Dialogues n° 1 (suite n°3)

 

 

 

Préambule

La suite de ce dialogue entre Guido Furci et Hélène Merlin-Kajman porte sur leurs saynètes respectives commentant un texte d'Agota Kristof. Pour les lire cliquez ici et ici. Guido Furci répond à Hélène Merlin-Kajman, qui réagissait elle-même à la réponse précédente de Guido Furci.

 

 



Enseignement, critique, littérature

 

Guido Furci

03/05/2020
                                        

   

Chère Hélène,

J’accorde en effet assez d’importance aux intentions d’un texte et/ou de son auteur ; contrairement à d’autres collègues et amis, je l’ai toujours assumé assez aisément. Bien évidemment, cela ne veut pas dire que je suis incapable de lire, d’accueillir, d’interpréter quoi que ce soit sans en tenir compte, autrement dit, en me passant d’un travail de remise en perspective susceptible d’éclairer à la fois la genèse et les conditions de production du texte en question. Par ailleurs, j’avais beaucoup aimé les réflexions formulées par Sophie Rabau à ce sujet, dans un ouvrage collectif qu’elle avait dirigé en 2012 pour les Presses Universitaires de Vincennes, et dont le titre était le programme : Lire contre l’auteur « c’est s’opposer à une doxa, mais aussi à une contre-doxa. À une doxa : de la naissance de la critique à Alexandrie, où on lit les textes pour les attribuer à un auteur, ou pour les épurer de ce qui n’est pas de l’auteur, jusqu’à l’herméneutique romantique qui vise à restituer l’individualité auctoriale, nous sommes les héritiers d’une longue tradition où la lecture professionnelle des textes littéraires a pour fonction de servir l’auteur. […] Lire contre l’auteur c’est prendre le contre-pied de cette tradition. Mais ce n’est pas pour autant rejoindre ceux qui s’y sont opposés en construisant une contre-doxa, fondée sur deux stratégies bien connues [ : lire] sans l’auteur (et non contre lui) en opposant à sa figure une autonomie du texte [ ; et lire] en transférant l’autorité de l’auteur à un autre objet », l’œuvre ou l’interprète, par exemple. (op. cit. , pp. 8-9) En relisant parallèlement ces quelques lignes – ouvertement inspirées par les travaux d’Umberto Eco, et par Interprétation et surinterprétation (1992) en particulier – et tes considérations sur ton parcours et ta formation j’ai réalisé une fois de plus que, peut-être en raison de ce qui me paraît parfois un « mécanisme de compensation », en France et en français j’ai tendance à adopter un type d’approche plus « philologique », alors qu’en Italie (et en italien ?) il m’arrive assez souvent de dire ce que tu dis de ces approches critiques qui détournent le lecteur – y compris de manière assez radicale – « de l’hypothèse qu’une expérience lui est communiquée à travers certains choix d’écriture ». Or, je ne sais pas s’il y a un vrai désaccord là où il s’agit de définir ce que c’est que « s’exprimer comme critique ». En revanche, je sais que pour moi la critique est toujours un exercice, l’enseignement non, ou pas tout à fait.

À ce propos : quand je disais que par rapport au Grand Cahier tu me donnais l’impression de t’exprimer « d’abord comme enseignante, et ensuite comme critique », je le disais à cause de ton attitude vis-à-vis d’un ouvrage dont tu as semblé suggérer à plusieurs reprises qu’il faudrait se protéger – à plus forte raison lorsque l’on est susceptibles d’appartenir à une catégorie de lecteurs non avertis. Le danger serait, pour faire simple, de se laisser manipuler sans que l’on s’en rende compte. Entre autres en raison de ce que tu dis du langage, il me semble un risque intrinsèque à n’importe quelle forme de narration, ou simplement de discours. Au fond, n’est-ce pas l’une des spécificités du « langage littéraire » que de nous rappeler qu’en dépit de tout lien suggéré par ce qu’on lit entre les mots et les choses, la page et le monde, nous avons toujours un rôle actif à jouer dans le processus de reconstitution du sens ? Je ne dis pas que n’importe quel type de lecteur s’adonnerait à une telle entreprise exactement de la même manière. Mais cela me gêne que l’on puisse sous-entendre les limites d’un texte littéraire en raison de ce qu’une catégorie de lecteurs pourrait ne pas comprendre, ou comprendre avec plus de difficultés que d’autres. Je suis en train de caricaturer un peu, mais, bien qu’en filigrane, depuis ta première réponse la question de l’accessibilité continue de traverser notre échange sans vraiment s’expliciter. Oui, je suis plutôt convaincu du fait qu’Agota Kristof teste les lecteurs afin d’aborder avec eux (et non contre eux), la distanciation proposée par ses fictions, ou, pourquoi pas, par la fiction tout court. Tu dis : « ça ne marche que si nous exerçons le même soupçon à l’égard du roman que celui qu’exercent les enfants à l’égard du langage ». Je ne soutiens pas forcément que « le narrateur-auteur nous montrerait les ficelles ». Mais n’est-ce pas notre habitude à tous de chercher les ficelles, bien que différemment, voire très différemment les uns des autres ?

Je ne crois pas avoir donné ici une définition de la littérature, ou de la littérature selon moi. Si je l’ai fait, ce n’était pas intentionnel. Ou plutôt, si je l’ai fait, je l’ai fait « par la négative ». Un peu comme Agota Kristof, quand elle fait semblant de dire ce que la littérature n’est pas. J’ai peur qu’aborder cette question en détail – tout comme le problème de l’ambivalence, clairement fascinante, entre esthétique et esthétisation – nous éloignerait trop de la saynète de départ. Cela dit, je ne peux pas m’empêcher de revenir sur cette fausse provocation : « ce n’est que de la littérature », pour moi, signifie tout simplement que, aussi dangereuse qu’elle puisse paraître, une page ne fera jamais aussi mal que la vie, ou l’Histoire. Peut-elle en revanche faire plus de bien que la vie, ou l’Histoire ? Je ne sais pas. Si par « faire plus de bien » l’on entend « réparer les fautes », sinon « le monde », pour reprendre le titre de l’un des derniers travaux d’Alexandre Gefen, j’aimerais pouvoir dire que oui – ce serait rassurant et ça nous conforterait dans notre travail d’enseignant-chercheurs (à une époque où notre fonction sociale est de plus en plus fragilisée, ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le dire est devenu un phénomène de mode) –, mais je n’en suis pas du tout certain. Bien au contraire ! (C’est évident, la charge performative d’un énoncé, d’un texte écrit, peut avoir des conséquences meurtrières ; mais une page n’agit pas, et il est toujours trop commode de dire que nous pouvons tous « être agis » par une page, dans le but de se déresponsabiliser, voire de relativiser, de banaliser même, la portée de certaines de nos actions. Quant aux pages qui « réparent », évidemment il y en a, mais il faudrait se méfier davantage de ceux qui leur octroient le pouvoir d’un antidote…).

Dans ce que tu m’as écrit, il y a un paragraphe qui m’interroge depuis plusieurs semaines – et qui, pour tout te dire, est à l’origine du retard que j’ai pris dans la rédaction de ce texte :

« Ce n’est que de la littérature » ? Pour tout dire, je ne comprends pas cette phrase. Ma première réaction serait de demander : « qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? ». Mais cette question étonnée appelle aussitôt ma réflexion : « qu’est-ce que signifie donc la locution restrictive, ici ? Veut-elle dire : “rassurez-vous, ce n’est rien, c’est pour rire” ? » Je prends la littérature plus au sérieux, pour ma part, je lui demande des comptes, je ne l’aborde pas avec un « ne…que » : je lui demande de me transporter ou de me bouleverser, de parler profondément à ma tête, à mon imagination, à mon corps, même quand elle me donne un plaisir un peu superficiel : je lui demande, en clair, de ne pas tricher avec l’écriture. D’ailleurs, dans ta saynète, tu terminais en parlant d’« acte de résistance ». Alors, « ne… que » ?

J’ai décidé de te répondre par une autre question – ce qui est toujours très pratique, j’en conviens – : la désobéissance civile n’est-elle pas une forme de résistance qui repose, justement, sur un « ne…que » ? J’y pense beaucoup en cette période de confinement, d’espaces aussi « périmétrés » que ceux de la Ville de K., bien que pour des raisons profondément différentes, et donc difficilement comparables. Ma questa è certamente un’altra storia.

 

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