Saynète n° 58

 

 

[…] le soir lorsque l’impassible Octave parut chez madame de Bonnivet, il trouva une nuance d’empressement dans l’accueil qu’il reçut de tout le monde. Il y eut aussi une nuance de hauteur dans sa manière de répondre à cet intérêt subit ; au moins la vieille duchesse d’Ancre en fit-elle la remarque. L’impression d’Octave fut tout à la fois de déplaisance et de mépris. Il se voyait mieux accueilli, à cause de l’espérance de deux millions, dans la société de Paris et du monde où il était reçu avec le plus d’intimité. Cette âme ardente, aussi juste et presque aussi sévère envers les autres que pour elle-même, finit par tirer une profonde impression de mélancolie de cette triste vérité. Ce n’est pas que la hauteur d’Octave s’abaissât jusqu’à en vouloir aux êtres que le hasard avait réunis dans ce salon ; il avait pitié de son sort et de celui de tous les hommes. Je suis donc si peu aimé, se dit-il, que deux millions changent tous les sentiments qu’on avait pour moi ; au lieu de chercher à mériter d’être aimé, j’aurais dû chercher à m’enrichir par quelque commerce. En faisant ces tristes réflexions, Octave se trouvait placé sur un divan, vis-à-vis une petite chaise qu’occupait Armance de Zohiloff, sa cousine, et par hasard ses yeux s’arrêtèrent sur elle. Il remarqua qu’elle ne lui avait pas adressé la parole de toute la soirée. Armance était une nièce assez pauvre de mesdames de Bonnivet et de Malivert, à peu près de l’âge d’Octave, et comme ces deux êtres n’avaient que de l’indifférence l’un pour l’autre, ils se parlaient avec toute franchise. Depuis trois quarts d’heure le cœur d’Octave était abreuvé d’amertume, il fut saisi de cette idée : Armance ne me fait pas de compliment, elle seule ici est étrangère à ce redoublement d’intérêt que je dois à de l’argent, elle seule ici a quelque noblesse d’âme.

Stendhal, Armance, ch. II

 

 

 

Hélène Merlin-Kajman

18/02/2017







La mélancolie d’Octave de Malivert fut la mienne – j’avais seize ou dix-sept ans. Et pourtant, quelle distance abyssale je vois aujourd’hui entre ce texte et moi, entre lui et nous, de quelque périmètre que soit ce « nous » !

Octave a 25 ans : l’âge possible de mes fils, l’âge actuel ou l’âge imminent de mes étudiants. Aucun ne ressemble à Octave. Aucune étudiante ne ressemble à Armance de Zohiloff, nommée ici pour la première fois (elle me fait en revanche penser à une amie dont le purisme moral inentamé par le temps m’angoisse).

J’essaie de mesurer la chose. Pas seulement socialement, mais littérairement. Alors les choses s’obscurcissent et s’emberlificotent.

Il y aurait bien une façon simple de poser le problème : cette bonne société où le social est comme l’extension à peine élargie de la famille, de ses stratégies, de ses solidarités et de ses envies, de ses mimétismes cruels et de ses ilôts de singularité, c’est ce que nous ne connaissons pas ou plus.

(« Nous » : qui, « nous » ? Existe-t-il encore des salons de ce genre ? Peut-être ! Mais quelle importance, quelle portée auraient-ils aujourd’hui ? D’évidence, ils n’existent plus comme ça, dans la centralité que le roman leur donne et sur laquelle je pouvais encore brancher imaginairement mon existence il y a près d’un demi-siècle).

Mais je ne crois pas que ce soit vraiment cette différence-là qui, aujourd’hui, m’écarte de moi-même lisant Armance à seize ou dix-sept ans. Du reste l’épreuve de la transposition n’est pas impossible : imaginons n’importe quelle bande d’amis bien intégrés dans leur milieu, plaçons-y un chômeur pauvre quoique diplômé qui ne cherche en rien à prendre sa revanche sur les autres, imaginons qu’il arrive un beau jour brusquement précédé de la rumeur de son embauche avec un riche salaire ou dans un poste prestigieux. Oui, ça fonctionne, et d’autres scénarios seraient encore plausibles. Mais il resterait une différence qui ne se laisserait pas aisément transposer.

La langue de Stendhal est d’une sobriété et d’une précision parfaites : tendue entre discrétion et excès, elle communique l’ardent désir de justesse et de justice d’Octave. Peut-être est-ce la raison pour laquelle elle m’invite moi aussi à mesurer le temps passé, dépassé peut-être, au risque de conclure à sa péremption.

Focalisation interne, sauf la brève mention de la vieille duchesse d’Ancre. Nous sommes à l’intérieur d’Octave, un être souverain que l’extrême platitude, l’extrême pauvreté morales de son milieu accablent. Les signes d’égards, même ceux qui proviennent des intimes, ne dénotent rien d’autre que de mesquins sentiments intéressés, si bien que l’indifférence, presque l’impolitesse d’Armance, vont a contrario signifier sa « noblesse d’âme ».

L’intimité, son authenticité, les concernent également. Octave déchiffre les signes du monde, il en émet aussi. Et tous les signes sont pris dans une seule polarité, celle de la sincérité et du mensonge, du mérite et de l’usurpation, celle qui se préparait déjà dans Le Misanthrope, Philinte en moins.

Mais la suite du roman va voir Octave se tromper effroyablement, être trompé surtout. Ce sera leur tragédie, et même le lecteur, pourtant au courant de l’affreux mensonge Bonnivet, manquera finalement de clefs pour tout comprendre (de quel mal souffre donc Octave au final ?).

Or cette angoissante opacité se propage sur fond d’une exigence torturante de précision, autre face de la droiture. C’est cette obsédante quête de droiture que plus rien, aujourd’hui, ne nous renvoie.

Bien sûr, c’est de cela que je me sens redevable à Stendhal : cette attention extrême à soi-même, ce désir d’accord au-delà des apparences, ce souci du monde, du monde humain, sans se limiter à un salon aristocratique, à son étiquette, à ses petitesses. Je sors de là. Mais je ne peux ni ne veux y retourner. Elle est trop absolue. Elle est tragique, elle nous trompe elle aussi.

… J’aime le mot « déplaisance » : il me rappelle le sens ancien de « complaisance », et le virage sémantique qu’il a pris.

Il nous faudrait un nouveau lexique et un nouveau regard, de nouvelles précisions et de nouvelles exigences.

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