Saynète n° 30

 

 

Emma pleurait, et il s’efforçait de la consoler, enjolivant de calembours ses protestations.

– Oh ! c’est que je t’aime ! reprenait-elle, je t’aime à ne pouvoir me passer de toi, sais-tu bien ?

J’ai quelquefois des envies de te revoir où toutes les colères de l’amour me déchirent. Je me demande : « Où est-il ? Peut-être il parle à d’autres femmes ? Elles lui sourient, il s’approche… » Oh ! non, n’est-ce pas, aucune ne te plaît ? Il y en a de plus belles ; mais, moi, je sais mieux aimer ! Je suis ta servante et ta concubine ! Tu es mon roi, mon idole ! tu es bon ! tu es beau ! tu es intelligent ! tu es fort !

Il s’était tant de fois entendu dire ces choses, qu’elles n’avaient pour lui rien d’original. Emma ressemblait à toutes les maîtresses ; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l’éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres ; comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.

Mais, avec cette supériorité de critique appartenant à celui qui, dans n’importe quel engagement, se tient en arrière, Rodolphe aperçut en cet amour d’autres jouissances à exploiter.

Gustave Flaubert, Madame Bovary, II, ch 12

 
 


Adrien Chassain

12/12/2015


La scène est connue : face à l’amante ingénue tout à sa passion, le libertin sans vergogne, rendu incapable d’aimer à force de conquêtes et trouvant dans cet amour qu’on lui porte la promesse de jouissances à venir – jouissances plurielles, s’épuisant dans la série des rencontres adultères et suppléant à la monotonie du langage amoureux par l’usage varié des plaisirs. Il est pourtant autre chose ici qu’un simple face-à-face entre vice et naïveté : car si le discours d’Emma sonne creux, ce n’est pas seulement que les termes en soient stéréotypés, c’est aussi, c’est surtout que Rodolphe ne sait pas entendre autre chose que ce vide articulé. Dans le cadre d’un drame de l’expression ici généralisé, un lieu commun, semble dire Flaubert, n’est pas vain en lui-même, il l’est – ou ne l’est pas – à la mesure de ses usages et de son écoute ; nous engage-t-il, c’est non moins comme sujets que comme destinataires de la parole, en sorte que cette bêtise que je dénonce dans la bouche d’un autre, je pourrais bien en être pour partie comptable.

Évoquant son projet de Dictionnaire des idées reçues, Flaubert affirmait ceci : « Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n’y eût pas un mot de mon cru, et qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus parler, de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent ». La scène de Madame Bovary me touche à proportion qu’elle s’éloigne d’un tel programme. Loin d’absenter sa voix des lieux communs pour mener tous lecteurs à s’y reconnaître nus, interdits dans leurs propres discours, le narrateur flaubertien se montre au contraire secourable : aux clichés éplorés d’Emma (« tu es mon roi, mon idole ! »), à l’idée reçue de Rodolphe (« les discours exagérés cach[e]nt les affections médiocres »), il ajoute sa propre sentence, son propre lieu commun. Rare chez Flaubert, une telle montée en généralité ne place pas le narrateur dans une position de surplomb (moral et gnomique) sans l’intégrer en retour dans la communauté dissonante des sujets parlants. Plus question, partant, de purifier les mots de la tribu : si la parole humaine est un chaudron fêlé, il semble ici revenir à la prose d’investir et de faire sonner cette fêlure : non pas sans doute pour déformer la langue ou tordre ses usages, mais plutôt dans le souhait de rendre les voix et les lieux communs à leur pragmatique native, de faire entendre et comprendre leurs ratés, leurs restes, leur réserve, de les inscrire autrement dit dans un espace où puisse s’exercer cette sorte d’écoute affective à quoi, il me semble, appelle ici Flaubert.

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