Adage n° 32 : Rien ne sert de courir... / M. Rosellini



Adage n°32

 

Rien ne sert de courir, il faut partir à point.
 
 

Michèle Rosellini

05/02/2022

 

Adage ou moralité ? Difficile de détacher cette sentence de la fable qu’elle introduit. Est-ce pour autant une erreur de choix ? Je crois l’avoir choisie précisément à cause de l’incarnation animale que La Fontaine lui a donnée. Si je l’approuve et me l’applique, c’est que je me sens tortue dans mon cheminement de pensée et d’écriture. J’ai besoin de partir longtemps à l’avance en direction d’une échéance – conférence, colloque ou publication – pour cheminer paisiblement, avec doute et claudication, certes, mais sans panique. La version italienne de l’adage dit les choses différemment : chi va piano, va sano e va lontano. Mais elle me parle moins : il ne s’agit pas d’aller longtemps ni loin mais juste au but prévu, là où je suis attendue. Le cheminement exige d’enchaîner les mouvements et les actions : poursuivre son idée, parcourir des textes, faire un détour par leurs commentaires, reprendre le cours de la démonstration : autant de métaphores qui figurent concrètement l’activité intellectuelle en l’organisant en méthode. Or chacun sait que la méthode, étymologiquement, c’est la voie à suivre. La tortue méthodique paraît donc pouvoir être le double totémique du chercheur : elle est du moins ma sœur en lenteur et prudence. Alors d’où vient que si souvent je me mette en situation d’avoir à courir pour rattraper le temps perdu ?

Embouteillage des tâches, obstacles imprévus, contretemps et diversions : tant de circonstances peuvent m’empêcher de partir à point, ou m’amener à différer indéfiniment le moment où il est judicieux de se mettre en route. Désagrément, inquiétude : l’effet négatif de ce retardement m’apparaît d’abord. Mais puis-je ignorer l’état de vertige dans lequel me plonge l’obligation d’avoir à accélérer le mouvement pour faire tenir dans une durée d’emblée éprouvée comme insuffisante la succession des tâches nécessaires à l’élaboration d’un texte convenable ? De quoi est fait ce vertige : du stress mué en excitation ? ou d’un plaisir inavouable qui me rapprocherait du lièvre ? Pas le plaisir qu’il prend à flâner et à feindre d’oublier le but de la course, mais cette complaisance à soi qui prend la forme de la présomption. Le défi d’avoir à surmonter les obstacles qu’on s’est imposé par légèreté, inconséquence ou de propos délibéré, nous offre peut-être, fugacement, l’ivresse de la toute-puissance. Si j’ai du mal à l’éprouver en elle-même, je la déduis de l’accélération des opérations mentales sous l’effet de la panique qui alors m’habite. C’est à la fois un tourment et une obscure jouissance de toucher ainsi aux limites de ses capacités avec l’illusion de pouvoir les repousser. À ce jeu contre le temps, on s’expose, comme le lièvre à être perdant. Telle est la morale, irréfutable, de la tortue. Mais n’y a-t-il que de l’aveuglement ou du masochisme dans la tentation de transformer une activité menacée par la routine en aventure incertaine ?

 

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