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Exergue n° 140

 

 

 

« Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde. » Qu’est-ce que ça veut dire ? À mon sens, ça veut dire ceci : l’écrivain – du moins celui auquel je me   réfère : l’écrivain « romantique » qui écrit sous son propre Nom (c’est-à-dire ni anonymement, ni collectivement) –, l’écrivain est contraint d’affirmer sa « singularité » et alors la lutte avec le monde est inévitable. La certitude du singulier vient en face de cette autre certitude – et cette phrase, encore, de Kafka : « Ce n’est pas dans l’individu, mais dans le chœur que réside la vérité ». En un sens, le monde, quel qu’il soit, est dans le vrai, c’est pour ça que le conflit est terrible, c’est que le monde est dans le vrai, dans le conflit avec le monde on ne peut pas se prévaloir d’une erreur du monde, le monde est dans le vrai, car la vérité est dans l’indissoluble unité du monde humain. Donc la singularité à ce moment-là a tort. Elle a tort. Alors ? Alors je crois que seconder le monde ça veut dire :

Premièrement, reconnaître la vérité du Chœur (au sens antique du terme) et, pour l’écrivain, ça veut dire mettre en quelque sorte le monde en musique : faire passer amoureusement (selon le mot de Nietzsche) le monde dans son œuvre ; […] par exemple, se servir de ce qui, du monde, semble précisément contrarier la dévotion à l’œuvre, pour faire l’œuvre ; ce qui combat l’œuvre doit me servir à faire œuvre.[1] »

Roland Barthes, La Préparation du roman, Cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980) , Seuil, Paris, 2015, pp. 374-375


 
 

Benoît Autiquet

28/01/2017



Cet après-midi, seul chez moi, j’ai encore eu bien des difficultés à rédiger ma thèse. J’ai regardé un film documentaire, qui avait beaucoup circulé sur ma page Facebook il y a quelque temps, et qu’un ami cher m’avait conseillé. Ce film porte sur un concours d’éloquence à Paris 8 (l’Université de Saint-Denis) : il nous montre les entraînements qui précèdent le concours, quelques portraits d’étudiants qui participent à ces entraînements, et, pour finir, le concours lui-même. Ce film m’émeut parce que, derrière mon écran, depuis mon 6e étage, il me fait prendre un grand bain de « monde ». Le « monde », semble-t-il, est dans cette Université : il y a des professeurs qui sont heureux d’« enseigner en banlieue » – alors que l’expression seule suffit désormais à faire frémir la plupart des gens –, il y a des élèves de toutes les couleurs, de tous les sexes et de toutes les classes sociales qui sont heureux d’apprendre ensemble à parler en public. Et surtout, il y a l’art oratoire, qui soude les étudiants pendant les cours, qui exalte l’orateur, qui électrise les amphithéâtres. Les petits malins crieront au « politiquement correct » ; moi, c’est le genre de documentaire qui me fait dire que « le monde est dans le vrai ».

Ce film m’émeut et pourtant, je ne sors pas de chez moi, et j’écris au lieu de parler. Je ne veux pas expliquer pourquoi (j’en serais difficilement capable, de toutes façons). Mais essayer plutôt de rendre justice à cette sédentarité. Constatant mon inaction, spontanément, je m’accuse : une attitude de bourgeois, d’oisif, de thésard (c’est tout dire). Puis je suis pris d’un doute : n’est-ce pas un peu facile de disjoindre ainsi le « monde », populaire, vivant, et bruyant d’un côté, et le bourgeois individualiste, rétif aux plaisirs de l’espace public, de l’autre ? Cela ne rend justice ni à moi, ni à ce « monde ». Alors j’essaye de nouer d’autres liens avec lui, j’explore d’autres identifications, que le film suscite moins : par exemple, avec les jeunes filles du film, souvent plus timides que les garçons, et souvent – je répète et souligne l’adverbe : souvent, pas toujours – moins à l’aise face au public. L’une d’entre elles, à la voix douce, à l’air calme, très à l’aise lorsqu’elle est seule face à la caméra, parle de son besoin irrépressible d’écrire, et de sa difficulté à parler devant un public. Je me dis que pour elle, pour moi, il faudrait mettre en avant d’autres manières d’être, par le langage, en lien avec le monde. Et je me dis que ce texte de Roland Barthes lui ferait peut-être plaisir.

Car, sans se séparer du monde, on devrait pouvoir se garder, par timidité, par méfiance, ou par scepticisme, des puissances de l’art oratoire et de ce qui en fait l’éloge. Et alors, l’écrit peut avoir ce rôle : parler du plaisir qu’il y a à faire passer « amoureusement » le monde extérieur dans son intérieur, dans ses pensées, ou bien sur la feuille blanche. Décrire cette limite et les passages qu’il y a entre le monde du dehors, qui me requiert parce qu’il a raison et parce qu’il déborde de promesses et de plaisir, et le monde intérieur, où je pourrai, plus paisiblement, digérer ce que mes escapades m’ont fait vivre.

Ce qui, du monde et de ses événements, se tient autour de moi ; ce qui est extérieur à moi, mais en même temps tout proche, à la limite. Barthes le rappelle dans son cours, cet espace a un nom : celui de circonstances, pris dans son sens étymologique. Cet après-midi, seul chez moi… Il est vrai aussi que Barthes, ailleurs dans le même cours, dit que le journal est un genre facile, et il n’a pas tort. Soit ; mais il faut bien commencer.

 


[1] Merci à Claude Coste d’avoir attiré l’attention du séminaire de Transitions sur ce texte de Roland Barthes, lors de sa conférence du lundi 12 décembre 2016. Merci aussi à mon père, pour m’avoir souvent répété la phrase de Kafka.

 

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