Adage n°4.3. : Le mieux... / B. Tabeling



Adage n°4.3.

 

 
Le mieux est l'ennemi du bien
 
 


Brice Tabeling

01/02/2020

Peut-on être persécuté par un adage ? J’ai quarante-quatre ans et il me semble que l’on n’a jamais cessé d’opposer celui-là à mes actions, et à mes tentatives pour les justifier, au point qu’aujourd’hui, une fois les visages de mes différents objecteurs effacés, c’est lui qui me semble m’avoir continuellement interpellé pour me reprocher ce que je suis et ce que je fais : le mieux est l’ennemi du bien (donc).

J’ai des comptes à régler.

Mais j’aimerais d’abord souligner une chose : cet adage n’a rien à voir avec la morale (n’en déplaise à Montesquieu). En gros, nous dit-il, il faut savoir s’arrêter. Il faut savoir mettre un point à la phrase. Il faut savoir interrompre l’examen des conditions de l’énoncé. Il faut savoir se taire.

(Et là, si je peux me permettre, comment ne pas être frappé par sa malhonnêteté profonde ? Car il ne se présente pas sous la forme d’un « il faut » qui, pour le moins, donnerait à son interlocuteur la possibilité de discuter ; non, il dissimule sa valeur prescriptive sous une assertion apparemment sans adresse ni projet, une petite vérité posée là, l’air innocent, « je dis ça, je dis rien ». Qui fait-il semblant de vouloir aider en effet ? Ceux qui ne savent pas mettre un point à leurs phrases, qui ne cessent d’ouvrir des parenthèses, d’amender leur propos, de le justifier, de le préciser, de le faire résonner, les anxieux des conséquences et des présupposés, les grands malades de la signifiance ; bref, il s’adresse (tout en faisant semblant de ne pas leur parler) aux pauvres hères éberlués par le rapport entre les choses et incapables, que ce soit par goût ou inaptitude, de s’arrêter aux contours simples du monde. C’est donc en général à ces malheureux qu’on oppose la phrase, « le mieux est l’ennemi du bien ».La relation entre l’adage et leur infirmité leur apparaît aussitôt, et aussitôt aussi, ils comprennent, à la fois désespérés et confus, que c’est précisément parce qu’ils sont incapables de rien conclure qu’ils ont pu entendre que la phrase, loin de les aider, les condamnait.).

Il serait en effet erroné de voir dans cet adage je ne sais quel éloge de la mediocritas, de la mesure. Car le « bien » n’y a de sens qu’en raison de la stabilité qu’il oppose au « mieux ». Il n’a en soi aucune consistance, il n’a pas de lieu. Nul œil grec ne pourra jamais le situer (or c’est précisément cette situabilité du « bien » qui fait du juste milieu une utopie digne d’être poursuivie). Ici, le « bien » est à peine un frein mis à un dire (ou un faire, ou un savoir, ou un exister) dont les capacités infinies d’extension et d’approfondissement – de perfectionnement – font peur. Il ne nomme rien, ne propose rien, ne s’engage pour rien. Il se contente de dire : « ça suffit », comme on dit (plus gentiment) « bien », voire « bien, bien » pour signaler que c’est fini, qu’il faut passer à autre chose. C’est ce « bien »-là, celui des réunions interminables ou des discussions qui ne vont nulle part, qui est en jeu dans le proverbe. Il pourrait sans perte être remplacé par « Bon », ou « Soit », ou « On va prendre un verre ? ».

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