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Saynète n° 68

 

 

 

Diable ! diable ! dit-il, en se grattant la tête,
Nous avions cinq enfants, cela va faire sept.
Déjà, dans la saison mauvaise, on se passait
De souper quelquefois. Comment allons-nous faire ?
Bah ! tant pis ! ce n'est pas ma faute. C'est l'affaire
Du bon Dieu. Ce sont là des accidents profonds.
Pourquoi donc a-t-il pris leur mère à ces chiffons ?
C'est gros comme le poing. Ces choses-là sont rudes.
Il faut pour les comprendre avoir fait ses études.
Si petits ! on ne peut leur dire : Travaillez.
Femme, va les chercher. S'ils se sont réveillés,
Ils doivent avoir peur tout seuls avec la morte.
C'est la mère, vois-tu, qui frappe à notre porte ;
Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous,
Cela nous grimpera le soir sur les genoux.
Ils vivront, ils seront frère et sœur des cinq autres.
Quand il verra qu'il faut nourrir avec les nôtres
Cette petite fille et ce petit garçon,
Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson.
Moi, je boirai de l'eau, je ferai double tâche,
C'est dit. Va les chercher. Mais qu'as-tu ? Ça te fâche ?
D'ordinaire, tu cours plus vite que cela.
- Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà !

 

Victor Hugo, « Les pauvres gens », 1859.

 
 

 

 

Pierre-Elie Pichot

30/09/2017

 

 

 

Assis sur une place de Paris, je tente de résumer, pour un ami ingénieur, cette petite épopée marine.

Au début, tout va bien. Je n'ai pas de peine à faire comprendre l'inquiétude de la femme d’un pêcheur, seule sur la plage, scrutant la tempête à l'horizon. Je fais même naître un sourire en coin à mon ami en signalant le romantisme démesuré de cette scène. Sans doute l’angoisse de la femme nous est-elle tout à fait extérieure, bien assis au soleil que nous sommes : suave mari magno...

La chose se complique lorsque la femme du pêcheur, sur le chemin du retour, rend visite à sa voisine la veuve. L'appartement est froid. La voisine est morte. Deux bébés orphelins. Je voudrais en venir vite à la chute du récit, mais je dois m'attarder sur ce moment, parce que la veuve, « se sentant mourir », a étalé son propre manteau sur ses enfants endormis, pour les couvrir « et pour qu'ils eussent chaud pendant qu'elle aurait froid ». Sans plus d'explication, je sens que ce vers a touché au but ; mon ami ingénieur se réjouit de l'ingéniosité de la veuve qui, en adulte responsable, a fait le bon calcul, minimisé les pertes, senti qu'elle ne pouvait plus être sauvée mais que peut-être ses enfants vivraient. Une sorte d’accordage entre l'auditeur et le récit a donc eu lieu. Content de mon effet, je lui annonce une fin sublime : le meilleur est à venir !

La femme du pêcheur rentre à la maison, les bras chargés d'on ne sait trop quoi. Le soir, le pêcheur revient. Liesse des retrouvailles du pêcheur et de sa femme, à la Greuze : retour du sourire en coin. Puis la femme annonce la mort de leur voisine, et les deux orphelins qu'elle a vus.

Ne reste plus à résumer que les quelques vers ci-dessus.

Soudain mon estomac se noue, je détourne le regard, j'ai les yeux rouges. Je n'arrive plus à continuer. Comme j'anticipais le dénouement, le dernier vers m'est revenu à l'esprit ; ce dernier vers qui m'arrache toujours des larmes à la lecture, même publique, m'amuït quand je le raconte. Une émotion tumultueuse me submerge et m'isole ; mon ami, à côté, patiente poliment.

Dans la chute du poème, le sublime naît du contraste entre l’éloquente prolixité du pêcheur et la tirade lapidaire de la femme qui avait (ingénieuse, elle aussi) anticipé la décision de son mari. Tous les vers de la lamentation philosophique auraient été nécessaires pour communiquer ensuite à mon ami mon émotion, pour le ré-accorder à mon récit et mettre fin, au passage, à ma solitude. Mes piètres moyens de conteur sont ici défaillants. Comme je le raconte, le poème semble me sermonner : quelle impudence de vouloir résumer Victor Hugo !

L’esprit de l’escalier suggère aujourd’hui ce qui aurait pu me sortir de l’embarras. Remarque bien, ami, l’addition du pêcheur, « nous avions cinq enfants : cela va faire sept »... Toi qui as fait l’école des Mines, cela va te plaire : les poèmes de Victor Hugo sont écrits en langage mathématique, et c’est ainsi qu’on le reconnaît, nommé par les chiffres : V+II = VH.

 

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