Saynète n° 97 

 

 

À MADAME LA COMTESSE NATALIE DE MANERVILLE

« Je cède à ton désir. Le privilège de la femme que nous aimons plus qu’elle ne nous aime est de nous faire oublier à tout propos les règles du bon sens. Pour ne pas voir un pli se former sur vos fronts, pour dissiper la boudeuse expression de vos lèvres que le moindre refus attriste, nous franchissons miraculeusement les distances, nous donnons notre sang, nous dépensons l’avenir. Aujourd’hui tu veux mon passé, le voici. […] »

À MONSIEUR LE COMTE FELIX DE VANDENESSE.

« Cher comte, vous avez reçu de cette pauvre madame de Mortsauf une lettre qui, dites-vous, ne vous a pas été inutile pour vous conduire dans le monde, lettre à laquelle vous devez votre haute fortune. Permettez-moi d’achever votre éducation. De grâce, défaites-vous d’une détestable habitude ; n’imitez pas les veuves qui parlent toujours de leur premier mari, qui jettent toujours à la face du second les vertus du défunt. Je suis Française, cher comte ; je voudrais épouser tout l’homme que j’aimerais, et ne saurais en vérité épouser madame de Mortsauf. […] Savez-vous pour qui je suis prise de pitié ? pour la quatrième femme que vous aimerez. Celle-là sera nécessairement forcée de lutter avec trois personnes ; aussi dois-je vous prémunir, dans votre intérêt comme dans le sien, contre le danger de votre mémoire. […] Mon ami, car vous serez toujours mon ami, gardez-vous de recommencer de pareilles confidences qui mettent à nu votre désenchantement, qui découragent l’amour et forcent une femme à douter d’elle-même. L’amour, cher comte, ne vit que de confiance. La femme qui, avant de dire une parole, ou de monter à cheval, se demande si une céleste Henriette ne parlait pas mieux, si une écuyère comme Arabelle ne déployait pas plus de grâces, cette femme-là, soyez-en sûr, aura les jambes et la langue tremblantes. Vous m’avez donné le désir de recevoir quelques-uns de vos bouquets enivrants, mais vous n’en composez plus. […] »

Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée, 1836, premières et dernières pages.

 
 

 

 

 Eva Avian

06/04/2019

 

Le Lys dans la vallée est une longue confidence épistolaire de Félix de Vandenesse à sa maîtresse, Natalie de Manerville, moins une lettre de cette dernière, qui clôt le roman.

En écrivant, Félix cède à son désir à elle, comme il le lui rappelle dans la lettre liminaire qu’il joint à son texte, de connaître le « fantôme » qui domine sa vie (c’est celui de son premier amour). J’avais choisi de commenter cette lettre dans une première saynète, il y a un peu plus de deux ans.

Tout en elle me provoquait : sa complaisance mâle (vite, Natalie disparaît derrière un « vous », celui des femmes, des coquettes, du caprice), l’aveuglement sur soi dont elle témoigne, et jusqu’à son lyrisme démodé. Et il faudrait encore que l’insolente confession de Félix « redoublât la tendresse » de sa destinataire ! La menace qu’elle fait peser sur l’avenir, surtout, et dont le personnage ne semble pas prendre la mesure, me saisissait : « Aujourd’hui tu veux mon passé, le voici. » Comme un enfant à un spectacle de Guignol, j’avais envie de me lever et de crier au personnage en trépignant : « Non, Félix ! Ne fais pas ça ! » sans désirer le moins du monde éviter ce naufrage, captivée par la promesse d’une confidence toxique.

 

Je n’ai pas écrit cette saynète. Il me semblait qu’il fallait relire Le Lys : qu’est-ce qui pouvait encore me concerner dans l’éducation sentimentale manquée d’un jeune homme que son enfance, privée d’amour, a rendu disposé à adorer une fleur – la mère, l’idole, la sainte, et à la laisser pourrir sur pied au fond d’une vallée, mourir de faim, intacte ? Étais-je Natalie, pour m’infliger une telle épreuve ?

Oui, c’est peut-être ce qui me fait obstinément revenir au Lys, et choisir aujourd’hui de mettre en regard la première et la dernière lettre du roman : lecteur/lectrice, je suis Natalie. Natalie, je reçois une lettre d’amour (quoi d’autre ?) de mon amant, un texte destiné à me plaire (sinon quoi ?), et par le biais duquel on espère se faire aimer. Mes yeux se précipitent d’une phrase à l’autre, tout m’intéresse, tout me concerne, tout me blesse et me compare, tout s’adresse à moi et surtout les pages entières où Félix semble oublier qu’il s’adresse à moi.

Une telle lecture, quoique programmée par le montage romanesque, n’a rien d’évident. On peut oublier Natalie. C’est même facile : la voix de Félix domine tout, qui recrée son passé à la première personne, non : qui le revit, exactement comme si l’ultime lettre de son Henriette (Blanche, le « lys » de la vallée), ne l’avait pas désabusé. Car deux lettres de cette dernière sont déjà venues fissurer la perspective unique de Félix. Mais c’est la lettre finale de Natalie qui brise le charme tout en me procurant une véritable joie, qui a peu à voir avec la revanche qu’elle prend sur Félix, la hauteur avec laquelle elle le prend et son ironie blessée, lettre qui ne se contente pas non plus – et ce serait déjà beaucoup ! – de donner accès à de nouvelles facettes des personnages du roman, jusque-là pris dans le discours et la plainte de Félix.

Je comprends que mon commentaire de la lettre de Félix aurait été un réquisitoire, et que ce que j’aurais condamné, c’était une tentation, une inquiétude, un risque : celui du texte mal adressé, de la mal-adresse délétère, du sabotage. La lettre de Félix est un don amoureux qui ne mesure pas ses effets, qui oublie sa lectrice et n’occupe jamais qu’une seule place : la sienne. Son offrande déplaît, ce en quoi le roman le « punit ». Si Natalie fait l’éducation amoureuse de Félix, Le Lys me parle, à moi, de ce qu’il en est d’écrire et d’adresser un texte, et de la part d’imprévu, d’inconnu, d’impondérable, qui passe avec le don. De ce qui ne se mesure pas mais que l’on doit s’efforcer de mesurer malgré tout.

Mais ne commenter que la lettre de Natalie, c’était toujours, en un sens, faire le procès de Félix. Il me semble, à présent, que réunir les deux lettres, après avoir « miraculeusement franchi les distances » avec Félix, c’est ouvrir un espace pour accueillir le « fantôme » de ce dernier. Car il ne « donne » pas son passé : il fait la démonstration de sa persistance dans le présent, il rend sensible sa hantise en espérant, peut-être, que sa maîtresse en sera possédée à son tour, jusqu’à l’aimer. Quant à moi, hantée par la hantise de Félix, j’espérais rendre possible son partage, un partage qui ne serait plus de l’ordre de l’envoûtement et de la sidération, et qui consisterait à habiter tous les temps que les deux lettres ne cessent d’articuler, à être tour à tour Félix et Natalie, à regretter et détester les bouquets de Félix, empoisonnés pour Natalie, pour toujours embaumés dans Le Lys.

 

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