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Saynète n° 71

 

 

 

Un film non comique [...] a su formuler le problème avec férocité. Dans Spring Breakers, Harmony Korine, 2012, tout est organisé, du gangsta rappeur à tresses interprété par Franco au rapport des couleurs, afin que la coutume du spring break apparaisse comme une façon de hold-up pratiqué par la culture blanche sur la noire. Korine a été clair à ce sujet : s’il y a une dénonciation dans son film, elle s’exprime d’abord là, et seulement en son second lieu à l’égard de l’imagerie dégoulinante du clip et de MTV.

La comédie contemporaine n’a pas ce jusqu’au-boutisme. C’est que les choses y sont nécessairement mélangées : entre le stand-up dont cette comédie dérive et le hip-hop vers où elle lorgne, il y a de fait [...] un souci partagé de l’adresse et de l’interlocution ; une passion des noms et des surnoms, un même art d’appeler et de s’appeler, à tout bout de champ. Peut-être même y a-il également l’espoir qu’à force d’appels un nouveau peuple se lève.

Cela n’exonère certes pas des hypocrisies et des appropriations sauvages ; et d’autant moins que ces hypocrisies et ces appropriations remontent très loin dans les racines de l’histoire américaine. Reste qu’il ne faut pas en demander trop à la comédie. Le genre reste au conditionnel. Il peut s’estimer quitte d’un problème dès lors qu’il en a indiqué la direction. Il suffit que les films prennent leurs personnages en flagrant délit de vouloir se comporter comme des Noirs. Il suffit qu’inscrivant ce devenir au milieu des autres, ils soient assez lucides pour en épingler le ridicule. La comédie, surtout la contemporaine, est trop impure, trop poreuse aux influences pour (en la matière) se faire davantage que l’écho d’un symptôme, fût-il décuplé à la cantonade.

Emmanuel Burdeau, « Comédie noire, comédie blanche », dans Comédie américaine, années 2000, Les Prairies Ordinaires, 2015, p. 76-77.

 
 

 

 

 Benoît Autiquet

25/11/2017

 

À Pierre et Lilian, qui aiment le rap d’un humour fou.

 

L’article dont ce texte est extrait commence par la description d’une scène d’Office Space de Mike Judge, comédie de 1999 : aux États-Unis, un blanc, dans les embouteillages, écoute à fond du rap dans sa voiture, et se prend pour le rappeur. Un mendiant noir s’approche de sa fenêtre pour demander l’aumône ; le conducteur referme précipitamment la vitre, et cesse immédiatement sa peu convaincante imitation.

Je n’ai jamais été autant confronté au problème de l’appropriation d’une culture définie par le milieu social et racial de son origine qu’à travers la question du rap. Cela très tôt : bourgeois blanc ayant grandi dans un quartier défavorisé de Paris, j’arrivais dans mon nouveau collège, situé dans un quartier plus favorisé, en chantant fièrement un rappeur de mon arrondissement, qui lui-même chantait « [s]a rue », qui « s’appel[ait] le dix-huitième ». On s’est moqué de moi, assez méchamment : je m’étais pris pour une « racaille ». Et on avait sans doute raison. Mais j’ai été aussi marqué, à cette occasion, par la rigidité de la morale sociale qui empêchait de se prendre pour : dans mon école primaire du « dix-huitième », les enfants plutôt pauvres que je côtoyais ne m’assignaient pas une place avec autant de rigidité.

Celui ou celle qui, n’étant pas du milieu social dont provient le rap, en écoute tout de même, est régulièrement suspecté d’imposture. Ce soupçon est justifié, mais il convient, je crois, de l’énoncer prudemment, c’est-à-dire sans « férocité ». Traduire ce geste d’appropriation par le terme de « hold-up » est une manière beaucoup trop abrupte de rendre étanches des milieux sociaux dont aucun n’exprime, heureusement, la volonté d’être isolé. PNL, l’un des groupes de rap les plus populaires du moment, désigne son public idéal par une formule qu’il répète à longueur de morceaux : « que la famille » (qui comprend les amis du quartier). Mais il se félicite aussi de son succès, qui lui permet de gagner de l’argent sans dealer, de voyager... bref, de sortir de son milieu d’origine. Tout le problème tient dans cette contradiction entre fidélité et infidélité à ses appartenances : il s’agit de ménager la possibilité, tant du côté du public que du côté de l’artiste, d’une hétérogénéité des groupes sociaux dans un même public.

— Et pour cela, l’humour ? Mais cela ne risque-t-il pas, au contraire, de barrer les possibles identifications ? Celui qui, se moquant de toi, t’empêchait de te rêver « racaille », n’en avait-il pas, justement, de l’humour ?

— Distinguons. L’humour auquel je rêve est précisément celui de l’impureté, celui qui, dans le même temps, fait entrer l’autre en soi et le tient à distance. Il est donc, essentiellement, humour sur soi et sur ses propres identifications. Il reconnaît, en moi, l’impossibilité d’une identification en même temps que son désir.

— Mais un noir américain pourrait-il s’identifier, avec humour, à un blanc ? Un pauvre, avec humour, à un riche ? L’expression sereine d’une distance à ses identifications sociales, n’est-ce pas un luxe ?

— ...

 

Je m’aperçois bien qu’en me lançant dans ces débats, je m’éloigne du texte descriptif de Burdeau ; j’y ajoute un air de morale, et même de casuistique, qui n’y était pas. Qu’importe. Pour qu’une « adresse » puisse être entendue plus largement, pour qu’un public advienne, pour qu’« un nouveau peuple se lève » et qu’il ait l’espace de s’identifier et se désidentifier, nous avons besoin, me semble-t-il, d’une morale (politique) de l’humour. Que la « comédie américaine » n’ait pas « le jusqu’au-boutisme » d’Harmony Korine, voilà, à mes yeux, une bonne nouvelle.

 

 

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