Sommaire général des exergues

  Exergue n° 1

 

« L’objet transitionnel et les phénomènes transitionnels apportent dès le départ à tout être humain quelque chose qui sera toujours important pour lui, à savoir une aire neutre d’expérience qui ne sera pas contestée. On peut dire, à propos de l’objet transitionnel, qu’il y a là un accord entre nous et le bébé comme quoi nous ne poserons jamais la question : “Cette chose, l’as-tu conçue ou t’a-t-elle été présentée du dehors ?” L’important est qu’aucune prise de décision n’est attendue sur ce point. La question elle-même n’a pas à être formulée. »

Donald W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel (1971),
Paris, Gallimard, 1975, p. 22-23.

 
 


Hélène Merlin-Kajman

12/09/2011

Dans l’espace transitionnel, on s’avancerait ainsi sans hésiter ni décider, puisqu’on y serait déjà ; sans batailler non plus, puisque personne ne viendrait vous y défier. Impossible de le jeter comme l’eau du bain sans que le bébé parte avec. Du moins un style de bébé, c’est-à-dire - l’objet transitionnel devenant objet culturel -, un style de société.

- Vraiment, dira quelqu’un, et que faites-vous du bébé de la Critique ? Celui-ci ne grandit pas sans questions, le plus précocement possible. Jetez l’eau du bain au plus vite ! Sortez le bébé, hâtez-vous de le sécher ! Vous ne voulez tout de même pas engendrer la confiance béate ? Revenir à la foi littéraire ? La culture, une « aire neutre d’expérience » ! Touchante, votre affaire, mais très peu pour moi !

- Il est vrai, on voit ce qu’une telle proposition pourrait escamoter : les luttes idéologiques, les rapports de domination, l’ethno-, le phallo-, le logocentrisme, et j’en passe. Mais le soupçon aussi peut tourner à la croyance. Parlons plutôt de ce site, Transitions : cette « chose »-ci, c’est bien nous qui vous la proposons, certes. Mais du dedans.

- Quel dedans ?

- Nous ne savons pas. Il fallait faire un geste. La question de l’origine, de la naissance ou de l’invention de la littérature et de la culture, de leur historicité, de leur institutionnalisation, est en suspens, comme elle l’est toujours dès que nous parlons d’un texte que nous aimons. Soyez tranquilles : les questions vont revenir. Mais autrement.

 Exergue n° 2

 

« Et précisément pour cette raison, il n’est certainement pas facile de chercher le plan, le simple plan, où se manifeste ce mystère, mais les Bergers d’Arcadie ont une particularité, remarquable, qui nous permettra de nous orienter. Ce caractère, c’est ce que j’appellerai la précarité de la signifiance. Au premier regard sur le tableau, tout y paraît immobile, fait pour durer sans fin comme dans une scène allégorique. Les gestes, les attitudes, porteurs de la signification, nous paraissent stables, prêts pour le temps, qui va être long, de la réflexion des observateurs. Mais ce n’est là qu’apparence. Car, on l’a souvent remarqué, cette main, qui s’est posée sur l’épaule, quelqu’un en nous commence à se dire qu’elle ne va pas y rester. Ce doigt, qui montre une lettre, dans un instant va glisser vers une autre, entraînant cette ombre que le soleil aussi, en tournant, va faire bouger, lui conférant une autre figure qui suggérera un autre sens. Et ces bergers eux-mêmes, on s’en avise du coup, vont bientôt quitter la scène où le tombeau ne parlera plus. […] Il y a chez Poussin l’assurance de l’esprit, il y a aussi l’inquiétude, mais il y a encore que s’il est inquiet, s’il a peur de l’avenir proche, il garde tout de même espérance. […] Cette main, ce doigt, cette ombre vont-ils bouger ? Oui, dans le monde extérieur, mais pas dans l’image. »

 Yves Bonnefoy, « Les Bergers d’Arcadie », dans Dessin, Couleur, Lumière,
Paris, Mercure de France, 1995, p. 144-146.

 
 

Stéphanie Burette

23/09/2011

 « La lucidité de l’esprit n’est assurée que pour un instant » continue Bonnefoy. Le tableau capture cet instant et l’inscrit dans la durée. Les bergers seront éternellement surpris de leur découverte, saisis par le jaillissement de la forme. Transis ? Le regard interroge, inquiet. La main se pose, confiante. Quelle signification ? Si les bergers considèrent le tombeau à jamais, emprisonnés dans l’image, pour tenter de trouver sa signification, le spectateur, lui, se donnera un sens. Ephémère, transitoire, vivant. 

 

   

 

   Exergue n° 4

 

 

« ÉPOQUE (la nôtre) : Tonner contre elle. - Se plaindre de ce qu'elle n'est pas poétique. - L'appeler époque de transition, de décadence. »

Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues (1880),
dans Oeuvres, tome II, Paris Gallimard, 1963, p. 1008.
 
 


Manon Worms

07/10/2011

Magnifique définition flaubertienne de ce que nous essayons, chaque jour, de comprendre – en écoutant les informations, en marchant dans la rue, en ouvrant un livre. Radicalité de cette définition, aussi : alors notre rapport au temps serait intemporel : invariablement, en 1880 ou en 2011, l’époque sera commentée par les contemporains comme provisoire, une articulation entre un avant révolu et un après effrayant. Au fond, nous vivons toujours une transition, en transition, ou bien c’est ce que nous voulons croire : car comment supporter le présent sans se l’imaginer porté vers un avenir différent, et toutefois fondé par un passé stable…

Le lexique de l’actualité a fait retentir cette voix qui « appelle » l’époque, dans un sens inédit pourtant. En Libye, les comités rebelles se sont structurés en un « Conseil National de Transition » (CNT) ; plus largement, la chute brutale de certains régimes dictatoriaux des pays arabes a placé la question de la « transition démocratique » au centre de tous les enjeux et de toutes les décisions. Et dans un autre ordre d’idées, récemment, le collectif Utopia (dirigé par D. Méda) publie un ouvrage nommé Les chemins de la transition. Pour en finir avec ce vieux monde ; les auteurs y insistent sur « la question clé des transitions, la seule à même de dessiner les chemins qui pourraient nous rapprocher d’un monde soutenable ».

Alors, la transition est espérée comme un chaos nécessaire, voire une certitude pouvant faire vaciller l'édifice angoissant de l'ère du soupçon. Les soulèvements des peuples arabes redonnent du sens à l’avant et l’après , imposent à notre époque une présence et même une urgence de la transition. La littérature est certainement appelée à s’inspirer de ce retournement, pour cesser de tonner contre l’époque et chercher dans les fourmillements transitionnels une permanence qui puisse permettre de tenir la route.

   

 

Exergue n° 3

 

 

 

« Si la majorité renvoie à un modèle de pouvoir, historique ou structural, ou les deux à la fois, il faut dire aussi que tout le monde est minoritaire, pour autant qu'il dévie de ce modèle. Or, la variation continue ne serait-elle pas précisément cela, cette amplitude qui ne cesse pas de déborder, par excès et par défaut, le seuil représentatif de l'étalon majoritaire ? La variation continue ne serait-elle pas le devenir minoritaire de tout le monde, par opposition au fait majoritaire de Personne ? » 

Gilles Deleuze, « Un manifeste de moins »,
dans Carmelo Bene/Deleuze, Superpositions, Paris, Minuit, 1979, p. 124.

 
 


 Hélène Merlin-Kajman

30/09/2011

Chaque fois que j’ouvre un livre de Deleuze (avec ou sans Guattari), trois réactions se succèdent en moi, dans un ordre variable. Parfois, je n’y vois goutte. Mes amis philosophes disent qu’ils le comprennent parce que c’est un vrai philosophe : je m’incline. Parfois, il me rappelle précisément ce que je voudrais que nous quittions : la montée à l’extrême, le rejet lancinant de la représentation et des normes, etc. Mais parfois, sans crier gare, il m’emporte, et le choc du soudain voyage (tapis magique d’Aladin) me laisse pantoise. Ce n’est pas exactement que j’acquiesce à ce qu’il écrit ; c’est que chaque phrase, à une rapidité confondante, fait voler les portes et vient, comme un jeu de cartes, tout mélanger pour m’offrir une donne absolument nouvelle mais exactement adéquate à ce que je ne me connaissais pas encore en capacité de penser.

Surtout ne jamais oublier de lire encore Deleuze...

Cette citation n’est pas une des plus belles, et certainement d’autres exergues lui rendront mieux justice. Mais la variation infinie ne pourrait-elle être un nom de transition ?

Ce qui m’importe davantage ici, c’est qu’elle prend place dans un texte intitulé « Un manifeste de moins », en écho au Hamlet de moins de Carmelo Bene, qu’il définit comme un « opérateur », par quoi, ajoute-t-il, « il faut entendre le mouvement de la soustraction, de l’amputation, mais déjà recouvert par l’autre mouvement, qui fait naître et proliférer quelque chose d’inattendu, comme dans une prothèse ».

Le manifeste de Transitions se veut quelque chose comme « un manifeste de moins ».

   

 

 Exergue n° 5

 

 

« J’ai déjà mentionné l’apparition chez nous de divers vilains petits personnages. Aux époques troubles, aux époques de transition, ils surgissent toujours et partout. Je ne parle pas des gens dits « avancés », dont le principal souci est de ne pas être en retard et qui ont toujours un but plus ou moins défini, si bête soit-il. Non, je n’ai en vue que la canaille. Elle existe dans toute société, mais n’apparaît à la surface qu’aux époques de transition ; elle ne poursuit aucun but, ne possède pas l’ombre d’une idée ; elle exprime tout simplement l’impatience et la confusion de la société. [...] Hormis peut-être certaines personnes étrangères, nul ne sait et j’ignore moi-même en quoi consistait le malaise général et de quelle “transition” il s’agissait : transition entre quoi, en somme ? »

Fédor Dostoïevski, Les Démons, traduction B. de Schlœzer,
Paris, Gallimard, Folio classique, 1997, p. 485.

 
 


Hélène Merlin-Kajman

14/10/2011

Quand nous avons choisi ce nom tout imprégné de Winnicott, « Transitions », nous n’avons pas songé à son passif politique, oublié qu’il pouvait désigner, pour la tradition conservatrice, la décadence ; et pour les révolutionnaires, le passage d'un mode de production à un autre, et tout particulièrement le processus historique de dépérissement du mode de production capitaliste sous l'effet de la lutte des classes; la dictature du prolétariat, avant l'avènement du communisme; non la timide lenteur, la mollesse du réformisme. 

Cependant, de ce texte de Dostoïevski, de cette voix profondément creusée d’ironie qui nous interdit tout type de rapide consolation, je retiens que nous aussi, en « vilains petits personnages », nous connaissons « l’impatience et la confusion de la société ».

  Peut-être, ici, contrairement à eux, essaierons-nous de voguer, voilà tout.

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