Abécédaire

 

 

Pique-assiette n° 2




Michèle Rosellini

22/04/2017

 

 

 

Le pique-assiette existe-t-il encore ? La société balzacienne des bourgeois parvenus, qui tolérait que le cousin Pons s’invitât à ses dîners au prix d’humiliations consenties, a cédé la place à une nouvelle bourgeoisie qui affirme sa modernité en perpétuant la convivialité de la vie étudiante, et ruine par là le rituel du dîner prié et de ses possibles parasitages. Parallèlement, les agapes improvisées grâce aux réseaux sociaux abolissent l’ancienne hiérarchie malicieusement relevée par Érasme entre les corpora véritables des invités au banquet et les umbrae qui se faufilent à leur suite pour profiter de l’invitation : dans les banquets d’aujourd’hui chacun est convive de plein droit et veut être, selfie à l’appui, reconnu comme corps à part entière.

La disparition du pique-assiette comme personnage social était peut-être déjà annoncée par sa dévaluation au sein de l’univers romanesque du XIXe siècle, où pourtant il prospéra. Si la bourgeoisie, haute ou basse, l’admet régulièrement à la table familiale, c’est qu’elle tire parti de sa présence complaisante comme d’« une sorte d’égout aux confidences domestiques », selon la formule ravageuse de Balzac. Au reste il « ennuie tellement les maîtres dans les maisons où il dîne » que les domestiques prédisent que bientôt « on le chassera de partout ». Ainsi n’est-il déjà plus que le pâle fantôme, l’image dégradée de « l’escornifleur » du XVIIe siècle, Gascon extravagant ou Gastrimaque, qui donnait du prix à sa présence en divertissant les convives. Celui-là cultivait encore l’héritage du parasite antique, intronisé dîneur permanent chez un maître opulent pour savoir payer son écot en louanges et plaisanteries. Le parasite faisait alors couple avec son hôte, un couple uni par le contrat égalitaire qui assurait l’échange des bons mots contre les bons mets.

Est-ce la mémoire confuse de cet âge d’or où s’échangeaient saveurs et savoirs qui maintient dans les dictionnaires le mot « pique-assiette », assorti de sa date d’apparition dans le lexique (1807) et néanmoins dépourvu de la mention « vieilli », alors qu’il n’a manifestement plus cours dans la langue courante ? Ou peut-être s’impose-t-il de lui-même, comme signifiant, par l’alliance réussie d’une chaîne phonique jubilatoire et d’une image comique ? Or l’évidence du sens se dissipe dès qu’on tente de l’approcher. Que pique donc le pique-assiette ? L’assiette elle-même, ou son contenu, la place à table qu’elle signale ou la provende qu’elle assure ? Et d’ailleurs en quel sens entendre le verbe « piquer » ? Au sens familier actuel de dérober subrepticement, ou au sens plus ancien de fixer, voire de contrôler ? Le doute s’accroît encore si l’on remarque que le pique-assiette est l’héritier direct du « piqueur d’escabelle », qui, au XVIIe siècle, voisinait du haut de son tabouret de convive sempiternel avec le « piqueur de coffre », perpétuel quémandeur installé dans l’antichambre des grands. Émergeait déjà à l’époque l’expression « piqueur d’assiette », mais sans doute entendait-on cette assiette comme la « situation d’un convive à table », première étape du chemin métaphorique qui a abouti à notre « assiette » pour désigner un « plat » à usage individuel.

Ces détours historiques, aussi convaincants soient-ils pour l’esprit, n’affectent pas l’effet sensible du mot. Je l’entends pour ma part chez La Fontaine, dans la mésaventure de la cigogne heurtant de la pointe de son long bec la dure surface de l’assiette sans attraper goutte du « brouet clair » que le renard y a servi. C’est un parfait contresens puisque la cigogne est le contraire d’un pique-assiette, qu’elle a reçu une invitation en bonne et due forme, et qu’elle est bafouée précisément en tant qu’invitée par un hôte pervers (ou suprêmement innocent). Mais la cocasserie de la situation l’impose comme illustration du mot, non par le sens mais par le son. De l’expression à la fable, de la fable à l’expression : quel parasite pique l’assiette de l’autre dans ma rêverie ?

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