Saynète n° 60

 

 

Je voudrais tracer une Vie de la Cheffe comme on écrit une Vie de Saint, mais ce n’est pas possible et la Cheffe elle-même l’aurait trouvé ridicule.

Alors je me donne comme mot d’ordre la seule honnêteté, mais j’entends parfois la voix claire, posée, légèrement vibrante d’une menace terrible pour moi, celle de me retirer sa confiance et son affection, j’entends parfois la voix de la Cheffe, elle me dit : Crois-tu avoir le droit de raconter toutes ces choses ? Si je ne l’ai pas fait, de quoi te mêles-tu ?

Oui, c’est très difficile pour moi d’accepter que je puisse être un jour, au détour d’un mot, infidèle à la loyauté, sans m’en apercevoir ou en m’en apercevant trop tard, et je n’ignore pas que la vanité, c’est-à-dire en l’occurrence la tentation de briller en révélant certains secrets, me guette à chaque phrase que je prononce, je le sais bien, c’est très difficile pour moi.

J’avance cahin-caha, je ne suis certain de rien, je veux que la Cheffe soit connue comme une femme admirable.

Mais est-ce qu’une telle entreprise ne lui aurait pas fait horreur ?

Certainement, cependant elle aurait eu tort, voilà la conviction que j’ai forgée.

Marie Ndiaye, La Cheffe, roman d’une cuisinière, NRF Gallimard, p.46-47

 

 

 

Gilbert Cabasso

18/03/2017

 

 

 

 

Toute écriture relaie la vie, se joue d’elle, incertaine, jusqu’au mensonge qui l’enjolive ou l’enlaidit. Jusqu’à la fiction. Il conviendrait de se persuader soi-même que le réel, chose ou personnage, ne pourrait que gagner à sa célébration. Ainsi le narrateur de La Cheffe s’efforce-t-il de surmonter les obstacles qui s’opposent au récit qu’il aurait voulu, sans doute naïvement, hagiographique.

Du reste, l’impératif de dévoilement va vers une connaissance, bien plus que vers quelque apologie que ce soit. Qu’importe la Sainteté de la Cheffe ? Seule compte l’entreprise d’une peinture vraie, soutenue d’une exigence qui se renforce à la condition que l’écriture parvienne à se convaincre elle-même de son bon droit, envers et contre tout jugement extérieur. Cette conviction se « forge » comme la fiction préalable à tout récit. C’est son préliminaire obligé que l’on s’impose pour qu’advienne, contre toutes les forces adverses, contre la réalité elle-même, la simple possibilité du travail. L’effort, la patience d’un cheminement prudent peut même renoncer à la prétention d’une vérité. Puisse l’incertitude ne pas empêcher la marche vers l’écriture. C’est un préliminaire éthique, celui qui circonvient les objections du réel. Kafka énonçait son impératif : « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde. » Le narrateur de Marie Ndiaye semble vouloir se soumettre à une règle, un « mot d’ordre » contraire : « Donne-toi la force d’une exigence qui l’emporte contre tout ce qui entraverait ton récit. À la condition exclusive et déterminante de ta propre honnêteté, de cette foi en ta loyauté ».

Quand on s’est ainsi engagé, encore faut-il avoir conscience d’un risque de plus : non pas celui du mensonge, du travestissement, ou de l’éloge excessif, mais celui de tirer soi-même avantage et gloire du portrait que l’on peint. Pour laisser être sa vérité, il faudrait pouvoir s’effacer. Comment ne pas remarquer, alors, que le risque majeur auquel le narrateur voudrait pouvoir échapper et qui motive intensément sa réticence intime, la réserve qui le tiendrait en retrait de sa propre entreprise, serait de perdre la « confiance et l’affection » de celle qu’il voudrait peindre ? Comme si l’écriture devait concilier à la fois l’effacement de soi et le sourd désir de sa propre reconnaissance…

L’écriture et la vie n’échappent pas à leurs luttes secrètes, en nous, hors de nous. Entre elles deux, de part en part, les conciliations restent précaires. Guerres intestines dont nous ignorerons longtemps laquelle triomphera.

Au nom de quoi ?

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