Abécédaire

 
 Geste n°4
 
 


Carlo Brio

14/02/2015

Si, muets, on regarde sa propre vie, que paraîtra-t-elle sinon une suite ininterrompue de gestes? Qu’on y songe : en se réveillant le bras déjà bouge dans l’espace à nouveau livré par le jour, les mains tâtonnent, on se lave, on noue les lacets, on ouvre les portes, on se fouille à la recherche d’un ticket ou de ce qu’on croit avoir oublié, on prend ceci, cela, on salue quelqu’un et rien, rien n’est qui ne soit marqué par un mouvement qui scande le temps. Le repos aussi veut des gestes, car pendant la nuit on attrape l’oreiller le façonnant selon l’ergonomie du sommeil, on tire, on repousse les draps, le dos s’allonge, se recroqueville, une main se lève si le cauchemar est puissant et on la retrouve ainsi, qui nous protège, au réveil soudain. C’est une grammaire minime.

On distingue les gestes les un des autres  parce que l’on ne suit pas, comme le fait l’œil de Dieu, leur succession infinie du début à la fin. On voit alors que le geste découpe son espace, il parle en se montrant. D’où sort-il ? Rien n’échappe au mouvement. Aux morts l’absence de geste, qui n’ont pas le temps. Ou aux statues. Et toutefois, d’où vient l’impression qui saisit devant une statue ? Pourquoi y a-t-il des statues dont je ne dirais jamais qu’elles sont immobiles ? Y est gardée toute la puissance d’un mouvement inachevé : une main en train de prendre, en train de lancer, en train de perdre, de se dresser. Dans l’en train repose un geste qui s’achève en moi, me remuant. D’où sort ce geste ? D’où continue-t-il toujours à sortir ? Quelqu’un dirait qu’on est face à la force de la puissance qui se retient avant l’acte. Oui. D’où sort donc un geste ?

Se découpant des autres qui le précèdent, signifiant autrement ceux qui le suivent, un geste offre sa forme et son dire. La main soudainement levée d’un homme (une femme) respecté(e), et on se tait. L’hésitation d’un bras qui ne voudrait point rendre ce qu’on doit. Les épaules qui se courbent quand on a honte. Un rire à peine retenu. Le corps entier qui sans se mouvoir participe de la grâce des doigts qui font un nœud japonais. La main qui demande l’aumône. Les gestes de mon père, de ma mère, que sans vouloir je me surprends à répéter. On peut percevoir le geste de l’écrivain à l’œuvre, on l’appellera style. On dira que le geste se produit dans l’espace que mesurent le corps et l’esprit. On en dira la beauté, la laideur, le caractère, le but.

Mais on dit aussi faire un geste. Comme pour les statues, dans ce cas souvent il suffit qu’on voie que l’autre fait un geste, après il n’est pas important qu’on l’achève. Dans ce cas, le petit rien d’un geste esquissé (tout immatériel qu’il soit) occupe l’espace entier, on vit un renversement où la souris enfante une montagne. Dans le faire un geste, l’autre est encore plus important, car on dit explicitement : oui, tu existes avec moi. Comme quand on s’assoit face à quelqu’un qu’on connaît à peine et qui a demandé à nous rencontrer, on écoute, condensée, sa vie sans y avoir été préparé, et on s’offre, sur-le-champ, pour faire quelque chose qui coûte ou ton temps ou ton argent : ce geste gardera sa puissance même dans son être-geste.

D’où sort donc un geste ?

 

   

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