Abécédaire

 

 

Éloge




André Bayrou

07/01/2017

 

Longtemps, il avait eu du mal avec l’éloge. Je veux dire qu’il avait du mal à supporter qu’on fasse l’éloge de quelqu’un en sa présence. Prenant le proverbe à l’envers, c’est quand il entendait dire du bien des autres que ses oreilles sifflaient. Arrivé à l’âge mûr, il avait conservé un léger murmure au tympan qui signalait un passage élogieux dans une conversation ou une émission de radio, et qui lui rappelait ses allergies d’adolescent.

Une affaire de jalousie, évidemment. Au sortir de l’enfance, il était trop peu sûr de lui pour entendre vanter les mérites d’un autre sans se sentir remis en cause. Il supposait, par un calcul instinctif, que ces qualités qu’on mettait en lumière devaient lui faire gravement défaut, et qu’on le mettait au défi de mériter à son tour cette lumière.

Et puis, ces bénédictions ne lui laissaient pas le temps de choisir. S’il entendait un concert d’enthousiasme autour d’un film ou d’un livre, il préférait ne plus s’y intéresser, se disant que de toute façon l’herbe avait déjà été piétinée de ce côté, et que l’affection qu’il pourrait avoir pour cette histoire ne serait qu’une mauvaise copie de jugements antérieurs.

Aussi faisait-il son nid dans la satire. Elle, au moins, lui semblait mettre tout le monde sur un pied d’égalité, logé à la même enseigne du ridicule. Le sarcasme pouvait toujours se retourner contre son auteur, ce qui en faisait un procédé plutôt honnête. S’ajoutait aussi l’impression que la raillerie avait plus de chances de toucher la vérité, tandis que la louange resterait toujours en surface, une buée sur la vitre des politesses.

Il fallut du chagrin et quelques encouragements joyeux pour le faire changer d’avis. Ce fut d’abord le sentiment d’une dette : il n’avait pas dit beaucoup de bien de certaines personnes qui lui en avaient fait beaucoup. Mais il s’en rendait compte trop tard. Il aurait voulu retourner en arrière pour montrer sa reconnaissance, attester qu’il n’avait pas fermé les yeux sur les bienfaits reçus. Il reporta sur des choses inconnues ce message d’admiration qu’il n’avait pas su adresser à temps. Il s’aperçut alors que ces choses réagissaient en sa faveur : leurs mérites rayonnaient davantage quand il les entourait de paroles caressantes.

Peu à peu, sa manière d’écouter se transforma. Quand on lui faisait l’éloge d’un être ou d’un monde qui ne lui ressemblaient pas, il n’entendait plus une menace, mais une promesse. Il se mit à croire qu’en prêtant l’oreille, il se conciliait le pouvoir magique du sujet de cette louange qui, à la manière d’une divinité sauvage, acceptait de le faire progresser ou le laissait passer son chemin sans l’inquiéter. Il apprit à offrir le bénéfice du doute, à se réjouir d’avoir méprisé à tort. Il ouvrit les anciens livres qu’il avait rejetés dix ans plus tôt. Il lui sembla faire la paix avec eux. Bientôt, il fut capable de faire lui-même l’éloge de ce qui avait du prix à ses yeux, et de trouver du génie où il ne s’y attendait pas – génial devint son mot passe-partout.

Cependant, il était loin d’être sorti de la satire. Le rire canaille n’avait pas perdu de son charme – il en relançait souvent les aboiements. Peut-être la malédiction était-elle sa langue naturelle, tandis que la bénédiction n’était qu’une langue apprise. C’est ce qu’il me dit lui-même un soir, après une de nos engueulades. Tout de même : il avait commencé à s’apprivoiser.

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