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Saynète n° 76

 

 

 

Au Lecteur

C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit, dès l'entrée, que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d'un tel dessein. Je l'ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m'ayant perdu (ce qu'ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent, plus altière et plus vive, la connaissance qu'ils ont eue de moi. Si c'eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c'est moi que je peins. Mes défauts s'y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l'a permis. Que si j'eusse été entre ces nations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t'assure que je m'y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n'est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc ; de Montaigne, ce premier de mars mil cinq cent quatre vingts.

Montaigne, Les Essais

 
 

 

 

 Benoit Autiquet

17/02/2018

 

 

 

Certain-e-s ont dit, et disent, que ce texte, malgré sa « bonne foi » affichée, cache le petit « truc » d’un esprit très conscient de son art. Il y a en effet trop de contradictions : pourquoi désigner comme le « lecteur » celui qui, ni « parents » ni « amis », n’est pas le destinataire du texte ? Et pourquoi publier un livre qui n’a de « fin, que domestique et privée » ? Il faut alors que Montaigne mente, ou du moins, joue l’humilité. Captatio bien connue (le discours critique, alors, se pare souvent de latin) : dire que l’on n’est pas digne de s’adresser au public pour mieux s’adresser au public. Captatio qui fait partie d’une esthétique montaignienne de la sprezzatura, terme italien désignant une « négligence affectée » très en vogue chez les courtisans de la fin du XVIe siècle. Alors, Montaigne courtisan ? Sans doute pas, vu ce qu’il en dit, des courtisans. Mais, ce qui est sûr : Montaigne noble et voulant le montrer, et surtout, Montaigne carriériste, très conscient de sa position sociale et des bénéfices qu’il peut en tirer. Surtout, ne pas être dupe de sa prétendue naïveté.

Les approximations scientifiques et le style télégraphique du paragraphe précédent ne rendent évidemment pas justice à l’érudition et à la précision de la critique montaignienne. Mais j’essayais de mettre, un peu en vrac, ce que j’ai retenu de mes lectures sur un auteur à propos duquel, par ailleurs, j’écris une thèse. Je voudrais ainsi tenir le milieu entre l’universitaire, qui ne s’exprime qu’avec des citations et des notes (et il a raison, puisque ce style est souvent un garant d’honnêteté intellectuelle) et le « lecteur naïf », qui lit Montaigne « pour le plaisir » et en parlerait librement avec d’autres personnes (et qui a raison, parce que l’on ne lit jamais un texte qu’avec les désirs que l’on y investit). Bien sûr, ce type de discours, renseigné sans être référencé, pourrait nous exposer à un autre danger, celui d’un débat intellectuel sans justification ni preuve, où la parole s’autoriserait avant tout de la position sociale ou institutionnelle de son locuteur. Mais j’insiste : dans ce régime permanent de la justification et de la preuve qui est le nôtre, il me semble qu’il manque un espace pour l’expression des désirs, des chimères, et des désespoirs qui structurent nos lectures. Et j’ai l’impression qu’un tel espace existait encore il y a peu. Quand je lis Foucault, enjambant les époques à une allure joyeuse et s’écoutant un peu écrire, ou le dernier Barthes, qui assume complètement la part de subjectivité du travail théorique, je suis heureux ; pas forcément parce qu’ils ont raison, mais parce que, exposant leur désir et suscitant le mien, je sens qu’ils parlent pour moi, pour que je m’intègre dans leur ronde.

Ce lieu qui me manque m’incite à lire l’avis « Au lecteur » autrement que sur le mode de la fausse humilité. Je crois que Montaigne cherche une chose qui, pour n’être pas une rétribution financière ou symbolique, n’en est pas moins sociale : un espace où ses propres « humeurs », celles qui agitent son esprit et son corps, puissent se dire à d’autres, se mesurer à celles des autres. C’est que les discours de son temps, pris dans des affrontements idéologiques et théologiques, oublient eux aussi, à force de se parer d’arguments, leur dimension humorale. En inventant un discours public mais indigne de l’être, Montaigne fait droit à ce qui, dans la pensée, n’est pas de l’ordre de l’argumentation ; ou bien, pour le dire avec Barthes, il propose d’« argumenter [s]es humeurs ». Avec un implicite, qui est aussi espoir : ce qui constitue des membres épars en un corps politique, ça n’est pas seulement une logique.

 

 

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