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Saynète n° 74

 

 

 

Tout à coup arrive un état-major à cheval. Celui qui commande est un homme assez gros, au visage régulier, mais dont les yeux pleins de fureur semblent jaillir au-dehors. La face est pourpre comme si le sang répandu y eût jailli pour le marquer ; son cheval magnifique se tient immobile, on le dirait en bronze.

Alors, très droit sur son cheval, il met ses poings sur ses côtés en un geste de défi et commence, placé devant les prisonniers :

« C'est moi qui suis Gallifet ! Vous me croyez bien cruel, gens de Montmartre, je le suis plus encore que vous ne pensez. »

Il continue sur ce ton, sans qu’il soit possible de comprendre autre chose que des menaces incohérentes.

Se le tenant pour dit, on s'arrange comme on peut afin d'être convenables pour mourir. Nous sommes quelques centaines et nous ne savons pas si on ira sur le tertre, ou si on sera fusillés ensemble. Mais tout de même on secoue la poussière de ses cheveux. J'ai déjà avoué que nous avions, nous tous de 71, des coquetteries pour la mort, et en même temps cette phrase : c'est moi qui suis Gallifet ! était si drôle qu'elle nous rappelle une vieille chanson du temps des opéras de bergerie : « C'est moi qui suis Lindor, berger de ce troupeau. »

Quel étrange berger, et quel étrange troupeau !

Louise Michel, La Commune. Histoire et souvenirs, 1898.

 
 

 

 

 Pierre-Élie Pichot

20/01/2018

 

 

Mort certaine. Fin tragique de la dernière expérience communiste à Paris.

Au milieu d'une situation désespérée, vient à l'esprit de Louise Michel un alexandrin tiré d'une poésie des plus classiques. Cette apparition littéraire peut rappeler aujourd'hui, me semble-t-il, d’autres scènes de récitation au milieu du désastre : Dante chez Primo Levi, Du Bellay chez Antelme. « Vivre entre ses parents... » : les mots du poète angevin, souvenirs d’écolier, devaient servir à tisser, chez les camarades d'Antelme, un « nous » solidaire, assez similaire au « nous tous de 71 » imaginé par Louise Michel.

(Ne pas se prononcer trop vite sur la réalité de ce « nous de 71 » ni de celui qui suit : « cette phrase nous rappelle une vieille chanson... ». Toute communauté n’implique-t-elle pas des illusions de partage ?)

Mais le souvenir de l'institutrice libertaire est plus émouvant encore en ce qu'il est erroné. « C'est moi qui suis Guillot », a écrit La Fontaine, dans ce qui n'est nullement un livret d'opéra mais la troisième fable du troisième livre. D'où vient Lindor ? Les souvenirs d'enfance se sont mêlés : il s'agit du pseudonyme que prend le comte Almaviva pour courtiser la pupille de Bartholo, dans Le Barbier de Séville. En toute légèreté, Louise Michel établit une résonance subjective entre le loup capturant les brebis, le séducteur enlevant la pupille, et le général de Gallifet massacrant la Commune. Louise Michel et moi-même prenons alors un instant, une ligne, pour goûter « l’étrangeté » qu’introduisent ces souvenirs mêlés dans l’Histoire.

(Les fortunés bergers de l’enfance viennent hanter la semaine sanglante, les textes et les siècles se téléphonent... J’ai découvert ce souvenir-lapsus il y a quelques années, mais sa fulgurance me paraît intacte. Je m’en remets, pour le comprendre, à la sentence de Rilke dans laquelle, enfant, je ne voyais qu’une énigme de plus : « même si vous étiez dans une prison dont les murs étoufferaient tous les bruits du monde, ne vous resterait-il pas votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor de souvenirs ? »)

 

 

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