Saynète n° 108.2.

 


« […] C’était un homme, un homme comme vous et moi ; et un soir d’automne que j’imagine humide et sombre comme celui-ci, en traversant une forêt, il est tombé sur un nœud de serpents. Il l’a regardé de plus près, et il s’est aperçu que les serpents n’étaient que deux, mais très longs et très gros : un mâle et une femelle – on voit que Tirésias était un remarquable observateur, parce que je ne sais vraiment pas comment on peut distinguer un python mâle d’une femelle, surtout le soir et s’ils sont emmêlés au point qu’on ne voit pas où l’un commence et où l’autre finit –, un mâle et une femelle qui faisaient l’amour. Alors Tirésias, soit qu’il fût scandalisé, ou envieux, ou simplement parce que ces deux-là lui barraient le chemin, Tirésias avait pris un bâton et en avait donné un coup dans le tas : bon, il avait entendu comme un grand remue-ménage et, d’homme qu’il était, s’était retrouvé femme. »

Faussone, que toute notion d’origine humaniste met en joie, m’a dit en ricanant qu’une fois, et même pas tellement loin de la Grèce, en Turquie, dans un bois, il était tombé lui aussi sur un nœud de serpents : mais il n’y en avait pas que deux, ils étaient beaucoup, et ce n’étaient pas des pythons, mais des couleuvres. On aurait vraiment dit qu’elles faisaient l’amour, à leur manière, tout emmêlées, mais il n’avait rien contre et il les avait laissées tranquilles : « Mais, maintenant que je connais le truc, la prochaine fois que ça m’arrive je vais peut-être bien essayer aussi ».

Primo Levi, La clé à molette [1978], in Œuvres, édition présentée par Catherine Coquio, Paris, Robert Laffont, 2005, pp. 504-505.

 

Guido Furci

04/04/2020

 

D’après la légende, Tirésias serait resté femme durant sept ans, au bout desquels il aurait à nouveau rencontré les serpents : cette fois, ayant compris l’astuce, il leur aurait redonné un coup de bâton « en connaissance de cause », autrement dit pour retrouver son aspect d’origine. Tout porte à penser qu’après son aventure extraordinaire, et en dépit du fait qu’en tant que femme il s’en était plutôt bien sorti, Tirésias dut estimer plus avantageux le retour à son apparence initiale. C’est du moins ce que nous pouvons déduire de la version du mythe reprise par l’alter-ego de Primo Levi dans sa conversation avec Faussone – constructeur de charpentes métalliques, souvent en déplacement ; technicien tendanciellement taciturne, mais sans cesse sollicité par les questions de son interlocuteur –, version qui, semble-t-il, synthétise et réinvente avec originalité les variantes qui nous ont été transmises par les Métamorphoses d’Ovide, la Mélampodie du pseudo-Hésiode et la Bibliothèque, anciennement attribuée à Apollodore.

Derrière la digression consacrée à ce personnage Levi tente, d’une part, de brosser un portrait kaléidoscopique et « en androgyne » de lui-même, d’autre part, de parler de l’écriture comme d’un métier consistant à travailler une matière invisible mais pas intangible pour autant, à l’instar d’un artisan ou d’un ouvrier. Or, ce qui m’a toujours frappé dans ce passage du livre n’est pas tellement sa valeur éventuellement métonymique, en d’autres termes ce que ces quelques lignes sont susceptibles de nous dire des finalités de l’ouvrage conçu dans son intégralité. Depuis ma toute première lecture (je m’en souviens très bien, c’était pendant l’été 2002, juste après le bac) ce qui n’a jamais arrêté de me questionner dans cet extrait est ce qu’il laisse transparaître, peut-être involontairement, d’une certaine conception de l’empathie, voire – à mon sens – de l’empathie selon Levi.

Faut-il faire l’expérience de l’altérité pour la comprendre ? Est-il indispensable de devenir cet autre dont on cherche à saisir les différences pour s’accorder le droit de dire dans quelle mesure il n’est pas nous ? Faussone semble par moments le sous-entendre – d’où son envie, « maintenant qu’il connaît le truc », de se lancer dans l’aventure – ; Levi suggère plutôt que si la littérature n’a de cesse de nous catapulter « dans la peau de », ce n’est pas tellement pour être, mais à la limite pour « imaginer être », prenant conscience à chaque mouvement du travail d’approximation que cela implique que de s’identifier à quelqu’un. Dans une contribution issue d’un colloque international organisé sous l’égide de Transitions et consacré à « Littérature et trauma », j’avais qualifié la transmission d’exercice (pratique ou geste) consistant à « pondérer la distance qui sépare l’"être comme", l’"être avec" et l’"être à la place de" ». C’est justement ce dont je pense qu’il est question dans l’extrait cité plus haut. Au fond, il n’est vraiment pas étonnant que Levi le problématise dans un ouvrage sensiblement différent par rapport à d’autres textes à plus forte composante testimoniale.

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