Abécédaire

 

 
Abeille n° 3
 
 


Brice Tabeling

17/09/2016



Il y a Apollon, Dionysos, Protée, Calliope, Clio, Erato, Thalie, Terpsichore, Polymnie, le Parnasse (antique ou moderne), des Grâces, une foule de Nymphes, le poète maudit, Victor Hugo, Ronsard, Philippe Sollers, Orphée, l’Académie – quel cortège, vraiment ! – et d’autres figures encore qui peuvent, hautement et superbement, symboliser la littérature.

Et puis, il y a l’abeille. C’est une figure discrète, un peu oubliée aujourd’hui mais qui était autrefois régulièrement sollicitée pour nommer quelque chose des Lettres.

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Ion le rhapsode ne comprend pas ce qui lui arrive : quand il récite « quelque autre poète », il est incapable d’« énoncer rien qui vaille »; mais dès qu’il s’agit d’Homère, le voilà « éveillé, l’esprit attentif, et les idées [lui] viennent en foule ». Socrate explique : ta technè ne fait pas tout, il y a encore une force divine, théia dunamis, qui, en dehors de toi, t’anime et t’inspire : « Car ils nous disent, n’est-ce pas ? les poètes, que c’est à des sources de miel, dans certains jardins et vallons des Muses qu’ils butinent les vers pour nous les apporter à la façon des abeilles, et voltigeant eux-mêmes comme elles ». Et il ajoute, pour clore la métaphore : « Et ils disent vrai : c’est chose légère que le poète, ailée, sacrée ».

L’abeille, « chose légère » chez Montaigne également. Mais sa légèreté n’est plus dans les Essais le motif d’une inconsistance intérieure ; c’est au contraire le point de départ d’un retour vers ce qui nous est propre. Pour l’enfant « qui recherche les lettres », Montaigne raconte : « Les abeilles pillotent de ça de là les fleurs ; mais elles en font après le miel qui est tout leur ; ce n’est plus thym, ni marjolaine ; ainsi les pièces empruntées d’autrui, il les transformera et confondra pour en faire ouvrage tout sien, à savoir son jugement ».

Chez Montaigne comme chez Platon, le mouvement est roi : avec les abeilles, ça « voltige », ça va « de ça, de là », on a des ailes, on traverse « jardins et vallons », on passe du thym à la marjolaine. Aussi, davantage qu’un certain rapport au miel (au poème, à l’œuvre) ou à la fleur (à la théia dunamis, à la tradition), l’abeille ne serait-elle pas avant tout le nom d’un bougé, d’un de ça de là hésitant, une manière (ailée) de circuler entre les choses ? Son unique fonction : perturber les attributions trop claires (la foi d’Ion dans son art, la propriété de la citation).

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Au XVIIe siècle, grande émotion autour des Lettres de Guez de Balzac : les hommes de lettres s’écharpent autour de cette écriture fuyante. Balzac est-il El unico eloquente, le digne successeur de Cicéron ? Ou n’est-il qu’un imposteur, grand faiseur de paroles vides ? Est-il, comme le formule le père Goulu, un « bourdon » voltigeant « autour des fleurs mais n’en tir[ant] jamais le suc » ou une « abeille » qui sait « en faire le rayon de miel » ?

La querelle dure une dizaine d’années. C’est une profusion de textes polémiques. Elle donne à l’évêque de Belley, Jean-Pierre Camus, l’occasion d’une dernière métaphore au sein d’un texte qui entreprend de résumer les débats : « Chacun selon son humeur parlant de ce qui lui plaisait, et jetant les yeux sur ce qui était le plus à son goût il se faisait un doux murmure & une agréable confusion pareille à ce bruit que font les mouches à miel quand elles partent en troupe de leur ruche pour aller sur les parterres ou sur le paysage à la picorée des fleurs ».

Les abeilles de Jean-Pierre Camus sont celles qui me touchent le plus. Le miel et la fleur y sont secondaires : le mouvement ne les concerne plus, il affecte le langage lui-même. C’est là qu’il faut chercher la voltige, le de ça de là, dans ce bougé des arguments qui les transforme en « doux murmure » et en « agréable confusion » – un autre du langage. Les abeilles bourdonnent : nouvelle perturbation, heureuse, qui vient alléger et compléter l’échange littéraire des raisons contradictoires.

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Tout cela en fait-il un symbole ? A peine, dira-t-on. L’abeille est juste un supplément : elle circule, zigzagante, entre les grandes figures de l’inspiration, de l’art, de l’intériorité, de l’éloquence et du langage pour défaire les positions données de la littérature. C’est un supplément indispensable : une garantie de vie et de pensée.

Certains hommes de lettres, jadis, faisaient ajouter à leur portrait, non loin de leur bouche, une ou plusieurs abeilles, rêvant de s’inscrire par-là dans la suite de Pindare dont la légende dit qu’à sa naissance, une abeille se posa sur ses lèvres et lui transmit le langage des dieux.

 Oublions le mythe et les dieux. Accompagnons seulement chaque idée de la littérature de cette légère touche bourdonnante : sur le visage de pierre d’Hugo face à la Seine, poser une abeille et voir soudain la statue s’animer pour la chasser.  

 

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