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Exergue n° 171

 

 

 

Pourquoi, de nos jours, re-traduire les Grecs, les Romains, la Bible, les poètes du Siècle d’Or espagnol, Dante, les Élizabéthains ? Avec – et cela est essentiel – l’exigence d’un mode de traduction totalement différent de celui de la tradition occidentale de la traduction ? Avec l’exigence […] de soumettre nos langues tardives à la brûlure de ces langues jeunes et étrangères ? Au poids de leur altérité et de leur ancienneté ? D’où vient une telle exigence ?

Le mouvement proprement moderne de la re-traduction commence lorsqu’il s’agit de réouvrir l’accès aux œuvres qui constituent notre sol religieux, philosophique, littéraire et poétique ; aux œuvres qui ont décisivement modelé notre mode de sentir et d’exister – Homère, Platon, la poésie élégiaque latine, etc. – mais qui, en même temps, ont été épuisées par leur propre gloire au fil des siècles. La re-traduction moderne est une mémoire rapatriante

Antoine Berman, La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Éditions du Seuil, 1999, p. 117-118

 
 

 

Michèle Rosellini

30/06/2018

 

 

J’étais en seconde, à Marseille, la fin de l’année approchait, nous déchiffrions en classe des églogues de Virgile. La progression collective était lente et j’aimais l’anticiper en « préparant » moi-même le passage à traduire. La méthode prescrite consistait à « re-mettre dans l’ordre français » la syntaxe erratique du poème latin. Au début de la deuxième églogue, Virgile avait fait dire à Corydon, en peine du fuyant Alexis : At mecum raucis, tua dum vestigia lustro, / Sole sub ardente resonant arbusta cicadis. Il fallait lire : At mecum, dum lustro tua vestigia, arbusta resonant raucis citadis sub sole ardenti, et tout devenait clair : « Mais pendant que j’erre solitaire à ta poursuite, les arbustes retentissent des cris rauques des cigales sous le soleil brûlant ». Quelle fierté pour l’apprentie traductrice d’avoir percé l’énigme des juxtapositions illogiques (mecum raucis, arbusta cicadis) et des dissociations agrammaticales (tua dum vestigia, sole sub ardente) ! Flottait cependant un sentiment d’insatisfaction : ces associations brutales tissées par le poète entre des termes sémantiquement et syntaxiquement éloignés ne disaient-elles pas davantage que leur plate traduction ? La coïncidence sensible d’une douleur intime et d’une nature implacable ? Ainsi accolé à mecumrancis faisait fugitivement entendre le cri de l’amant, et l’adjectif possessif tua rapproché du mecréait comme une figuration sonore du couple impossible. Que faire de ce reste, une fois reconstruite la phrase latine ? Question sans réponse qui me troublait d’autant plus que je ressentais moi-même, cheminant vers le lycée, la brûlure accablante du sol ardens.

Je ne savais rien, alors, du mouvement de la re-traduction, défini ici par Antoine Berman, ni de ce projet de rendre ainsi sensible l’altérité du texte source (Klossowski venait pourtant de faire paraître sa traduction « littérale » de L’Énéide). Mais j’en devinais l’exigence : à la fois par l’émotion que me procurait la formulation très ancienne d’une sensation présente, et par le constat de sa banalisation à l’épreuve de la traduction. N’avais-je pas le sentiment confus qu’il fallait ménager dans le passage d’une langue à l’autre comme une zone de transition ?

 

 

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