VI, 3. Nous citons l'édition et la traduction de G. Aujac et M. Lebel, Denys d'Halicarnasse, Opuscules Rhétoriques, t. III, La Composition stylistique, Paris, Les Belles Lettres, 1981.

[6] v. 4 de L’Art poétique. Nous citons l’éd. Villey-Saulnier des Essais, Paris, PUF, p. 183.

[7] Nous paraphrasons librement ici Ronsard dans son avertissement au lecteur des Odes de 1550 : «  … nulle Poësie se doit louer pour acomplie, si elle ne ressemble la nature, laquelle ne fut estimée belle des anciens, que pour estre inconstante, et variable en ses perfections. » (Œuvres complètes, I, éd. P. Laumonier, Paris, Didier, 1973, p. 47). Sur l’arrière-plan épistémologique de cette affirmation de la création variée et harmonieuse de nature comme divine création, dont l’artiste se fait l’émule, voir notamment Jean Céard, La Nature et les prodiges, Genève, Droz, 1996.

[8] Quart livre, chapitre 32, in Rabelais, Œuvres complètes, éd. M. Huchon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 614.

[9] Voir De la peinture, De Pictura, 1435, éd. C. Grayson, traduction J.-L. Schefer, Paris, Macula, 1992. Livre II, 35 sur la composition. Toutes nos citations proviennent de cette édition.

[10] Ibid., III, 55, p. 218 : « At ex partibus omnibus non modo similitudinem rerum, verum etiam in primis ipsam pulchritudinem diligat. Nam est pulchritudo in pictura res non minus grata quam expetita. » (Que dans toutes les parties, il s'attache non seulement à la ressemblance des choses, mais d'abord à la beauté même. Car en peinture la beauté n'est pas moins agréable que recherchée.). Il développe l’exemple de Zeuxis au paragraphe suivant.

[11] Quart Livre, ch . 17, op.cit., p. 580. Cet exemple vient clore une liste de morts singulières.

[12] Sur ce point voir Judson B. Allen, The Ethical Poetic of the later Middle Ages : a decorum of convenient distinction, Toronto, 1982 , voir notamment p. 185 et s. pour la distinction entre une poétique aristotélicienne de la mimesis et une poétique médiévale de la ressemblance, voir notamment ses analyses sur le procédé de l’assimilatio qui réfère à la fois au monde et à un au-delà, qui suppose toujours et le propre et le figuré.

[13] Selon la poétique même des personnages que développe l’art poétique d’Horace, tel que le lit la Renaissance, poétique non des types, mais des individus, dans leurs différenciations singulières et expressives, voir sur ce point la communication à paraître de Jean Lecointe dans les actes de la journée d’étude sur le Decorum.

[14] Voir Quintilien, Institution oratoire, VI, 2, 32 et le beau livre de Perrine Galand Hallyn, Les Yeux de l’éloquence, Orléans, 1995.

[15] Essais, III, 5, op.cit., p. 848-849, la première citation est de Juvénal « et le vers a des doigts… », la seconde de Virgile « Elle s’était tue, et comme il hésite, la déesse passe autour de lui ses bras de neige et le réchauffe d’un doux embrassement. Lui, tout à coup, se sent envahi du feu accoutumé, une ardeur qu’il connaît bien le pénètre jusqu’à la moelle, etc. » (En. VIII, 387 et s.)

 

 

 

 

La Beauté  n° 10

 

Préambule            


Le point de départ de la réflexion de Jean-Charles Monferran lui est fourni par une phrase qui est typiquement le genre de phrase à l’égard de laquelle le chercheur peut éprouver de la curiosité voire une secrète sympathie, mais sur laquelle il ne fondera généralement pas son analyse. Il s’agit de l’affirmation d’un lecteur contemporain de Ronsard, Etienne Pasquier, selon laquelle « en Ronsard, [...] tout [...] est beau ». Peut-on « tenter de comprendre ce que Pasquier trouve beau chez Ronsard (et voir surtout à quelles conditions et à l’aide de quels critères, à quatre cents ans de distance, [on] peu[t] partager son sentiment) », telle est la question, inhabituelle et radicale, que se pose Jean-Charles Monferran. Ou encore : peut-il y avoir quelque chose de commun entre ce qu’un lecteur du XVIe siècle juge beau et ce qu’un lecteur du XXIe siècle peut juger beau ? Et s’il y a quelque chose de commun, ne faudra-t-il pas en conclure qu’on est fondé, aujourd’hui, à dire que le texte d’un poète est plus beau que celui d’un autre poète ?

Jean-Charles Monferran se penche ici tout particulièrement sur « un sonnet resté célèbre des Amours de Cassandre (1552-1553), cité par Etienne Pasquier comme étant justement un de ceux où l’on voit le poète “voler ici par dessus les nues” ». Il le compare avec le sonnet source de Bembo pour conclure, comme Pasquier, à la supériorité du premier, et réfléchit alors aux conséquences théoriques et pédagogiques qu’il faut tirer de la découverte de ce sentiment partagé, malgré la distance historique, à certains égards abyssale, qui le sépare du contemporain de Ronsard. Et son cheminement allègre et rigoureux - tout à la fois celui d’un érudit mettant sa science à l’écoute de son sens esthétique, et celui d’un lecteur affecté par la poésie de Ronsard mettant son plaisir et son goût à l’épreuve de son sens critique - son cheminement, donc, débouche sur une conclusion qui nous renvoie à nous-mêmes : « L’école a pleinement raison d’étudier et de faire étudier » Ronsard plutôt que Bembo, Baïf ou Claude de Pontoux. « Le paradoxe veut pourtant qu’elle oublie souvent les raisons pour lesquelles elle transmet certaines œuvres de Ronsard plutôt que celles de minores », au risque de nous faire presque « croire que tous les textes se valent ».

H. M.-K.

 Jean-Charles Monferran est maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV). Spécialiste de littérature française de la Renaissance, il s’intéresse plus particulièrement à la poésie et à la poétique. Il vient de publier L’Ecole des Muses : les arts poétiques français à la Renaissance (1548-1610), Genève, Droz, 2011 et d’éditer, en collaboration avec Michel Jourde, L’Art poétique de Jacques Peletier du Mans (Paris, H. Champion, 2011).

 

 



Quand Ronsard « vole par dessus les nues »

 

Jean-Charles Monferran

30/03/2012 

 

« En Ronsard, je ne fais presque nul triage. Tout y est beau »[1]. Ces mots, aussi limpides qu’énigmatiques, sont ceux d’un lecteur contemporain de Ronsard, Etienne Pasquier, poète lui-même à ses heures, magistrat et historien. Ils sont tirés du septième livre des Recherches de la France que Pasquier consacre à une revue de la poésie française, Ronsard y apparaissant comme l’accomplissement d’une histoire de la poésie nationale envisagée sous la forme d’un progrès. Pour tenter de comprendre ce que Pasquier trouve beau chez Ronsard (et voir surtout à quelles conditions et à l’aide de quels critères, à quatre cents ans de distance, je peux partager son sentiment), je me pencherai sur un sonnet resté célèbre des Amours de Cassandre (1552-1553), cité par Etienne Pasquier comme étant justement un de ceux où l’on voit le poète « voler ici par dessus les nues » :
 

Comme un Chevreuil, quand le printemps détruit
L'oiseux cristal de la morne gelée,
Pour mieux brouter la feuille emmiellée,
Hors de son bois avec l'Aube s'en fuit :

                      Et seul, et sûr, loin de chiens et de bruit,
                     Or’ sur un mont, or’ dans une vallée,
                     Or’ près d'une onde à l'écart recelée,
                     Libre, folâtre où son pied le conduit :

                     De rets ni d'arc sa liberté n'a crainte,
                     Sinon alors que sa vie est atteinte
                     D'un trait meurtrier empourpré de son sang :  

                     Ainsi j'allais sans espoir de dommage,
                     Le jour qu'un œil sur l’Avril de mon âge
                     Tira d'un coup mille traits dans mon flanc [2]. 

 


         
Comme souvent, Pasquier ne s’explique guère sur les raisons de son choix et de sa préférence ; il se contente de donner au lecteur le poème italien dont Ronsard s’inspire, un sonnet de Bembo, et de conclure à la supériorité incontestable du poète français (« Bembe fut l’un des premiers personnages de son temps en quelque sujet où il s’adonna, tant en Latin que Toscan : toutefois, je crois que s’il revenait au monde, il voudrait bailler et son Sonnet, et deux autres de ressoulte en contr’échange de cettui »[3]).

 

Si come suol, poi che ’l verno aspro e rio
Parte, e dà loco a le stagion migliori,
Uscir col giorno la Cervetta fuori
Del suo dolce boschetto, almo natio.

             
             E hor super un colle, hor lungo d’un rio,
             Lontana da le case, et da pastori
             Gir secura pascendo herbette e fiori,
             Ovunque più la porta il suo desio.

             Ne teme di saetta, o d’altro inganno,
             Se non quando è colta in mezzo il fianco,
             Da buon arcier, che di nascosto scocchi.

             Cosi senza temer futuro affano,
             Moss’ io, Donna, quel di, che bei vostr’occhi   
             M’impiagar lasso, tutto ’l lato manco.

                                                                                           

Ainsi, comme à l’accoutumée, dès que l’hiver
                                                           âpre et hostile]
S’en va pour laisser place aux saisons meilleures,
La jeune biche, au lever du jour, quitte
Son doux et bon bosquet natal :

Et tantôt sur une colline, tantôt le long d’un ruisseau
Loin des maisons et des bergers,
Elle va sans peur et paît l’herbette et les fleurs
Partout où son désir la porte le plus.

Elle ne craint ni flèche ni piège aucun,
Sauf lorsque elle est frappée au beau milieu du flanc
Par un habile archer qui décoche à l’affût.

Ainsi sans craindre de futurs tourments
J’allais Madame ce jour que vos beaux yeux
Me blessèrent, hélas, tout le côté gauche.[4]

                                                                                                      

Le lecteur d’aujourd’hui peut sans doute être surpris d’une critique de valeur qui ne s’embarrasse guère de justification quand elle n’affiche pas tout bonnement ses préférences nationales et personnelles (« Si une amitié que je porte à ma patrie ou à la mémoire de Ronsard ne me trompe, vous le voyez ici voler par dessus les nues »). Mais il peut aussi être sensible à ce qui, chez Pasquier, relève de la poétique comparée et de l’analyse intertextuelle. En confrontant les deux poèmes, Pasquier cherche à mettre au jour ce qui fait la force de la poésie ronsardienne, laquelle trouve pourtant, comme il le montre, l’essentiel de son invention, voire l’ensemble de ses mots et de leur syntaxe dans son modèle italien. Il pose ainsi une question essentielle que l’on n’oserait sans doute plus poser en ces termes : pourquoi Ronsard est-il ici un plus grand poète que Bembo, alors qu’il dit la même chose que lui et presque dans les mêmes termes ? Qu’est-ce qui fait que Ronsard soulève son lecteur pour l’emporter au dessus des nues, au contraire du poète toscan ? D’où vient l’étrange beauté du poème ronsardien, d’autant plus saisissante quand on la compare à la tentative de Bembo, mais aussi à celle, parmi bien d’autres, de Jean Antoine de Baïf que Pasquier se plaît à citer pour lui dénier « la grâce » qu’il trouve en Ronsard (« sonnet que je ne veux pas dire n’être beau, mais si j’en suis cru, il ne sert que de feuille à l’autre ») ?

Beauté de la variation

Il n’est bien sûr pas certain que les réponses de Pasquier à ces questions puissent être tout à fait les nôtres. Cette « beauté » que Pasquier perçoit en Ronsard naît pour une grande part chez lui, comme chez certains de ses contemporains, de l’imitation qu’il perçoit : le plaisir de la reconnaissance du texte-source se joint alors très vite à celui de la variation formelle exercée par le nouveau poète à partir du patron existant. Gagnés par l’argumentation aussi forte que polémique avancée par Du Bellay dans La Défense (1549), selon laquelle un texte ne possède de la valeur (poétique ou littéraire) que s’il récrit un grand texte étranger grec, latin ou italien, les lecteurs comme Pasquier sont sensibles à la manière dont Ronsard se réapproprie subtilement l’héritage, ici italien, transmis dans une langue nouvelle au prix d’un travail incessant de variation. Cette beauté à l’usage des lecteurs érudits de la Renaissance (mais Ronsard n’écrivait pas que pour eux, il écrivait aussi pour la Cour et pour la ville) nous échappe nécessairement en grande partie, quand bien même, dans l’exemple imparti, nous pouvons, grâce à l’aide de Pasquier, comme ailleurs, grâce à l’aide des éditions savantes, nous en faire une idée et apprécier de fait la force ou l’adresse de telle ou telle récriture — rien n’y fera toutefois, et la perception de cette beauté, qui ne peut nous être immédiate, ne sera jamais tout à fait celle d’un contemporain de Ronsard. Au demeurant, même si nous arrivions à entendre derrière Ronsard le poème de Bembo et à distinguer derrière lui une des puissantes analogies du Canzoniere de Pétrarque, il n’est pas sûr que cette reconnaissance puisse aller de concert avec la reconnaissance de facto de la beauté du poème de Ronsard. Nous vivons depuis très longtemps dans un autre régime littéraire, et il est bien difficile de partager de manière sensible ce qui pouvait émouvoir Ronsard lui-même quand, lisant l’anthologie vénitienne réunie par l’éditeur Giolito, il écrivait en marge de son exemplaire à propos d’un poème italien qu’il était « divinement tiré d’un petit poème de Théocrite » [5].

Il n’empêche que la mise en regard des poèmes de Ronsard et de Bembo, offerte par Pasquier — comme elle l’était déjà dans l’édition de 1553 par les soins de Marc Antoine Muret, le commentateur de Ronsard — m'aidera ici à préciser certaines singularités du sonnet des Amours, et que j’userai (en partie) de ce détour par la comparaison pour chercher à mieux mettre en valeur ce qui fait la beauté propre du poème ronsardien. Selon moi, mais aussi peut-être selon Pasquier.

L'orfèvre et l'inspiré : du labeur et de l'ardeur

Ce qui me saisit d’abord en lisant ce poème, c’est de voir à quel point (et avec quel pouvoir de suggestion) Ronsard réussit à décrire l’ambivalence du sentiment amoureux, le lien consubstantiel du plaisir amoureux et d’une douleur qui peut aller jusqu’à l’anéantissement. C’est aussi sans doute, bien que fondé sur des présupposés très différents, ce qui frappe Pasquier qui cherche à montrer que la langue française, et plus spécialement Ronsard, peut contester à la langue toscane sa prétendue suprématie pour ce qui est de « savoir représenter les Passions amoureuses » [6].

La violence de la prise d’amour est bien sûr portée par l’analogie entre l’amant touché par la passion et le chevreuil surpris par les chasseurs comme par la vaste construction d’un poème en une seule phrase qui dit le caractère inéluctable de l’enchaînement des événements en même temps qu’il joue des effets de suspens et de surprise. De fait, le lecteur est lui-même entraîné dans ce climat fait de tension et d’attente puisqu’il doit attendre le dernier tercet pour lire enfin la principale et découvrir le comparé impliqué par l’attaque du poème (« Comme un chevreuil »). Cette dramatisation provient bien de Bembo, mais Ronsard sait mieux encore la souligner. Il clarifie l’identification de l’animal et du poète (la cervetta, étonnamment féminine, devient un chevreuil), pousse jusqu’à son terme l’échange des attributs qui a lieu entre l’homme et l’animal : au gré d’un hypallage saisissant, les traits meurtriers atteignent la vie du chevreuil (v. 11) comme ailleurs le flanc de l’amant (v. 14) ; il croise définitivement le destin de son personnage à celui de la nature, empruntant une métaphore chère à Scève (« l’Avril de mon âge »). Enfin, il sait davantage encore ménager l’apparition du danger en préférant l’expression « loin de chiens et de bruit » à celle, moins dramatique de Bembo (« lontana da le case et da pastori »), le chien ayant l’avantage de renvoyer à la fois à celui des fermes et des bergers, comme à celui, plus menaçant, des chasseurs et de leur meute. La beauté du poème de Ronsard naît d’abord d’une sorte de perfection formelle : rien n’est laissé au hasard, et chaque élément du poème, aussi menu soit-il, contribue à l’élaboration de son sens, à la recherche d’une densité. Pas de « triage » chez Ronsard, car tout y signifie. Belle ouvrage, que le lecteur ou le commentateur d’hier ou d’aujourd’hui est capable d’apprécier et de percevoir quel que soit son prisme (le passage ou non par la comparaison).

Ronsard n’est toutefois pas seulement orfèvre. Dès son premier vers, il modifie de façon considérable sa source en transformant le printemps lui-même en agent mortifère (« Comme un Chevreuil, quand le printemps détruit »). Chez lui, c’est bien le printemps, et non plus l’hiver, qui est destructeur ou criminel. A l’attaque du poème se trouve ainsi inscrite et figurée cette ambivalence profonde de la Nature où la fécondité côtoie la dévastation et se nourrit d’elle, de même que, dans l’Amour, le plaisir extrême côtoie la déréliction : ce qui, par une tradition ancestrale, représente une image positive heureuse, le printemps et son éclosion, liés ici encore à l’Aube qui se lève et au surgissement d’avril, tend à se voiler chez Ronsard. Pas de force vive sans son envers délétère. Pas de passion amoureuse sans désir de mort. Le poète des Amours ne fait que suggérer l’idée que ses imitateurs baroques exploiteront plus avant[7]. On en voudra encore pour preuve l’étonnant douzième vers où il est dit que l’amant « allait sans espoir de dommage » : assurément, le mot intrigue, rompant avec celui plus attendu de crainte, obligeant le lecteur à sortir de son confort de pensée pour à nouveau percevoir à travers cet oxymore le paradoxe du sentiment amoureux.

Ronsard vole au dessus des nues, tant il sait allier l’expression la plus maîtrisée à une vision du monde qui pousse loin l’idée du dissidio pétrarquiste et oblige le lecteur à sortir d’un cadre de pensée préétabli et le pousse dans ses retranchements. Qu’on juge ainsi, à la manière de Pasquier et par contraste, les essais de Baïf ou d’un Claude de Pontoux :

Comme quand le Printemps de sa robe plus belle
La terre parera, lors que l'hiver départ,
La Biche toute gaie à la Lune s'en part [...]

             Tel comme un qui sans peur de rien ne se défie,
             Dame, j'allais le soir que vos yeux d'un beau trait
             Firent en tout mon coeur une plaie bien pire. 

   Comme le cerf, après la grand' froidure
   De l'âpre hiver donnant place au printemps
   Sort de son bois pour prendre passe-temps.

   Ainsi j'allais ce jour pernicieux [...]
   Que je fus pris, dame, de vos beaux yeux,
   Du deuil voisin ne me prenant point garde. [8]

         


         L'oiseux cristal de la morne gelée

Enfin, Ronsard sait surtout dans ce poème, comme dans bien d’autres, créer la représentation mentale et favoriser l’image. A cet égard, c’est bien le deuxième vers, une longue périphrase pour désigner l’hiver (« l’oiseux cristal de la morne gelée »), géniale invention de Ronsard, qui stupéfie, qui du moins me stupéfie, sans que j’aie là, comme auparavant, des critères quelque peu assurés pour justifier mes dires et mon émotion. Me voilà pris au piège bien connu, et si bien stigmatisé par Montaigne : « J'ai vu, plus souvent que tous les jours, advenir que les esprits faiblement fondés, voulant faire les ingénieux à remarquer en la lecture de quelque ouvrage le point de la beauté, arrêtent leur admiration d'un si mauvais choix qu'au lieu de nous apprendre l'excellence de l'auteur, ils nous apprennent leur propre ignorance. Cette exclamation est sûre : Voilà qui est beau ! ayant ouï une entière page de Virgile. Par là se sauvent les fins. Mais d'entreprendre à le suivre par épaulettes, et de jugement exprès et trié vouloir remarquer par où un bon auteur se surmonte, par où il se rehausse, pesant les mots, les phrases, les inventions une après l'autre, ôtez vous de là »[9]. Je peux bien sûr convoquer divers types d’analyse pour chercher à savoir pour quelles raisons ce décasyllabe décrivant l’inertie altière de l’hiver (me) frappe tout particulièrement : capacité du poète à mettre en avant la matière à la fois transparente, fragile et éventuellement tranchante du cristal, mimétisme de cette torpeur mortifère du fait de la régularité de la syntaxe (adjectif/substantif) comme du rythme (2-2//3-3), étrange résonance de la syllabe mor (mort ?) soulignée par la coupe enjambante, sémantisme flou d’adjectifs qui, par un effet d’hypallage, parlent du paysage en décrivant l’état d’âme de son observateur. Rien n’y fait : à proférer à haute voix ce vers, comme nous y invitent les poètes de la Renaissance, je sens qu’il y a là au fond quelque harmonique indécomposable. Je sais aussi que ce vers éveille en moi d’autres vers de poètes bien plus récents, que mon émotion naît donc également de la superposition de ces lectures et de la résurgence d’alexandrins mallarméens. Ronsard lu et aimé à la lumière de « Renouveau » ? « Le printemps maladif a chassé tristement/ L’hiver, saison de l’art serein, l’hiver lucide,/ Et, dans mon être à qui le sang morne préside/L’impuissance s’étire en un long bâillement ». Bizarrement, je me retrouve comme un de ces lecteurs de la Renaissance à goûter un poème aussi par la réminiscence d’un autre, non toutefois pour y apprécier le travail d’une éventuelle variation, mais pour céder à une sorte de supplément de lectures, d’émotions et de souvenirs.

Ronsard, Pasquier, nous

Par une concentration extrême des moyens, Ronsard parvient ici à dire la violence de la prise d’amour, tout en favorisant la représentation sensible. Son poème est à la fois un tremplin à l’imaginaire, suscitant l’image, mais aussi un choc appelant le lecteur à reconnaître l’ambivalence du sentiment amoureux. Pasquier a donc pleinement raison de dire que Ronsard, particulièrement inspiré, « vole ici au dessus des nues ». Mais le sentiment qui le saisit et le soulève à la lecture de ce sonnet comme à la lecture d’autres poèmes du Vendômois a-t-il à voir avec le sentiment qui est le mien? A certaines différences près, déjà évoquées, on aimerait le croire. Assurément, pour Pasquier, la qualité du poète vient notamment de sa manière de représenter vivement les choses par les mots et de saisir le lecteur par une émotion, celle-ci pouvant aller du doux agrément provoqué par la « grâce merveilleusement agréable de certains vers de Ronsard » aux émois occasionnés par la lecture d’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze, « si bien retiré au vif que le lisant il me fit autrefois tomber les larmes des yeux »[10]. À l’instar de Du Bellay, Pasquier pense que« celui sera véritablement le Poète [qu’il] cherche en notre langue, qui [l]e fera indigner, apaiser, éjouir, douloir, aimer, haïr, étonner, bref qui tiendra la bride de [s]es Affections » (Défense, II, XI).

Il n’empêche que quand il commente ce poème de Ronsard, Pasquier le lit dans la version de 1584 bien assagie par rapport à celle jusque là citée de 1553. Ce n’est donc pas « l’oiseux cristal de la morne gelée » qui retient son attention… Ce vers, désormais corrigé par Ronsard lui-même comme une bonne part des énoncés abrupts des Amours de 1552-1553, a perdu (du moins pour nous) sa beauté énigmatique pour devenir un vers d’une grande banalité descriptive (« Comme un Chevreuil quand le Printemps détruit/Du froid Hyver la poignante gelée »). De même, le saisissant « espoir de dommage » a été retouché en un simple « soupçon de dommage ». Ce qui est beau selon Pasquier et l’affecte ne correspond pas nécessairement à ce que nous trouvons, à ce que je trouve beau aujourd’hui dans ce texte. Il reste néanmoins qu’en dépit de codes esthétiques différents, persiste à quatre cents ans de distance une sorte d’accord ou d’émotion partagée qui, pour être minimale ou fondée peut-être sur des motivations distinctes, n’en est pas moins patente.

L’école a pleinement raison d’étudier et de faire étudier ce sonnet de Ronsard plutôt que celui de Jean-Antoine de Baïf ou de Claude de Pontoux. Le paradoxe veut pourtant qu’elle oublie souvent les raisons pour lesquelles elle transmet certaines œuvres de Ronsard plutôt que celles de minores. D’abord et avant tout, parce que le plus souvent, elles sont plus réussies que d’autres, parce qu’elles émeuvent davantage que d’autres, parce qu’elles sont plus belles que d’autres. A force, depuis une trentaine d’années, de contextualiser toute étude littéraire, d’historiciser chaque approche textuelle, de transformer tout texte littéraire en document, d’éviter de part et d’autre tout discours émotif ou subjectif sur la littérature, on en viendrait presque à croire que tous les textes se valent. Pour difficile qu’elle soit en nous ramenant à notre naïveté de lecteur (naïveté que l’on préfère taire le plus souvent pour lui préférer le caractère rassurant et patent d’une approche érudite ou « scientifique » des textes), la question posée par Transitions est aussi salutaire que politiquement incorrecte : un poème n’est pas un texte comme un autre, et un poème de Ronsard encore moins.


 


 

[1] Étienne Pasquier, Les Recherches de la France, éd. critique sous la dir. de M.-M. Fragonard et F. Roudaut, Paris, H. Champion, 1996, livre VII (1607), 6, p. 1424.

[2] Ronsard, Amours, Paris, Vve Maurice de la Porte, 1553, sonnet 60. L’orthographe est modernisée ici comme dans tout l’article.

[3] Pasquier, Les Recherches de la France, VII, 8, p. 1437. Le commentaire par Pasquier du sonnet de Ronsard, comparé à celui de Bembo, de Baïf et au sien, va des pages 1436 à 1438. Sauf indication contraire, les citations suivantes de Pasquier sont tirées de ces quelques pages.

[4] Plutôt que la traduction que propose Pasquier lui-même à la suite de la citation du sonnet de Bembo, j’emprunte ici, pour faciliter la lecture, la version donnée dans l’édition des Amours de Ronsard et de leurs Commentaires, éd. Christine de Buzon et Pierre Martin, Paris, Didier Erudition, 1999, p. 93.

[5] Raymond Lebègue, « Un volume de vers annoté par Ronsard », Revue du bibliophile, 1951, p. 273-280.

[6] Pasquier, Les Recherches de la France, VII, 8, p. 1434.

[7] Ainsi Clovis Hesteau de Nuysement, « Comme on voit un chevreuil qu’un grand Tigre terrasse/Qui deçà qui delà, ore haut, ore bas,/ Le vautrouille et l’étend dans son sanglant trépas/ Pavant des os, du sang, et de sa peau la place,/ Puis en assouvissant sa carnagère audace, /Tranche, poudroie, hume, et foule de ses pas/ La chair, les os, le sang dont il fait son repas,/ Laissant parmi les bois mainte sanglante trace/ […] Amour me va plongeant dans mon mortel tourment » (Œuvres poétiques, éd. R. Guillot, Genève, Droz, 1994, S. 61). Voir, sur cette imitation, le commentaire de Gisèle Mathieu-Castellani : « Les images cruelles [de Nusyement] constituent en même temps un commentaire dramatique du sonnet ronsardien, qui contenait l’horreur, la possédant virtuellement sans l’exprimer totalement. Nusyement, infidèlement fidèle à l’esprit du texte ronsardien, dégage l’horrible en suspens chez Ronsard, laisse se déchaîner la violence contenue et bridée » (Les Thèmes amoureux dans la poésie française (1570-1600), Paris, Klincksieck, p. 34 et suivantes).

[8] Jean-Antoine de Baïf (cité par Pasquier, p. 1437) et Claude de Pontoux, Les Œuvres poétiques, Lyon, Rigaud, 1579, « L’Idée », S. XX, (cité par Gisèle Mathieu-Castellani, p. 34).

[9] Montaigne, Essais, III, 8, éd. P. Villey, p. 937.

[10] Pasquier, Les Recherches de la France, VII, p. 1448 et 1412.

 

 

 

La Beauté  n° 11

 

Préambule            


Traducteur et poète, Jean-Charles Vegliante nous offre ici une traduction d’un poème de Giovanni Pascoli (1855-1912), « Le passereau solitaire », accompagnée de quelques réflexions sur la beauté, « éclat fugace d’un trésor entrevu dans ce que ne fixe pas [l]a langue »...

H. M.-K.

 Professeur à l’Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris III, traducteur notamment de Dante (La Comédie, Imprimerie nationale), Jean-Charles Vegliante a publié, parmi d’autres ouvrages, Le Printemps italien - Poésie des années 70 (Paris, A.P. 1977) ; Ungaretti entre les langues (avec des inédits) (Paris, Editions Italiques, 1987) et D'écrire la traduction (Paris, P.S.N, 1991 ; 1996, II) ; et un recueil de poésies, Rien commun (Paris, Belin, 2000).

 

 



La beauté : traduction d'un poème

 

Jean-Charles Vegliante

12/05/2012 

 

La beauté se révèle, et suscite des envies sourdes de profanation. De quoi serait-elle le temple ? Quel dieu étranger à elle-même l’habite ? Qu’y a-t-il derrière son masque impassible ? Peut-être simplement la promesse inouïe que tout, tout ne va pas au néant. Cette assurance furtive : elle est là, et cela nous dépasse infiniment – comme une chose non mortelle. Elle peut se voir, s’entendre, se lire, se rêver et se mimer physiquement au delà de l’imitation, et nous emporte, et se transmet (comme la vie même), et se traduit aussi tout en restant hors de portée, inatteignable sinon par blasphème ; et profanation. Aussi rend-elle fou. Aussi fait-elle pleurer. Aussi, parfois, la déteste-t-on quand on parvient à s’en approcher, comme on déteste ses maîtres – ou sa propre mère. Mais elle nous prend sans douceur. Aussi est-on tenté de la renier en l’adorant : à s’y brûler. Qui a écrit : « Bénissons ce flambeau ! » et l’a entrevue dans une charogne ?

De l’avoir effleurée une fois, ne guérit nullement de cette déception, au contraire. L’on se renie soi-même, plutôt : comment ai-je pu faire cela, cet objet presque beau, ce simulacre dérisoire ? Vive la banalité, la laideur pacifique des jours ! Il faut nous laisser tranquilles ! Devrions-nous pour cela partir incognito, vers quelles Somalies ?

Le roi (Ahasverosh) aime Esther « plus que toutes les femmes ». C’est que la beauté est une. Elle nous parle de l’intérieur de nous-mêmes. Elle ressuscite des voix très anciennes, que l’on préfèrerait ne plus avoir à écouter. Alors « le roi s’affole », il est déjà perdu. Ou bien, s’il sait chanter, il va dire plus que ce qu’il ressent, plus que ce qu’il ne saurait jamais « comprendre ». Devant l’inexprimable le poète sait qu’il est en défaut de pensée. Par exemple, incapable de conclure son analyse du trouble, le poète Giovanni Pascoli (professeur de Lettres) se réfugie dans l’ombre maternelle du latin, sous une ombreuse mère non mortelle, sous le voile protecteur de cette brume vague, seule capable de « cacher les choses lointaines / de cacher ce qui est mort ». Le brouillage du sens – appris à la lecture des Symbolistes français – joue chez lui sur les latinismes, jamais érudits mais bien plutôt de retour à une pré-langue commune, une ingénuité perdue. Délire du « petit enfant » en poésie, chez lui, on le sait. Dans son Passero solitario – un titre piqué à son frère aîné Leopardi –, la résurgence d’un passé enfoui (je ne dirai pas refoulé), de cet aimable et détestable avant, advient comme à l’insu de l’italien dans le flou d’un verbe stupēre transitif (en italien, stupire signifie « s’étonner de »). Il y a l’éclat fugace d’un trésor entrevu dans ce que ne fixe pas sa langue. La religieuse recluse, entendant chanter le « passereau solitaire », reçoit violemment l’écho de l’avant, et toute « pallida, fugace, / stupì tre note, chiuse / ne l’organo… » etc. Certes, latinement, elle produit sur l’orgue en s’étonnant elle-même ces trois notes ; mais en filigrane transparaît aussi une autre lecture plus naïve d’elle « que le son de trois notes saisit de stupeur ». Comme une jeune fille, bien sûr, même si ça n’est pas écrit. Entre grammaire savante et sens (intuitif) immédiat, il y a presque un irréductible, un « indécidable » – comme il fut dit de Mallarmé –, par le flottement de quoi les « mots » ensevelis se laissent fugitivement entendre…

Une traduction doit essayer de préserver cette brume du sens, ce ciel brouillé. Chez Dante même, devant la plus haute vision terrestre (ou, plus exactement, du Paradis terrestre), son guide Virgile se tait, exprimant sa stupéfaction muette, et le texte une dernière fois va céder à la tentation du latin. Au refuge dans la langue de gramatica, celle qui ne vieillirait pas. Tentation vite abandonnée[1]. Pour les modernes, la langue aussi est périssable, comme le reste. La beauté, c’est aussi la pleine lune dans une mousse légère de nuages, vue de derrière des barreaux. Donc, par exemple :

Le passereau solitaire

Toi dans la tour ancienne,
passereau solitaire,
tu essaies ton clavier,
comme en son sanctuaire
moniale prisonnière
l’orgue, à ses doigts légers ;

que, pâle tout-à-coup,
saisit l’étonnement
de trois notes cachées,
dans l’orgue, seulement
trois, fuyant comme mots
ensevelis, en paix.

D’un lointain sanctuaire
qui évoque l’encens
dans ses grands caveaux vides,
par le silence immense
tu envoies tes trois notes,
ô esprit solitaire.

(Giovanni Pascoli, Myricae, 1896

 

Il n’est peut-être pas étonnant que ce poète – contrairement à Dante – ait eu autant de mauvaise fortune en français, aussi longtemps que nos savants ou maladroits traducteurs ont cru devoir privilégier la signification, se condamnant dès lors à la manquer définitivement. Elle est ici dans le flou et le manque, comme chaque fois qu’il y a beauté, mais présente, vivant de cette forme particulière que l’on a nommée parfois pensée-en-poésie.



[1] Je me permets de renvoyer à ma contribution au volume dirigé par M. Zink, Livres anciens, lectures vivantes, Paris, O. Jacob, 2010, p. 169-186.

 

 

 

La Beauté  n° 9

 

Préambule            


Céline : même si nous n'avons pas l'intention d'ériger le « transitionnel » en dogme esthétique, nul besoin de réfléchir longtemps pour se dire que Céline n'est pas l'exemple littéraire le plus transitionnel qui soit.

Mais une conviction - qui bien sûr n'exclut pas qu'on puisse aimer Céline - est une chose, l'ampleur des problèmes théoriques et éthiques soulevés par le cas de Céline en est une autre, tant il déborde largement son propre cas : il a suscité tant de réactions et de commentaires, il a une histoire critique si longue - presque un siècle -, si lourde d'enjeux et si polémique, que son « cas » a marqué toute l'histoire de la littérature française du XXe siècle, c'est-à-dire aussi, pour certains d'entre nous, notre passion, notre formation, notre engagement littéraires. Céline, du point de vue du partage du sensible, que nous fait-il, que nous a-t-il fait, au bout du compte ? C'est-à-dire, comment le compter 

Bruno Chaouat affronte le problème de la seule manière dont on peut l'affronter sans tricher : dans un dialogue. Les arguments s'incarnent dans des voix, le dissensus sort de sa scène purement académique, le lecteur éprouve sa raison d'être, celle qui fait dire au porte-parole de l'auteur que « toute question est une blessure jamais suturée ». L'antagoniste a des arguments puissants et il est entendu autant qu'il sait écouter. Et lorsqu'il commence par affirmer que la beauté célinienne est la seule beauté adaptée à notre temps,  nous saisissons d'emblée la nécessité d'un tel débat.

En son coeur, fatalement, la question de l'antisémitisme de Céline. Fatalement : car elle ne peut être ni évacuée, ni marginalisée. Le porte-parole de l'auteur montre que la haine antisémite de Céline et sa haine des Belles-Lettres sont parentes. Et que ceci a à voir avec son refus esthétique de la distance et de la médiation. Le style de Céline capture l'esprit et la sensibilité du lecteur pour y régner en maître. Les Juifs, la langue française, la littérature classique, sont à ses yeux les emblèmes d'une distance prise par rapport à l'émotion, d'un refus de sa communication directe. Il faut les faire exploser également. La conquête esthétique du lecteur comprend nécessairement l'abandon à cette agression, nous dit en somme Bruno Chaouat.

Tout le monde ne sortira pas convaincu par les propos tenus par le porte-parole de l'auteur. Mais il est une conclusion à laquelle Bruno Chaouat nous empêche de nous soustraire : le cas Céline ne doit pas faire l'objet d'un consensus. Il ne l'a pas voulu, et ce n'est pas nécessairement un titre de gloire. Il a voulu agresser la sensibilité commune - blesser, voire détruire, le socius. La moindre des choses est de s'étonner qu'un tel projet ait pu naître en littérature (sur le plan des rapports sociaux, il est malheureusement banal), et de refuser qu'il s'y installe sans discussion.

H. M.-K.

Professeur associé de littérature française moderne et contemporaine à l’Université du Minnesota (USA), Bruno Chaouat a publié Je meurs par morceaux, Chateaubriand (Presses Universitaires du Septentrion, 1999), et  L'Ombre pour la proie : Petites apocalypses de la vie quotidienne (Presses Universitaires du Septentrion, 2012). Il travaille à une histoire de la mémoire de la Shoah dans la théorie littéraire et la littérature françaises, des années soixante aux débats contemporains : Le Vif saisit le mort : les testaments trahis de la Shoah. 

 

 



Céline, fossoyeur des lettres ?

Bruno Chaouat

25/02/2012 

 

A. De qui vous jouez-vous ?

B. Je n’ai jamais été aussi sérieux, au contraire. Je tiens à revenir sur le cas Céline, et, à partir de ce cas particulier, sur la question plus vaste du beau en littérature, dans cet art qu’on appelait jadis les litterae humaniores, inséparables des humanités et de l’humanisme, de ce qu’on peut nommer la culture humaniste. Je retiens, pour celle-ci, j’aurai l’occasion d’y revenir, le sens de détour ou de médiation.

A. Vous ne pouvez cependant ignorer que tout a été dit. Le cas Céline est saturé. On en a, pour ainsi dire, fait le tour. On ne peut plus revenir sur l’affaire Céline, sur la question Céline. Bref, vous allez vous ridiculiser, soit en enfonçant des portes ouvertes, soit en vous imaginant, Don Quichotte de la critique littéraire, original. Et puis, pardonnez-moi, mais votre titre sonne comme une provocation ou une plaisanterie de potache… Céline, fossoyeur des lettres ? Lui qui a réinventé le roman ? Céline, si je lis bien vos insinuations, si je vous lis entre les lignes, serait un écrivain de l’immédiat, voire, pire encore, ou plus risible, un suppôt du discours dominant ? Lui, ce nouveau Malherbe qui vingt fois sur le métier… ? Rappelez-vous que, parodiant Boileau, il s’ancrait lui-même, certes paradoxalement et peut-être parodiquement, dans le classicisme français, dixit son Professeur Y, dans les Entretiens éponymes : « …vous, le plus grand écrivain du siècle, l’inventeur du style que vous dites, le Bouleverseur des Lettres Françaises... le Malherbe actuel en somme ! enfin Céline vint, c’est bien ça ? »[1]. Par ailleurs, Marcel Hénaff nous invite à comprendre la beauté, ou la grâce moderne, « comme une énergie — une vibration, une intensité — qui circule entre les choses mêmes, qui invite à en capter les écarts et à inventer des formes neuves et qui, soudainement parfois, donne à la vie — au cœur du monde ordinaire — une chance que l’on n’attendait pas. » Cette manière d’aborder la beauté, ou la grâce, dont je tiens les noms pour interchangeables, en ce contexte, dans un univers industriel et postindustriel, dans un « monde cassé » (Levinas), où règne l’expérience mutilée ou détruite (Adorno, Agamben), me paraît à même de cerner l’entreprise célinienne.

B. Une question est-elle jamais résolue ? Je ne le crois pas. Toute question est une blessure jamais suturée. L’originalité ? Je ne nie pas qu’elle soit, en ces parages, plutôt rare. Mais peut-être, aussi bien, est-ce une valeur surestimée… En outre, ce n’est pas moi qui vous apprendrai que la lecture est infinie, qu’il n’y a pas de dernier mot. Roland Barthes parlait, je crois, de la « spirale du sens ». La forme du dialogue, la vieille dialectique, me paraît à la mesure de cette spirale, qui exige un art de l’ironie. Enfin, en ce qui concerne l’humanisme, rappelez-vous que Céline dédiale premier volume de Féérie aux animaux. Au chat Bébert, aux chiens, aux oiseaux qui traversent son œuvre de leurs stridents pépiements[2] ? Je ne sais… Difficile, en tout cas, d’être plus clair dans la volonté de rupture avec l’espèce humaine. Céline fut un misanthrope métaphysique, un écrivain et un pamphlétaire post-humaniste, voire antihumaniste… Au demeurant, c’est en 1987 que Levinas, puisque vous l’évoquiez, le tiendra pour l’initiateur du mouvement de la littérature antihumaniste[3]. Levinas savait de quoi il parlait, d’autant plus que dès 1935, il avait fait l’éloge du Voyage.

A. Ne tronquez pas les textes : c’est de fort mauvais augure pour la suite de notre conversation. La dédicace à laquelle vous faites allusion est la suivante : « Aux animaux, aux malades et aux prisonniers ». C’est-à-dire aux sans voix. Est-ce là votre antihumaniste ? Céline, depuis le Voyage, comme Genet un peu plus tard, fait parler ceux-là mêmes que nul ne veut entendre. Est-ce là ce que vous appelez professer la haine de l’humanité ? Faut-il, par ailleurs, être humaniste pour être un grand écrivain ? La littérature et l’art se rient de votre piété et plus encore du puritanisme esthétique de Levinas, dont l’éthique masochiste se méfiait du plaisir littéraire et artistique, la fiction ressortissant pour lui à la totalité et à l’idolâtrie plutôt qu’à l’infini et à l’altérité du visage.

B. Levinas non seulement était nourri de littérature, des Russes du XIXème à la modernité française (Zola, Rimbaud, Huysmans, Maupassant, entre autres), mais il a également enrichi l’histoire du désamour entre philosophie et littérature de mémorables chapitres. Blanchot, Baudelaire, Shakespeare, Agnon, pour ne citer que quelques écrivains avec lesquels le philosophe que vous réputez hostile aux lettres s’est entretenu.

A. Admettons. Quoi qu’il en soit, toute œuvre est décentrement, défamiliarisation ; par ailleurs, je tiens que toute création témoigne de l’inhumain. L’homme n’est pas au centre de l’œuvre. Relisez Blanchot, justement. Toute œuvre est traversée par le dehors, et ce dehors peut s’appeler l’inhumain, ou bien encore… « les animaux ». Je vous trouve, en outre, un rien prétentieux, de vouloir éclairer un débat obsolète. Tout n’a-t-il pas été dit ? Permettez-moi de retracer, en quelques lignes, l’histoire des poncifs, paradoxes et autres apories de la critique célinienne : Céline, polisseur du langage, inventeur du parlécrit, génie, méchant homme et grand poète, pourfendeur de l’académisme littéraire… Céline, rénovateur des lettres et de la langue française, tout à la fois classique et moderne. De lui-même, Céline disait qu’il avait été « pléiadé vif ». La formule qui scelle son entrée au Panthéon des lettres françaises fut une boutade iconoclaste. Il s’agit toujours, pour Céline, de faire la nique à la tradition. Coquetterie de vieillard ? Toujours est-il que flatté par la reconnaissance de l’académie, il ne put la célébrer, inhibé qu’il était par l’idéologie esthétique du modernisme. L’œuvre télescope le moderne et le classique, et ce télescopage résume le phénomène Céline, sa primultimité, son émergence dans la littérature comme fin et commencement, comme chant du cygne, dont la légende veut qu’il se taise toute sa vie pour bien chanter une seule fois. Je suis le premier écrivain, et le dernier. Le dernier des premiers. Mort- né. Pléiadé vif. C’est tout lui.

B. Résumé percutant et non dénué d’esprit, qui ne tient cependant pas compte de tant d’autres voies frayées par la critique (poétique, psychanalytique, anthropologique, thématique, empathique mimétique, historico-politique, biographique, pour n’en citer que quelques-unes). Mais passons. Je ne vais pas résumer, en universitaire pédant, quatre-vingts ans d’histoire de la critique célinienne. J’enchaîne sur une piste : le dernier des premiers, fin et commencement, dites-vous. J’aime beaucoup votre formule, et je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un poncif… Vous êtes trop modeste ! Céline, telle est, précisément, mon hypothèse, est un aérolithe, un hapax, comme disent les grammairiens ; il ne fait guère partie de l’histoire de la littérature, il s’en est exclu lui-même. Mais il y a plus : non seulement il s’est exclu de la République des Lettres, mais il a tenu à y mettre un terme définitif, à frapper d’obsolescence tout ce qui, dans les lettres, le précède et lui succède. Céline, vous allez bondir, met au tombeau les lettres françaises. C’est pourquoi j’aime à l’imaginer en fossoyeur. Vous souriez…

A. Vous ne trouvez donc pas que la littérature après Céline se porte bien ?

B. Certes, mais la mort dont je parle ici n’est que le désir de Céline, son wishful thinking. Si Céline n’a pu mettre fin à la grande tradition littéraire, cette fin, il l’aura néanmoins bruyamment désirée.

 A. Céline avait l’oreille trop sensible pour que son désir fût bruyant…

B. Je trouve au contraire peu convaincantes les remarques de Milan Kundera sur la prétendue discrétion de Céline : Céline, qui visait la grâce et la délicatesse, le silence, peut-être, je vous l’accorde, a cependant fini lourdement et bruyamment ; il a fini avec laideur, au rebours du chien de Céline qu’évoque Kundera dans son hommage, qui meurt, contrairement aux hommes, sans « tralala »[4]. Céline, tout l’œuvre d’après-guerre me paraît l’attester, sombra dans une rumination narcissique et victimaire, rongé de ressentiment, dévoré par l’amertume ; tout le contraire d’un Blanchot, ou d’un Kafka, que j’imagine, Kafka, mourant comme son artiste de la faim, s’étiolant comme la voix de fin silence de sa cantatrice Joséphine. Me revient, au rebours de ces fins évanescentes, pour qualifier les œuvres d’après-guerre de Céline, certaines d’entre elles, du moins, et par exemple Maudits soupirs pour une autre fois, une phrase de L’Espèce humaine, de Robert Antelme, qui, de retour des camps, décrit en ces termes la déréliction du langage dans l’univers concentrationnaire : « l’enfer ça doit être ça, le lieu où tout ce qui se dit, tout ce qui s’exprime est vomi à égalité comme dans un dégueulis d’ivrogne. »[5] C’est Hélène Merlin-Kajman qui, dans La langue est-elle fasciste ?[6], me souffle ce rapprochement… A lire le dernier Céline, je cherche en vain l’écart à l’équilibre, le clinamen, où je ne rencontre qu’entropie poétique. Mais revenons à notre sujet : Céline aura donc souhaité enterrer, disais-je, la grande tradition littéraire. Il existe une véritable tentation de cette mise à mort de la tradition (appelez cela la table rase, la révolution : avant moi, rien, après moi, le déluge). Cette décapitation de toutes les autorités, de tous les auteurs, de tous ces autres qui font de l’ombre, ressortit à l’idéologie avant-gardiste. Mieux, et peut-être plus grave, Céline mit un point d’honneur à verrouiller l’avenir de la littérature. Votre sourire persiste, derrière lequel je vois poindre un commencement d’irritation…

A. Je vous retrouve bien là, avec votre goût du paradoxe et de l’hyperbole… Céline ne fait pas partie de l’histoire de la littérature, il en verrouille l’avenir, il met les lettres françaises au tombeau… Qu’entendez-vous prouver par ces formules grandiloquentes et dogmatiques ? Quant à L’Espèce humaine et au « dégueulis d’ivrogne », je vous laisse la responsabilité de votre indignation bien-pensante et de votre reductio ad Hitlerum… Vous me pardonnerez de voir un coup bas dans cette association farfelue entre Céline et Streicher ou un vulgaire kapo : c’est vous qui verrouillez le dialogue en recourant à ce type d’analogie. Mais revenons au rapport de Céline aux grands autres : il ne vous suffit pas qu’il se réclamât de Chateaubriand, dédiât le second volume de Féérie pour une autre fois à Pline l’Ancien, admirât Mme de Sévigné (qu’il trouvait « bandante », comme le rappelle Sollers qui ne manque pas une occasion d’être grivois) ? Qu’il s’inscrivît dans une lignée littéraire classique et vénérable, celle d’un Voltaire, d’un Pascal, d’un Villon, d’un Saint-Simon, d’un Rabelais, d’un La Fontaine ou d’un La Bruyère, cela compte-t-il pour rien ? Sollers encore : « Et que dit-il de ces écrivains ? Qu’ils ont un ‘goût qui reste’… Il va même beaucoup plus loin, puisqu’il dit qu’ils ont une ‘couleur absolue’. »[7] La « couleur absolue », c’est, me semble-t-il, l’idiome, le style en tant qu’il sépare (c’est le sens du mot « absolu »), en tant qu’il est intraitable. C’est dire que pour Céline, tout grand écrivain est le premier et le dernier, absolu, séparé, unique en son genre, phénix, hors généalogie…

B. Quel pathos ! Ecoutez, je ne fais que prendre Céline à la lettre, vous le verrez dans un instant. Mais puisque vous l’avez évoqué, permettez-moi de m’arrêter sur la compilation que Sollers a récemment publiée. Deux lignes après celles que vous venez de citer, Sollers ajoute cette formule de Stendhal : « Le mauvais goût conduit au crime ». Cela, voyez-vous, me laisse songeur : Sollers nous invite à penser, par Stendhal interposé, que c’est par faute de goût que Céline aura été antisémite. Céline se serait oublié dans ses pamphlets, aurait trahi son amour de la beauté, de la grâce, de la légèreté. C’est la fameuse thèse de la discontinuité, de la rupture, contre quoi, au moins, Henri Godard eut le mérite de s’élever (je pense notamment à son Céline scandale[8], où Godard s’était efforcé de penser ensemble antisémitisme et littérature, il n’est évidemment pas le seul à l’avoir fait ; je rappelle le chapitre important d’une universitaire américaine, Alice Y. Kaplan, sur le lien structurel entre littérature et antisémitisme, Reproductions of Banality[9], et puis, bien sûr, le livre classique de Julia Kristeva sur les Pouvoirs de l’horreur [10]). Mais pour Sollers, tout est simple : Féérie, Entretiens avec le professeur Y, Voyage, Mort à crédit, Guignol’s Band, etc., c’est l’innocence du bon goût, mieux, l’innocence de « l’enfant dans un monde coupable » (Sollers toujours), et mieux encore : la candeur du rire, la rédemption par le rire. Comme si la beauté n’était jamais criminelle, comme si le beau était toujours innocent, le rire, enfin, par-delà bien et mal. Les pamphlets, qui sont, eux de fort mauvais goût, Sollers semble le concéder implicitement, seraient du côté du crime. Avouez qu’il y a de quoi sourire de la désarmante naïveté de telles remarques émanant d’un lecteur chevronné, d’autant qu’elles datent de 2009, et qu’on serait en droit d’attendre à la fois davantage de rigueur et un peu moins de candeur aujourd’hui, que du temps qu’André Gide écrivait qu’il ne fallait guère prendre les pamphlets au sérieux.

A. Ah ! Non, vous n’allez pas nous refaire le coup de l’antisémitisme ! C’est vous qui creusez votre tombe, fossoyeur de vous-même… Vous rendez-vous compte, là encore, que tout a été dit sur l’antisémitisme de Céline ?

B. En effet, vous le voyez, je ne crains guère le ridicule. « Sois pécheur et pèche énergiquement », exhortait Martin Luther. J’assume cette énergie peccamineuse… Céline, pense-t-on assez spontanément, aurait voulu préserver la pureté des lettres, de l’identité française, de la race nordique, aryenne, contre les Juifs, « youtres » « semi-nègres », etc. Sa haine des Juifs ressortirait à un fantasme de pureté, les Juifs auraient infiltré la littérature de l’extérieur, comme un virus, etc. On connaît les topoi de l’antisémitisme raciste, qu’il est inutile d’égrener. Ce serait faire preuve d’une grande mauvaise foi que de sous-estimer la rhétorique de la race dans les pamphlets. Je gage, pourtant, et à titre d’hypothèse paradoxale (vous savez mon inclination pour le paradoxe), que nous devons renverser cette interprétation : si Céline détestait les Juifs et voulait en purger la littérature française, c’est parce qu’il détestait les lettres et leur pureté, la pureté de la littérature (et je vous prie d’entendre « détester » dans le sens originel, profond, comme refus d’héritage). N’oubliez pas que Céline, cela vous surprendra peut-être, en 1937, vouait aux gémonies les « Juifs racistes » (la juxtaposition de « juifs » et de « racistes » revient à une fréquence troublante dans Bagatelles ; certes, il s’agit d’une projection, mais on peut également lire cela comme une forme là encore paradoxale d’antiracisme antijuif). Son antisémitisme, en effet, ne saurait être imputable au seul racisme, mais à une haine de ce qui se veut séparé, distinct (les Juifs comme nation emblématique de la séparation). Comment s’expliquer, autrement, qu’il se crût obligé de judaïser les plus grands écrivains de la tradition — Racine, « ce demi-quart-juif », par exemple, ce qui faisait rire Gide, et aujourd’hui Sollers, alors que je prends cela très au sérieux ? Car l’antisémitisme, chez lui, fut le corollaire de la haine des lettres.

A. Vous voulez dire que détester les lettres et détester les Juifs, c’est tout un ?

B. C’est à peu près cela. Les deux haines, pour ainsi dire, sont parentes, Juifs et belles-lettres communiant dans ce qu’il faudrait appeler une pureté inauthentique, une pureté artificielle, une pureté qui relève du simulacre, de l’imitation, c’est-à-dire de l’Ecole. J’ajouterai que l’antisémitisme est au cœur de la question littéraire pour Céline, de même que les Juifs (le Bien, la Loi), Eric Marty l’a montré[11], furent au cœur de l’expérience poétique et métaphysique de Jean Genet. Mais cette détestation, là est toute la difficulté, doit s’entendre comme geste de refondation. Il s’agit de se débarrasser d’un héritage (les « Juifs », les belles-lettres, l’Ecole) pour s’ériger soi-même en origine de la littérature. C’est donc par amour de la littérature, mais d’une littérature imaginée, là encore, comme absolue, comme expression d’une radicalité esthétique, que Céline rejette la tradition littéraire. Car c’est hériter qu’il refuse, et les Juifs, ou « les juifs », comme l’écrivait Jean-François Lyotard (on le lui a assez reproché, injustement je crois), et comme je trouve utile de les écrire ici pour la raison évidente qu’il ne s’agit pas des Juifs réels mais des Juifs inventés par Céline, incarnent un legs qui révulse l’antisémite. Ainsi, la violence des pamphlets est tout autant violence contre la langue et la littérature dite académique, que contre les Juifs, lesquels, pour la première fois dans la tradition de l’antisémitisme, notamment dans le contexte de l’antisémitisme racial de l’époque, se voient rejetés du côté de l’académisme et d’une certaine pureté de la langue et des lettres. Il faudrait évidemment dialectiser, distinguer de manière plus fine, montrer que cette pureté est l’impureté même ou l’inauthentique, tandis que l’impureté recherchée par Céline, à travers le parlécrit, est une nouvelle forme de pureté ou d’authenticité, à laquelle les Juifs non seulement n’ont pas accès, mais à laquelle ils font obstacle (puisque, vous le savez, les Juifs sont, dans les pamphlets, les rabat-joie, les empêcheurs de jouir). Pour le dire de manière plus abrupte, et pour vous donner le plaisir de m’accuser derechef de reductio ad Hitlerum : judaïser les lettres françaises, c’est appeler à la solution finale de la littérature.

A. Plus d’autres, tel serait, donc, selon vous, le rêve de Céline : en finir avec tout ce qui, en littérature, n’est pas lui. Plus d’auteurs, ni prédécesseurs, ni contemporains, ni successeurs ? La littérature, pour Céline, comme extermination symbolique de l’autre et assassinat des belles-lettres ?

B. Je n’invente rien : voici, dans les Entretiens avec le professeur Y, alias le colonel Réséda, ces Entretiens qui, vous en conviendrez, renferment son art poétique : « … mon style ‘rendu émotif’... revenons à mon style ! pour être qu’une petite trouvaille, je vous l’ai dit, c’est entendu, ébranle quand même le Roman d’une façon qu’il s’en relèvera pas ! le Roman existe plus ! … les autres existent plus ! les autres romanciers !... tous ceux qu’ont pas encore appris à écrire en ‘style émotif’... »[12] Et, un peu plus loin : « … tous les autres écrivains sont morts !... et ils s’en doutent pas !... ils pourrissent à la surface, enbandelés dans leurs chromos ! momies !... momies tous !... »[13].

 A. Vous prenez à la lettre le manège de Céline, son Grand-Guignol, son « Sarabbath », comme il dirait. Vous faites grand cas de ce qui n’est, au fond, rien de plus qu’un appel au renouvellement d’une littérature que dans les années cinquante Céline juge sclérosée et moribonde. Un manifeste pour une littérature nouvelle…

 B. Je n’en crois rien. Pareille violence me paraît inédite dans l’histoire des lettres (je parle moins des polémiques qui déchirèrent l’histoire de la République des Lettres –– République qui ne brilla pas toujours par sa civilité –– que des arts poétiques) ; il vous suffit de comparer à L’Ere du soupçon de Nathalie Sarraute (exactement contemporain des Entretiens), ou, s’il vous chante de remonter plus haut dans l’histoire, au temps qu’on écrivait moins des manifestes que des professions de foi littéraires, à la Préface de Cromwell, ou au Roman expérimental de Zola, pour ne rien dire de Boileau ou du Bellay, pour vous rendre compte que l’on a affaire, chez Céline, à une opération chirurgicale, non seulement à une rupture, mais à une amputation. Céline, son écriture, son style, sa révolution, peuvent, doivent se lire comme un « attentat » ou un sabotage, un acte de terrorisme poétique à la mesure sans doute de la révolution surréaliste (à cet égard, le style des Entretiens est analogue au style du manifeste ; il est de l’ordre de la mobilisation politique) :

« le style au plus sensible des nerfs !

— C’est de l’attentat !

— Oui, je l’avoue ! »[14]

Et en effet, il s’agit de fausser, de saboter, de biseauter les rails d’un métro, car telle est l’image que Céline utilise, pour parler du train de son écriture, « l’écriture-métro », le « métro-émotif », l’embarquement de toute la surface dans le métro : « je les lui fausse ses rails au métro, moi ! j’avoue !... ses rails rigides !... je leur en fous un coup !... il en faut plus !... ses phrases bien filées... il en faut plus !... son style, nous dirons !... je les lui fausse d’une certaine façon, que les voyageurs sont dans le rêve... qu’ils s’aperçoivent pas... le charme, la magie, colonel ! » Il s’agit, enfin, d’une prise d’otages. Le lecteur-voyageur, une fois embarqué dans son métro aux rails biseautés, « profilés », ne peut échapper au style de Céline. Tout sens critique, toute prise de distance, toute médiation doivent être abolis, neutralisés. Toi, lecteur, dès lors que tu as décidé, à tes risques et périls, de me lire, ne te pose aucune question, laisse-toi porter, transporter par mon parlécrit à fleur de peau, comme si ton cerveau était investi par ma prose, pris en otage par le charme infernal, la magie hypnotique d’un style à nul autre pareil : « la violence aussi ! j’avoue !... tous les voyageurs enfournés, bouclés, double-tour !... tous dans ma rame émotive !... pas de chichis !... je tolère pas de chichis !... pas question qu’ils échappent !... non ! non ! »[15]. A quel prix, donc, la beauté de la prose célinienne, sa « petite musique », son refus du « chichi » ? Au prix de quel nécessaire, de quel total abandon de la capacité critique du lecteur, de sa volonté ? Tout se passe comme si le vœu secret de Céline était de pénétrer dans la tête du lecteur, de squatter son âme : « Quand on me lit tout bas, il faut avoir l’impression qu’on vous lit à vous le texte tout haut en pleine tête, dans votre propre tête, c’est un truc. »[16]. C’est seulement dans la tentative d’investir le cerveau du lecteur, de penser à sa place, « en pleine tête » et, pour ainsi dire, à tue-tête, dans cette exigence de passivité absolue, qu’on peut comprendre la volonté de rupture que Céline aura incarnée. Vous le voyez : la terreur dans les lettres, c’est lui.

 A. Mais il ne fut guère le seul à faire de l’art un attentat et du crime une œuvre d’art ! Le XXe siècle fut celui de la littérature et de l’art comme manifeste, appel à la mobilisation, action plutôt que représentation, immédiateté plutôt que médiation. En un mot, l’avant-garde au XXe siècle se rêva en action directe. Songez, ironie de l’histoire eu égard à la haine que Céline lui vouait, à Sartre et aux mots de la prose comme arme révolutionnaire. Il y a, au XXe siècle, toute une métaphysique de l’immédiateté, de l’authenticité, du direct en art et en littérature. Quant aux Surréalistes, ils rêveront l’œuvre immédiate, l’attentat, le crime lui-même, le passage à l’acte : « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule ». Lisez Jean Clair, sur ce sujet, et notamment son livre sur le surréalisme et les totalitarismes. Breton n’aura fait ainsi qu’adapter la parabole baudelairienne du mauvais vitrier : « Je m’approchai du balcon et je me saisis d’un petit pot de fleurs, et quand l’homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur de ses crochets ; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le bruit éclatant d’un palais de cristal crevé par la foudre. »

 B. Vous avez raison d’évoquer la beauté baudelairienne, cette jouissance convulsive dans le mal, le poème comme crime… Georges Bataille avait vu juste, qui définissait le mal comme immédiateté, jouissance de l’instant et du jeu, contre le travail et la durée. Mais Baudelaire, après Sade, coula son apologie du mal dans la prosodie et le mètre classiques. Tout le bizarre baudelairien émerge du contraste entre l’expérience du monde industriel et de l’avènement du capitalisme, d’une part, et la forme lyrique de l’autre. Chez Baudelaire, comme chez Sade, la syntaxe, ou le sonnet, temporisent, agissent comme détour et médiation, pour ainsi dire, pare-choc du réel. Entendons-nous bien, puisque nous avons abordé l’antisémitisme, cas extrême du mal et de sa banalité, au XXème siècle. Il me paraît superflu de revenir sur un fait acquis : l’esthétique n’est pas coextensive à l’éthique[17]. Combien d’écrivains, d’artistes, de penseurs ne furent pas moins grands d’être ignobles. Il n’est pas jusqu’au divin Marquis qui sût manier la prose comme peu d’écrivains. Style cristallin de Sade, langue diamantine, pour mieux abjurer le Créateur et sa création. Ignobles scénarii sadiens, mais grand style, étonnement persistant devant la phrase de Sade, car précisément, avec Sade, demeure un noyau indestructible : et ce noyau, c’est la prose littéraire, médiation d’un style, détour de la syntaxe, du phrasé. Seule demeure cette ultime obédience : le consentement à l’exigence de la langue. La seule norme infrangible, la Loi d’airain que le libertin s’interdit jusqu’au bout de transgresser : « la syntaxe, ou l’autre dans la langue »[18], pour le dire avec Renaud Camus. S’il y a une éthique de Sade, elle n’est pas à rechercher dans un dialogue pervers avec Kant (Lacan), mais dans le respect de la langue comme Loi, ce qui reste du Symbolique après que tout fut aboli, principe, autorité, altérité. C’est la langue française qui sauve Sade du nihilisme. Ou, pour le dire autrement : l’exigence de la langue, sa souveraineté, introduit le scrupule de l’ironie dans le nihilisme sadien, elle désintègre la monstruosité intégrale (Klossowski) et fait de Sade l’un des grands interlocuteurs de la tradition des lettres françaises. Céline, au contraire, va faire sauter, non seulement les limites imposées par la langue, mais la littérature elle-même. L’attentat contre la syntaxe, chez Céline, n’a rien d’un don consenti aux lettres. C’est un attentat contre la littérature.

A. Votre analyse est d’une naïveté confondante. Premier point : Céline rit, et vous êtes plus sérieux que le Pape ! Vous manquez l’humour de Céline, le second degré, vous qui vous vous prévalez de la spirale du sens. Deuxième point : la destruction de la langue, chez Céline, est reconstruction, déconstruction, si vous préférez. A vous entendre, Céline serait un Baader ou un Netchayev ! Mais l’attentat dont parle Céline, je doute même qu’on le puisse comparer à l’appel de Breton au passage à l’acte, cette tarte à la crème des ennemis de l’avant-garde, ni davantage au propos de Stockhausen sur les attentats du 11 septembre 2001, comme « la plus grande œuvre d’art jamais réalisée ». Il s’agit, chez Céline, d’un arasement, certes, mais pour l’édification de nouvelles cathédrales, de nouvelles tours de langage…

B. Le rire… l’humour, le second degré. Oui, combien de fois nous a-t-on enjoint de rire avec Céline, et exhorté à cesser de jouer les rabat-joie ? Sollers nous l’a assez martelé : ne pas rire en lisant Céline, c’est n’y rien comprendre, paraît-il. Il faudrait s’interroger sur la qualité de ce rire. Et puis, voilà bien une arme absolue de langage : qui sait la manier met les rieurs de son côté : si vous ne riez pas, c’est au fond que vous ne comprenez pas. Seul un vrai lecteur peut apprécier Céline, c’est-à-dire en rire, une fois qu’il se sera délesté de son esprit de sérieux, de son esprit de pesanteur…

A. Zarathoustra savait rire.

B. Quelle différence, pourtant, entre les rires de Céline (je ne nie pas qu’il m’ait fait rire) et de Zarathoustra ! Entre le grand rire affirmatif d’un Nietzsche et le rire de celui qui se peint en éternelle victime, en suicidé de la société… Rapprocher ces rires me paraît une incongruité herméneutique, un contresens. Pour le reste, c’est-à-dire pour ce qui est de votre analyse dialectique ou rédemptrice de la destruction comme déconstruction, je vous aurai prévenu : je prends Céline au pied de la lettre, au premier degré, si vous voulez. Je lis les Entretiens comme un art poétique. Et j’en infère ceci : que le style de Céline signe l’arrêt de mort non seulement de la littérature contemporaine, mais aussi, et rétroactivement, de toute la tradition littéraire : « y a plus eu de nageurs ‘à la brasse’ une fois le crawl découvert !... »[19]. Le « style émotif » fossilise, momifie, rend caduc, frappe d’inanité tout ce qui précède. Quant à l’écrivain contemporain qui n’aurait pas pris acte de la révolution célinienne, le voilà déjà momifié, fossilisé, embaumé. La littérature non célinienne, non « émotive », est pourriture. A letter, a litter (Lacan). Et il s’agit bien, dans l’hybris narcissique de Céline, de muer tout ce qui n’est pas lui en déchet. « Toute écriture est de la cochonnerie », avait déclaré Artaud. Pour Céline, tout ce qui n’est pas mon écriture est de la cochonnerie. Ses héritiers ne sont que de vulgaires copistes. Ils font dans le kitsch, ou, comme il dit, dans « le chromo », le simulacre, la contrefaçon. Tout se passe donc comme si Céline avait saturé le style Céline, la manière célinienne, de façon à interdire toute prise de relève, tout passage de relais. De façon que personne, jamais, ne puisse se réclamer de lui, de façon, pardonnez-moi d’y insister, à verrouiller l’histoire de la littérature. En effet, prendre acte de la révolution célinienne ne garantit en rien contre le « chromo », cette mort symbolique : « Quand la ‘façon émotive’ sera devenue ‘public’... c’est fatal !... que l’académie sera pleine de ‘grisby’... ça sera la fin de ‘l’émotion’... tous les travailleurs du ‘chromo’ vous feront des ‘portraits émotifs’ à cent louis le point !... »[20]

Origine et fin, donc. Alors pour le coup, oui, je ne trouve rien de mieux approprié que la formule latine « sui generis » pour rendre compte du phénomène Céline. Rappelez-vous, puisque nous en sommes à parler latin, la position de Céline contre la messe en latin, dans un entretien radiophonique avec Albert Zbinden[21]. Cette curieuse parole, cette étrange apologie de la messe en français, signifie que s’il s’obstine à parler latin, le christianisme est mort, et les églises ne tarderont pas à être désertées. Céline invite donc les Chrétiens (mais il s’agit d’une allégorie, car l’entretien porte sur le style, la littérature, et c’est des écrivains que parle Céline) à s’adapter, à se moderniser. Ainsi, de même qu’il faut faire du christianisme quelque chose qui parle à l’homme contemporain, de même faut-il moderniser les lettres.

A. Ce fut précisément le rêve de Céline, et pour le coup, il s’agit bien d’un poncif : transcrire la langue parlée, retrouver l’esprit (la vie, le souffle, le pneuma) de la langue.

B. En effet. Dès lors, la question que je me pose est la suivante : l’écrivain écrit-il jamais, a-t-il jamais écrit en langue vivante ? La grande tradition littéraire ne requiert-elle pas, précisément, qu’on écrive de langue morte ? Littérature est d’abord de la lettre. Or, avec Céline, la langue doit s’adresser directement au corps, à l’organique, elle doit provenir du corps et y revenir, dire l’affect de la manière la plus directe possible, sans médiation. Toucher au nerf, à fleur de peau. Et pour vous prouver que la détestation des Juifs ou des « Juifs » est affine de l’horreur du détour, de la littérature dans sa détermination académique et humaniste comme médiation, temporisation ou retard, permettez-moi de citer cet extrait de Bagatelles pour un massacre : «  Les Juifs manquent désastreusement d’émotion directe, spontanée... Ils parlent au lieu d’éprouver... Ils raisonnent avant de sentir... Au strict, ils n’éprouvent rien... »[22] Dès lors, les pamphlets doivent se lire comme la préparation de l’art poétique d’après-guerre, qui devra s’écrire, pour des raisons liées à la censure, en scotomisant la question juive. Ce n’est pas nouveau, bien entendu, Sartre remarquera, dix ans après la publication de Bagatelles, que pour l’antisémite, le Juif ou le « Juif » se distingue par son incapacité congénitale au sentiment immédiat (Réflexions sur la question juive). A l’inspiration, le Juif tel que l’antisémite l’imagine préfère la transpiration. A l’affect, il préfère le concept. Or la métaphysique esthétique de Céline se fonde entièrement sur l’affect, sur l’intensité, sur le direct. Considérez encore cet extrait : « Croyez-moi j’ai fait souvent l’expérience. Notre belle littérature néo-classique, goncourtienne et proustophile n’est qu’un immense parterre de mufleries desséchées, une dune infinie d’osselets frétillants... et rien n’est plus difficile que de diriger, dominer, transposer la langue parlée, le langage émotif, le seul sincère, le langage usuel, en langue écrite, de le fixer sans le tuer... Essayez... Voici la terrible ‘technique’ où la plupart des écrivains s’effondrent, mille fois plus ardue que l’écriture dite ‘artiste’ ou ‘dépouillée’, ‘standard’ moulée, maniérée, que l’on apprend branleux en grammaire de l’école. Rictus, que l’on cite toujours, n’y réussissait pas toujours, loin de là ! Force lui était de recourir aux élisions, abréviations, apostrophes Tricheries ! Le maître du genre, c’est Villon, sans conteste. Montaigne, plein de prétentions à cet égard, écrit tout juste à l’opposé, en juif, semeur d’arabesques, presque du ‘France’ avant la lettre, du Pré-Proust... » Et enfin : « Je m’en allais circonlocutant, j’écrivais en juif, en bel esprit de nos jours à la mode... dialecticulant... elliptique, fragilement réticent, inerte, lycée, moulé, élégant comme toutes les belles merdes, les académies Francongourt et les fistures des Annales »[23]. Tout est dans ce passage : « les Juifs » incarnent la dialectique, l’ellipse ou l’euphémisation, l’Ecole (le « lycée »), l’académisme en général. « Les Juifs », à cet égard, en tant que défenseurs et illustrateurs de la langue française, gardiens de sa pureté, sont une déjection littéraire, suivant une paronomase aussi ignoble que transparente, « fisture des Annales ». Permettez-moi de suspendre ici, momentanément, un entretien que je souhaiterais infini et dont nous reprendrons le fil, ce qui n’est pas m’arroger le dernier mot : ce que Céline aura rejeté chez « les Juifs » est moins, si je puis me permettre de jouer sur les mots, l’errance que l’hérence. Céline fut, au fond, moins écrivain des déshérités que de la déshérence.



[1] Céline, Entretiens avec le professeur Y, Romans IV, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 533.

[2] Philippe Bonnefis, Le Rappel des oiseaux, Galilée, 1997.

[3] Emmanuel Lévinas, « Langage quotidien et rhétorique sans éloquence », Hors sujet, Fata Morgana, 1986.

[4] Milan Kundera, Une Rencontre, Gallimard, 2009.

[5] Robert Antelme, L’Espèce humaine, Gallimard, 1957, p. 148.

[6] Hélène Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste ?, Le Seuil, 2003.

[7] Philippe Sollers, Céline, Ecriture, 2009, p. 105.

[8] Henri Godard, Céline scandale, Gallimard, 1998.

[9] Alice Y. Kaplan, Reproductions of Banality (University of Minnesota Press, 1986).

[10] Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Le Seuil, 1980.

[11] Eric Marty, Bref séjour à Jérusalem, Gallimard, 2003.

[12] Op. cit. Entretiens avec le professeur Y, p. 528.

[13] Ibid. p. 530.

[14] Ibid. p. 537.

[15] Ibid. p. 536.

[16] Cité par Sollers, Op. cit. Céline, p. 13.

[17] Jean-François Lyotard, La Chambre sourde : l’antiesthétique d’André Malraux, Galilée, 1998.

[18] Renaud Camus, Syntaxe ou l’autre dans la langue, P.O.L, 2004.

[19] Op. cit. Entretiens avec le professeur Y, p. 528.

[20] Ibid. p. 504.

[21] Romans II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard.

[22] Bagatelle pour un massacre, Denoël, 1937, p. 69.

[23] Ibid. p. 111.

 

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