_

Saynète n° 63

 

 

 

Plutarque a écrit : Quel courage eut le premier homme qui approcha sa bouche de la mort ! Quelle vertu fut la sienne quand il déchira la chair qu’il avait meurtrie, quand il brisa avec l’ivoire de sa dent les os sur lesquels sa proie tenait debout et qu’il suça la moelle qu’ils recélaient ! Quand il mit à l’intérieur de lui-même les membres qui auparavant hennissaient, aboyaient, bêlaient, mugissaient, rugissaient, comment leur souvenir, leur image, leur douleur, leur regard, leur sang, ne soulevèrent-ils pas son cœur ?

Mais le cœur n’est pas « soulevé ».

Il bat seulement plus fort.

Pascal Quignard, Les Désarçonnés. Dernier royaume VII, Gallimard, « Folio », 2012, p. 161.

 
 

 

Michèle Rosellini

29/04/2017

 

 

 

Dans son petit traité Manger la chair, Plutarque a voulu rappeler à ses contemporains par des images frappantes la force du tabou inscrit dans la consommation de la viande. Le premier chasseur en est au plus près quand il entreprend pour la première fois d’ingérer pour soutenir sa vie la chair encore tiède d’un autre vivant. Dans le monde hellénique romanisé qu’habite le moraliste, le tabou a été oublié. Il était préservé – dans la conscience même de sa transgression – par le rituel du sacrifice au sein des cités grecques. Mais désormais la chair des animaux est devenue pure et simple nourriture, une nourriture superflue que les membres d’une société d’abondance méconnaissent et gaspillent. L’ère de la consommation produit l’indifférence à la vie. Privé de relation symbolique à son autre-animal, l’humain s’expose à perdre la conscience de sa propre place dans la nature : « Mais rien ne nous émeut – poursuivait Plutarque – ni la belle couleur, ni la douceur de la voix accordée, ni la subtilité de l'esprit, ni la netteté du vivre, ni la vivacité du sens et entendement des malheureux animaux : ainsi pour un peu de chair nous leur ôtons la vie, le soleil, la lumière, et le cours de la vie qui leur était préfixé par la nature. »

Pascal Quignard ramène dans notre présent – par l’intensité de sa propre langue – cette scène archaïque composée par un auteur ancien. Mais ce n’est pas pour apparenter le monde qui est le nôtre à celui dans lequel Plutarque voulait se faire entendre. Il n’entreprend pas de conforter le lieu commun paralysant du « rien de nouveau sous le soleil ». Il réactive une scène originelle, aussi inaccessible à notre conscience collective que la scène primitive de sa conception l’est à tout sujet humain. Cette confrontation imaginaire à la dévoration brutale de la chair, n’a pas, comme chez Plutarque, valeur de défi : il ne s’agit pas d’inviter le mangeur de viande à tuer de ses propres mains l’animal dont il entend se nourrir, et d’espérer, par l’épreuve de l’horreur, le convertir au végétarisme. Plutarque posait une question fermée, qui impliquait sa réponse. Quignard l’ouvre vers un autre horizon : à l’hypothèse du dégoût, il substitue l’intuition d’une possible exaltation intérieure. Qu’est-ce qui ferait battre plus fort le cœur du chasseur mangeur ? Tout à la fois la conscience d’une transgression et la reconnaissance d’un lien. Lien paradoxal à l’animal qu’il tue pour en vivre, à la mort d’un vivant dont il tire ses propres forces de vie.

Dans les jours qui précédaient Pâques, j’ai entendu vanter sur une radio périphérique le prix modique du « kit d’agneau ». J’en ai ressenti une autre forme de dégoût, qui m’a éclairée sur la sympathie contradictoire que j’éprouve à la fois pour le texte de Plutarque et pour sa réécriture par Quignard. Ce que j’ai entendu dans l’expression, c’est la volonté, bénéfique au commerce, de déguiser la chair en chose. Certes, présenter au consommateur l’animal mort en pièces méconnaissables est le propre de la boucherie, mais nommer ces pièces d’un terme emprunté au vocabulaire commercial de la mécanique et du mobilier, c’est redoubler le déni de la mort de l’animal par une opération symbolique de désincarnation. Mais ce n’est pas en elle-même que cette dénomination, somme toute anecdotique, peut susciter notre dégoût et notre indignation : c’est parce qu’elle désigne, comme ingénument, la longue chaîne des opérations qui, de l’élevage à l’abattage, dénie à l’animal sa condition de vivant. Aussi est-il réconfortant d’imaginer avec Quignard le mangeur de viande exalté par son geste de transmutation de la mort violente en substance de vie, plutôt qu’assoupi dans l’indifférence d’une consommation sans saveur ni émotion.

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration