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Exergue n° 162

 

 

 

[Il] y a pour tout homme des choses qui développent des habitudes plus durables que toutes les autres. Ce sont elles qui formèrent les aptitudes qui déterminèrent ensemble mon existence. Et comme en ce qui me concerne ce furent la lecture et l’écriture qui jouèrent ce rôle, rien de tout ce qui m’échut dans mes premières années n’éveille de nostalgie aussi grande que la boite de lecture. Elle contenait sur de petites tablettes les différentes lettres en écriture manuscrite, plus juvéniles et même plus virginales que les lettres imprimées. Elles s’allongeaient, élancées, sur leur couche inclinée, chacune parfaite et achevée, et liée dans leur succession par la règle de leur ordre, le mot auquel elle appartenait comme des nonnes. J’admirais la manière dont tant de simplicité pouvait s’allier à tant de splendeur. Ce mot, c’était un état de grâce. Et ma main droite qui docilement s’efforçait de le reproduire ne le trouvait point. […] Elle devait rester dehors comme le portier qui doit introduire les élus. Ce qu’en vérité je cherche en lui, c’est elle, toute mon enfance, telle qu’elle se trouvait recueillie dans le geste de la main qui glissait les lettres dans la tringle où elles se rangeaient les unes après les autres pour former des mots. La main peut encore rêver à ce geste, mais elle ne peut plus s’éveiller pour l’effectuer réellement. Ainsi, souvent, je peux bien rêver à la manière dont j’ai appris à marcher. Mais cela ne me sert à rien. Maintenant, je sais marcher ; apprendre, je ne le pourrai plus

Walter Benjamin, Sens unique précédé de Enfance berlinoise vers mil neuf cent, trad. J. Lacoste, Paris, Les Lettres Nouvelles / Maurice Nadeau, 2007, p. 76-77.

 
 

 

Virginie Huguenin

24/02/2018

 

 

Entre l’approximation et la perfection, il existe un lieu d’attente patiente pour celui qui apprend comme pour celui qui enseigne. C’est un espace à chérir, nous rappelle Benjamin, pour ce qu’il contient d’espoir et de possibles en germe. Plus que le premier pas, plus que le premier mot articulé ou écrit, ce qui compte avant tout est le chemin qui y mène.

Je ne me souviens pas du premier mot que j’ai su écrire correctement. Je me rappelle en revanche le temps passé sur ma feuille à raturer et à recommencer, et le sentiment à la fois clair et confus que ce que je faisais signifiait « grandir ». On ne s’est pas beaucoup occupé de moi tandis que j’apprenais à lire et écrire à l’école. Chez moi, je n’avais personne pour me corriger et m’aider à faire correctement ce geste appliqué que je cherchais en moi, que j’ai cherché longtemps au point de m’en souvenir aujourd’hui.

Alors quand mes élèves m’assaillent de questions, je leur offre un sourire et j’essuie tant bien que mal les remarques provocatrices qu’ils m’adressent : « Elle répond pas parce qu’elle sait pas ». C’est d’ailleurs vrai, souvent : je ne sais pas et je n’ai pas la réponse à toutes leurs interrogations. Mais au-delà de ma propre ignorance, je m’efforce surtout, bien que pressée par les programmes scolaires et les obligations de résultats, de les maintenir dans cet « entre-deux » qu’est l’apprentissage, véritable espace transitionnel. Mais en les accompagnant : de loin, je veille.

En somme, j’aime regarder mes élèves « galérer » comme ils le disent.

 

 

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