Saynète n° 109.1

 


Le Film de la Fin du Monde avec des compositions de Léger ; 2° L’Anthologie Nègre, un volume de 600 pages. Aux Éditions de la Nouvelle Revue Française : 3° Du monde entier, poème ; 4° L’Eubage (aux Antipodes de l’Unité), une synthèse critique de l’Univers. Aux Éditions du Sans Pareil : 5° Les Poèmes Élastiques, une plaquette ; 6° Une traduction des Master of Balantras de Stevenson.

D’autre part, je mets la dernière main à un roman intitulé : Moravagine, idiot. Voici quelques mots à son sujet qui répondent à votre deuxième question et vous jugerez par vous-mêmes si les conditions de la guerre m’ont permis de travailler.

Durant deux ans de présence sous les drapeaux je n’ai pas écrit une ligne. Une flamme créatrice me dévorait. Dans la vie obscure des tranchées je ne pensais qu’à une chose, qu’à Moravagine. Jamais Moravagine ne m’a quitté, ni de jour, ni de nuit. Il m’accompagnait en patrouille, m’inspirait des trucs de bandit pour tendre une embuscade, un piège. Dans les marais de la Somme c’est lui qui me réconfortait en me parlant de sa vie d’aventurier alors qu’il connaît les pampas détrempées par le terrible hiver de la Patagonie. Sa présence illuminait ma cagna et mes camarades ne s’en sont jamais doutés. À l’arrière, j’encaissais tout, brimades, corvées, servitudes, vivant de sa vie de prison. Il était à côté de moi à l’attaque et c’est peut-être lui qui m’a donné la volonté et l’énergie de me relever seul sur le champ de bataille de Champagne. Je le retrouvai dans mon lit d’hôpital, après l’amputation. À ce moment, il avait encore grandi. Sa jeunesse, son passé m’étaient connus. Il ne me manquait rien. Le type était là, devant moi, entier, complet. Rien de si facile que d’écrire maintenant son histoire. J’aurais pu le faire en une page ou en cent volumes, tant je possédais mon sujet.

À la réalisation, il n’en fut pourtant rien. Moravagine passa par trois états. Premièrement : un état de pensée : je vise l’horizon, je fouille, je sonde, je trace un angle déterminé, je happe les pensées au vol, je les encage toutes vivantes, pêle-mêle, vite et beaucoup, sténographie. Deuxièmement : un état de style : sonorité et images, je trie mes pensées, je les choisis, je les caresse, je les lave, je les pomponne, je les dresse, elles courent panachées dans les phrases, calligraphie. Troisièmement : un état de mot : correction, souci du détail neuf, le terme juste, exact, claquant comme un coup de fouet et qui fait que la pensée se cabre, typographie.

Le premier état est le plus difficile : formulation.

Le deuxième, le plus aisé : modulation.

Le troisième, le plus dur : fixation.

Vous voyez, cher ami, que la guerre est la guerre et qu’un homme de lettres est toujours un homme de lettres, à la guerre, dans les trains de la fantaisie et à sa table à écrire.

 

Blaise Cendrars L'intransigeant [1919], Réponse à une enquête demandant « à quelques‑uns des écrivains qui ont été mobilisés de leur dire ce qu’ils préparaient au point de vue littéraire et si les conditions de la guerre leur avaient permis de travailler. » 

 

Adrien Chassain

03/05/2020

 

En commentant une première fois ce fragment dans ma thèse, il y a deux ans maintenant, je n’y avais pas pensé. Et pour cause : n’est-il pas commun, dans un texte, de passer à côté de ce qui n’y est justement pas – et lui donne pourtant du relief ? Aujourd’hui, à la sixième semaine du confinement imposé en France par l’épidémie de coronavirus, ce silence est sensible par force. Car en août 1919, bien sûr, ce n’est pas d’une mais de deux catastrophes immensément meurtrières que sort le pays (et presque le monde entier) : la grande guerre, la grippe espagnole. Reste qu’alors, s’il est un traumatisme collectif justifiant de lancer une enquête sur l’état présent des futurs et des possibles littéraires, comme fait la rédaction de L’Intransigeant, c’est la guerre et c’est tout. J’en imagine un peu les raisons, mais ce silence m’interpelle, surtout qu’aujourd’hui, tandis que le territoire national est frappé par quelque chose comme cette grippe, mais ignore depuis longtemps quelque chose comme cette guerre, celle-ci, « 14-18 », est aussi remémorée, comme métaphore cette fois : façon de sublimer la pandémie, de symboliser, d’incarner le mal invisible qui court, et de mobiliser les populations depuis la « première ligne » à la « troisième », jusqu’à moi donc, là, sur ma chaise et pour que j’y reste.

Relue aujourd’hui depuis cette chaise, c’est-à-dire dans la perspective du présent, la réponse de Cendrars m’est à la fois proche et lointaine, par la place, notamment, qu’elle donne à cette littérature qui est aussi mon métier, puisque je l’enseigne. Durant les deux années qu’il passe au front, Cendrars n’écrit rien, « pas une ligne ». Pour lui comme pour beaucoup de ceux (car aucune femme, ici) qui participeront à cette enquête de L’Intransigeant, la littérature est impossible pratiquement. En même temps, on voit bien qu’elle est là, à travers le livre en projet, Moravagine, et son héros éponyme dont la figure, quoiqu’imaginaire et encore non advenue, acquiert une forme rare de présence, de densité et d’agentivité où le soldat écrivain trouve un secours vital. Il est donc bien une « flamme » qui anime Cendrars au combat, mais elle n’a pas à voir avec le patriotisme ou la boucherie héroïque. L’imagination, l’enthousiasme romanesques sont aux commandes, substituant, ou plutôt surimprimant aux tranchées leur décor, leur intrigue et leur imaginaire (disons picaresques : les « trucs de bandits », la « vie d’aventurier »). Métaphores, encore, mais où la guerre, pour être traversée vivant comme réalité, n’est plus un phore (une image) mais un thème qui s’efface.

Ceci m’en impose : que la littérature puisse à ce point, tant dans ce qui est raconté là, que par le crédit et l’espèce de plaisir que m’inspire l’écriture de ce « morceau de bravoure ». Mais aussi, quoi de plus étranger ? Dans le repli domestique qui m’est imposé, loin de tout front réel ou imaginaire, l’idée que la littérature soit une planche de salut paraît bien inactuelle. Bien indéfendable, en fait, quand on pense à la distance qu’il y a de ce loisir distingué à l’expérience des malades comme de celles et ceux qui les veillent et soignent, qui rendent nos vies simplement possibles, ou dont la vie au foyer est à elle seule éreintante. Et court-circuitant cette réticence pourquoi pas suspecte, à son tour, d’une distinction de plus, le fait nu que la littérature reste toujours aussi difficile à commenter et à transmettre, et sans doute plus encore aujourd’hui que le temps de nos activités réputées « inessentielles » est comme étourdi, désorienté. Cendrars, justement, était passé par là et ses dernières lignes – la déception qu’elles dessinent avec un peu d’autodérision, le travail qu’elles relancent, la technique qu’elles répètent, enfin la « démobilisation » qu’elles suggèrent par refus d’envisager l’écriture comme une guerre continuée –, tout cela semble assez impeccable.

 

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