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Exergue n° 143

 

 

 

« Mersault entre deux coups de frein se pénétrait de cette vérité à la fois humiliante et inappréciable que le bonheur singulier qu’il recherchait trouvait ses conditions dans des levers matinaux, des bains réguliers et une hygiène consciente. Il allait très vite, décidé à profiter de sa lancée pour s’installer dans une vie qui par la suite ne lui demanderait plus d’efforts, pour accorder sa respiration au rythme profond du temps et de la vie. Le lendemain matin il se leva tôt et descendit vers la mer. Le jour était déjà dans toute sa clarté et le matin chargé de froissements d’ailes et de pépiements d’oiseaux. […] Il apprit à se promener. L’après-midi, quelquefois, il marchait le long de la plage jusqu’aux ruines sur l’autre pointe. Il se couchait alors dans les absinthes et la main sur la chaleur d’une pierre il ouvrait ses yeux et son cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Il accordait les battements de son sang à la pulsation violente du soleil à 2 heures et enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d’insectes somnolents, il regardait le ciel passer du blanc au bleu pur, pour s’aérer bientôt jusqu’au vert et verser sa douceur et sa tendresse sur les ruines encore chaudes. Il rentrait tôt alors et se couchait. Dans cette course d’un soleil à l’autre, ses journées s’ordonnaient suivant un rythme dont la lenteur et l’étrangeté lui devinrent aussi nécessaires qu’autrefois, son bureau, son restaurant et son sommeil. Dans les deux cas, il en était à peu près inconscient. Maintenant, du moins, à ses heures de lucidité, il sentait que le temps était à lui et que dans ce court instant qui va de la mer rouge à la mer verte, quelque chose d’éternel se figurait pour lui en chaque seconde. »

Albert Camus, La Mort heureuse, Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, pp. 1176-1177.


 
 

Natacha Israël

11/03/2017



Après Martha (Le Malentendu) et Meursault (L’Étranger), voici Mersault, un autre meurtrier qui, aussitôt après son crime, a fui Alger, la vie de bureau, le deux-pièces où il vivait avec sa mère jusqu’à la mort de celle-ci, et aussi sa petite amie, pour gagner la France puis l’Europe de l’est. Il a traversé la Tchécoslovaquie (toujours, la référence au Tchécoslovaque et je sais bien, à présent, que Camus pense à Kafka) où il a dépensé un peu de l’argent gagné en tuant l’infirme qui voulait mourir ; puis le voici de retour, pas comme un « fils prodigue », non fardé, pareil à lui-même, passant néanmoins sous silence le meurtre qui l’a enrichi.

Comme l’infirme qui l’a payé pour l’assassiner, Mersault se résume à son corps et déduit de l’absurdité de l’existence le bonheur d’être pauvre aussi bien que la nécessité d’accéder à la richesse. S’il faut accepter sa condition corporelle et « [s]’appliquer à l’impersonnalité », la révolte est inévitable : on veut secouer le joug des heures enchaînées au labeur ; on doit chercher du temps, le gagner grâce à l’argent, puis s’y absorber, s’y perdre même, au risque d’être alors enchaîné au défilé des minutes désormais consacrées à l’oisiveté. Avant, Mersault observait depuis sa fenêtre le naufrage de la lumière naturelle dans la ronde des tramways, autos, passants, enfants et chaises tirées sur le trottoir pour fumer et bavarder entre voisins ; il observait les progrès de l’obscurité tandis qu’on allumait des pipes auprès d’une lampe à pétrole autour de laquelle des nuées de moucherons s’affolaient ; enfin, lorsqu’on rentrait les chaises, à l’extinction des lampadaires, il allait se coucher en disant : « Encore un dimanche de tiré ». Mersault, à présent, marche vers une lenteur et une étrangeté bientôt apprivoisées, loin de tout regard, en vue d’accomplir sa propre métamorphose en lézard ou insecte géant. S’abreuvant d’une simple rocaille rafraîchie par un parasol végétal, capturé par des odeurs pleines de vie, sauvages, le corps de Mersault achève sa mue vers l’impersonnalité consciente, prélude à la « mort heureuse ». Il devient l’ordonnée d’une courbe, d’un mouvement plus vaste et, alors, il se montre droit et souple dans l’extériorité ; confondu en elle, le voici éteint et savant… somnolent-omniscient… retors-pénétré… dur comme du caoutchouc… pierre vivante ou caillou gorgé de chaleur à cause du soleil, que la pluie refroidit d’un coup. Avant le lever du jour, quand le ciel pâlit, on voit la constellation que le soleil entend laminer. Mersault, déjà au rendez-vous, se déplace ensuite comme le gnomon sur un cadran solaire. Sa liberté consiste à plier son corps à la courbe du soleil. Sa révolte coïncide avec la révolution du soleil autour de la terre. Et, pour le corps qui communie seulement avec la mer sous le soleil, la nuit noire est semblable aux profondeurs marines ; elle annonce la perte de conscience, de connaissance. À la mauvaise conscience qui guettait la vie de bureau, les soirées avec Marthe et les dimanches au balcon, succèdent la possibilité de la mort consciente, en plein midi, et la menace d’un sommeil malheureux, autour de minuit. La transition de la première à la deuxième est le meurtre d’un infirme et la transition du jour à la nuit est… abolie.

 

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