Saynète n° 99 

 

 

Le Lendemain, nous sommes restés cachés dans un aven au sud de Canjuers et nous avons passé l’après-midi à nous chanter des chansons, à tour de rôle. Par son ampleur et sa variété mélodique, lexicale et sonore, le répertoire de Tishka dépassait l’entendement. Elle savait siffler une trentaine de chants d’oiseau, imiter le campagnol, la chouette hulotte, la martre qui ronronne, la fouine avec ses petits, tout autant que restituer à la quasi-perfection une gamme loufoque de sonneries de bague, de sonals de marque, d’informercial de mall, simuler à la voix des freinages de glisseur, des drones de livraison, un flot épars de paroles dans le tram ou le brouhaha bourgeonnant d’un café bondé ! Chaque chanson qu’elle avait pu entendre une fois, au hasard d’une trottine, d’un commerce ou d’un appart dans lequel elle avait dû se cacher, peu importe, elle savait la reproduire sans effort. Complètement épaté, Lorca lui demanda bientôt de faire l’obus, l’orage, le glissement d’une baie vitrée, le Verdon la nuit, maman en colère, un bip-bip de poubelle mal triée, une cafetière à ondes, une bague raclant nerveusement une table, un bruit de chaise sur du percoleum, une porte claquée, tout ce qu’il lui passait par la tête ! Et elle le fit ! De sorte que Lorca, ému et fier d’elle, n’arrêtait pas de la relancer. Cherchait plus dur, plus fou, plus impossible encore : le roulis des pneus sous un taxile, l’appel de la mosquée par jour de mistral, un four solaire en phase de refroidissement, la pluie sur une vitre, un chat qui court sur du gravier ! Tishka riait de bonheur, gloussait, réglait son spectre de cris, de trilles, cherchait un peu, puis sortait un son sidérant de réalisme. (..) Nous étions tellement ravis de l’écouter, émerveillés si complètement que ça fait partie de ces moments qu’elle nous a donnés où un obus aurait pu exploser dans l’aven – je crois bien que j’aurais pu mourir sans regret.

Alain Damasio, Les Furtifs, Clamart, La Volte, 2019, p. 482

 
 

 

 

 Mathilde Faugère 

01/06/2019

 

La première saynète que j’avais écrite à partir d’un extrait de Damasio montrait dans un moment d’attente les interrogations d’un héros non-héroïque et la façon dont, bon an mal an, le collectif prenait le pas sur ce héros. Restait la voix très affirmée, l’écriture parfois forte, voire violente qui venait avec ce personnage, qui caractérisait ce héros, Golgoth. Restait une situation de combat, comme métaphore du politique.

Ici, pas d’héroïsme directement – il y en a pourtant dans le roman –, pas de réflexion immédiate sur le groupe et le politique – pourtant bien présents également. Non, ici Damasio nous parle des jeux d’une petite fille qui n’en est plus complètement une. Il nous montre aussi des amours, des amours bien peu romanesques mais magnifiquement intimes. C’est que les personnages viennent de se retrouver, d’être réunis, après avoir chacun vécu des transformations radicales. Ils sont donc dans l’aven, dans un terrier de roche qui les protège un peu des regards, là où la voix devient première. Entendez-la résonner.

Pourquoi la lectrice que je suis est-elle si touchée par ce passage-là ? Il me semble que Damasio, avec son talent à montrer finement des relations, avec son effort pour penser politiquement ces relations et les espaces qu’elles créent, nous montre ici quelque chose que je lis rarement. Il fait entendre la joie d’un moment qui s’offre le luxe du non-politique -- le mot de luxe est d’ailleurs un peu déplacé pour trois personnages en fuite dans la montagne, mais pourtant…

Ce luxe-là, en général, il me semble mensonger, aussi bien en littérature que dans nos relations. Mais, dans cette scène, le monde est encore présent – les sons imités par Tishka sont des sons de la nature mais également des sons de la société capitaliste, de la violence policière, du religieux et du politique. Pas d’irénisme ou d’oubli donc. Surtout ce que s’offrent ces personnages, et, tout spécialement, ce que les deux adultes offrent à cette enfant Tishka, c’est un espace immense de jeu, c’est une inventivité et une mobilité sans borne pour sa joie, leur joie. Ils lui offrent de parler, de sonner, de se libérer et de muter.

Damasio montre ces personnages et ces moments. C’est un peu décalé par rapport à son discours politique et pourtant si pleinement dedans. Il me montre des relations qui ne fonctionnent pas uniquement sur du discours ou même de l’action commune. Alors certes ce n’est pas parfait, il y a quelque chose comme de la naïveté dans cette famille. Mais j’aimerais penser que ce qu’il pointe du doigt, c’est un espace où il n’est pas question de montrer patte blanche, où il est possible et même recommandé de se transformer. Où l’on peut se retrouver et s’aimer encore amant.e.s, ami.e.s, enfant.e.s, parent.e.s. Et cela me donne infiniment envie d’y croire.

 

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